J’aimerais annoncer la couleur tout de suite, par souhait de transparence: Blick a noué un partenariat avec Yuh autour des questions de finances personnelles. Mais je ne connaissais pas le CEO Markus Schwab, j’ai réalisé cet interview de mon propre chef, en totale indépendance et sans envoyer les questions au préalable (on ne peut pas en dire autant des conseillers fédéraux, beaucoup plus exigeants et beaucoup moins spontanés).
Yuh et toutes celles qu’on appelle les néobanques ont bouleversé le paysage bancaire et je voulais savoir comment marchent ces nouvelles applications qui amènent les marchés boursiers dans nos poches de pantalons. J’en ai profité pour demander au patron si lui-même boursicotait, combien il investissait et quels profits il faisait. J’étais certain qu’il ne me répondrait jamais. Eh bien j’ai eu tort.
Yuh tutoie tous ses clients. Ça veut dire qu’on peut se tutoyer tous les deux?
Ha ha oui, avec plaisir.
Ok, ça me va aussi. Mais je trouve cette histoire de tutoiement pas si anodine que ça. Tu ne vends pas des abonnements téléphoniques ou du make up. Tu n’as pas peur que ce côté «aimerait-bien-être-cool» soit un frein à la confiance qu’on vous accorde?
Ça a bien sûr été un sujet de débat quand nous avons pensé notre com. Mais on n’a jamais voulu être «cool», comme tu dis. Le tutoiement, c’est la simplicité. Donc ça répondait symboliquement au besoin de notre groupe cible d’avoir accès à des services financiers de manière simple, sans prise de tête. Ce qui ne veut pas dire sans engagement et sans sérieux. Tutoyer, c’est aussi traiter les gens d’égal à égal, une valeur importante pour les générations qu’on voulait cibler.
Tu n’as jamais eu peur que ça dégage un peu de paternalisme. Genre: «Papa va te dire comment investir ton argent»…
Non. Le «tu» est à mon avis le résultat d’une transformation qui s’est produite au cours des trente dernières années. Aujourd’hui, on se tutoie très vite partout, que ce soit au travail ou dans les loisirs. Mais je note qu’il y a encore des différences entre la Suisse alémanique, la Suisse romande et le Tessin. En Suisse alémanique, on est certainement un pas plus loin qu’en Suisse romande. Le fait que tu tiques là-dessus, ça le prouve bien.
D’accord avec toi. Bon, on rentre dans le dur: elevator pitch. Dis-moi en une phrase hyper courte à quoi ça sert, Yuh.
Yuh est une application financière qui permet à tous ses clients de gérer leurs finances de manière simple et autonome sur leur smartphone, 7 jours sur 7, 24 heures sur 24.
Pas mal, on n’a même pas fait deux étages en ascenseur… On dit que vous êtes une néobanque. Pourquoi néo?
Déjà, ça n’est pas moi qui ai inventé le mot «néo». Je pense qu’il vient simplement du fait que néo signifie nouveauté. Ça qualifie aujourd’hui les banques qui ont voulu se détacher des banques traditionnelles. Nous ne sommes d’ailleurs pas une banque, parce que nous n’avons pas de licence bancaire. Nous sommes une application financière.
Le fait que nos comptes d’épargne ne nous ramènent presque plus un rond et qu’on ne sache pas bien ce qu’il nous restera à la retraite, ça doit te réjouir, j’imagine.
Euh non, pas vraiment, pourquoi ça devrait me réjouir?
Ça plaide pour qu’on se mette tous à boursicoter…
De manière générale, j’espère que davantage de personnes placeront leur argent à l’avenir. Pas seulement pour le bénéfice de services comme le nôtre, mais parce que je suis fermement convaincu qu’il est important de diversifier ses placements et de ne pas mettre tous ses œufs dans le même panier. C’est d’ailleurs pour cette raison que notre application propose un large éventail d’investissements. Et ça n’est pas notre seul service. Nous proposons des services de paiement — notamment via Twint, un pilier 3a et un compte épargne au taux d’intérêt fixe de 1%.
1%… avec l’inflation et les salaires qui stagnent, tu vas pas nous rendre riches, Markus.
C’est pour ça que j’en reviens à la notion d’investissement. Je suis personnellement convaincu que si j’investis à long terme, sur 10, 20 ou 30 ans, j’aurai plus d’argent que si je le laissais simplement sur un compte normal. Mais il y a des choses auxquelles il faut faire attention.
Lesquelles?
Son besoin de liquidités personnelles. Quand on investit, il faut être sûr de pouvoir mobiliser son argent à long terme, afin de minimiser les risques.
Ah bon, pourquoi?
C’est simple: si on investit de l’argent dans une année où la bourse fait des mauvaises performances et qu’on doit revendre ses positions parce qu’on a besoin de liquidités, on perd de l’argent. Alors que si on a la possibilité d’être patient, il y a fort à parier que les années suivantes viennent corriger le tir.
Tu as un produit numérique high-tech, donc tu dois connaître toutes les stats: vos clients qui placent leur argent dans vos produits, ils dégagent quel rendement moyen? Plus de 1%?
C’est très difficile à calculer, car les gens achètent et vendent constamment. Il faudrait regarder en détail tous les historiques et cela resterait difficile de faire une synthèse.
Prenons les choses autrement: vous avez combien d’argent sous gestion?
Environ 2 milliards de francs.
Votre plus gros client, il a investi combien?
Je ne connais pas tout ça par cœur, mais certainement au-dessus de 100’000 francs.
Ah tiens, pas davantage? Les gens qui ont des millions, ils vont dans une banque privée, c’est ça?
Je ne dis pas que cela ne va pas au-delà de cette somme. Mais chez nous, tout le monde est placé sur un pied d’égalité. Que tu places 500 ou 100’000 francs. Les personnes extrêmement riches cherchent généralement des conseils personnalisés et nous n’avons pas ce genre de service.
Et toi, tu as placé de l’argent avec Yuh? Combien?
Oui, j’y ai placé environ 100’000 francs.
Ah, mais alors parle-nous de tes rendements à toi!
J’ai vérifié ce matin sur l’app. En ce moment, je suis à 19%.
Wow, il faut vraiment que tu me donnes des conseils…
Certainement pas.
Ok… Bon, 19%, c’est depuis le début de l’année?!
Non, ça ne se calcule pas comme ça. Sur mon portefeuille global. Si j’ai investi 100’000 francs, j’en ai maintenant 119’000. Si je vendais tout aujourd’hui, j’aurais fait un bénéfice de 19’000 francs.
Tu as tout ton argent chez Yuh?
Non, parce que j’ai bossé pour Postfinance auparavant, donc j’ai toujours un compte chez eux. Et vu qu’on ne propose pas d’hypothèque, j’ai la mienne auprès d’une banque cantonale. Et j’ai encore quelques comptes dans plusieurs banques, mais c’est surtout pour regarder la qualité de service, voir où nos concurrents sont meilleurs que nous.
Est-ce que tu sais si des gens se sont ruinés en utilisant les services de Yuh?
J’en doute, mais c’est impossible de le savoir, car on ne sait pas si les gens ont de l’argent en dehors de Yuh, et combien. Les gains et les pertes sont toujours relatifs…
Je te pose la question parce que je me demandais si vous commenciez à vous inquiéter et si vous interveniez quand quelqu’un perd beaucoup d’argent sur votre app. Un peu comme dans les casinos. Est-ce que ça allume une ampoule rouge quelque part?
Alors non, il n’y a pas de lumière rouge. Pas non plus de «stop loss» et toutes ces fonctionnalités qui sont vraiment destinées aux traders avancés. C’est pour ça que Yuh n’est pas attractif pour eux. Chez nous, on ne peut par contre pas être en déficit. Tu ne peux pas investir plus que l’argent que ce que tu as sur ton compte. En résumé, nous sommes plus une application pour le «buy and hold», c’est-à-dire pour les investissements à long terme.
J’ai vu que tu comparais parfois Yuh à Netflix et Spotify. Pourquoi?
Parce que ce sont deux entreprises qui ont très bien réussi à répondre aux besoins des clients et qu’elles font tout via une application mobile. Je pense aussi à la manière dont leur service a été conçu. C’est simple et évident à utiliser pour tout le monde.
Cette comparaison, elle me frappe, car tu compares Yuh avec une app de divertissement? C’est aussi ça, votre service?
Nous avons toujours dit que les gens devaient avoir du plaisir à gérer leurs finances, sans les complications d’une banque traditionnelle, avec plein de formulaires et de termes que personne ne comprend.
Ok, mais il y a quand même quelque chose de plus pernicieux. C’est aussi la façon d’investir qui est divertissante, chez vous. Donc potentiellement addictive. Donc dangereuse. Tu es conscient de ça?
Nous voulons bien sûr éviter ça.
Comment?
Nous ne sommes pas incitatifs sur l’app, nous favorisons les placements à long terme, nous avons un univers limité de produits qui existent depuis longtemps et ne sont pas les plus susceptibles de fluctuer. Ce qui est plus rentable à long terme pour le client, mais également le plus risqué, ce sont bien évidemment les investissements. Mais il faut les diversifier, et, comme je l’ai dit précédemment, épargner l’argent dont on pourrait avoir besoin.
La bourse, c’est une nécessité, mais aussi un jeu. Tu penses que Yuh a une responsabilité à porter en matière d’addiction, ou tu renvoies tout le monde à sa responsabilité personnelle?
Je pense que c’est notre responsabilité de prêter attention à cela. Mais je le répète, nous n’avons pas l’intention de devenir une application de jeu. D’autres le font, pas nous. Et nous apportons des connaissances à nos clients, par le biais d’articles sur notre site ou d’événements que nous organisons sur diverses thématiques, comme l’importance de la prévoyance.
Vous avez aussi un public très jeune. Qu’est-ce que vous mettez sur pied pour éviter à ces jeunes de faire des expériences délétères sur le plan financier?
Ça n’est pas parce que nous tutoyons les gens dans nos campagnes marketing que nos clients sont forcément si jeunes. La moyenne d’âge de notre clientèle — qui est adulte — est de 35 ans. Nous avons également des séniors parmi nos clients. Aujourd’hui, tout le monde possède un smartphone et c’est la seule condition pour utiliser nos services.
Tu as dit que vous aviez 2 milliards sous gestion, tu peux nous dire comment vous gagnez votre argent?
Nous avons quatre sources de revenus: les revenus liés à l’investissement (0,5% pour les equities et 1% sur les cryptos), le différentiel de taux d’intérêt (entre ce que nous recevons et ce que nous redonnons aux Yuhsers), les taux de change et les transactions par carte.
Tu as dit dans des entretiens avec des médias que vous serez rentables en 2025, ça sera le cas?
On est face à des inconnues qu’on ne peut pas contrôler. Je ne peux pas décider ce que la BNS va faire avec les taux d’intérêt, ni comment la bourse et les cryptos vont performer, mais j’ai bon espoir que nous soyons rentables à partir de 2025.
Vous avez combien de clients et c’est quoi votre objectif?
Nous en avons un peu plus de 230’000 et visons les 260’000 d’ici à la fin de l’année. Je suis très confiant dans le fait que nous y parviendrons. Nous avons une croissance d’environ 80’000 clients par an et nous voulons poursuivre sur ce rythme dans les années à venir.
Je vais bientôt ouvrir un compte bancaire dans une banque «old school» pour utiliser Twint avec ma fille qui aura 12 ans, parce que pour être client chez toi, on doit en avoir 18. Pour une application financière qui veut écrire l’avenir, c’est ballot de rater l’occasion d’être la première relation bancaire avec les jeunes, non?
Je dois te donner raison, c’est un problème. Nous y travaillons et nous espérons pouvoir réduire cette année encore la limite d’âge à 14 ans. La raison pour laquelle nous ne pouvons pas le faire aujourd’hui, c’est que nous proposons également d’investir. Or les mineurs n’ont pas le droit. Nous devons configurer nos services pour que cette fonction ne soit accessible qu’à l’âge de 18 ans. Cela nécessite des solutions techniques et des adaptations contractuelles. Tu peux imaginer que ça n’est pas si facile…
Est-ce que Yuh va tellement grandir que vous allez tuer des grandes banques? Ou est-ce que les grandes banques vont devenir à leur tour des néobanques?
Premièrement, je ne veux tuer personne. Ça n’est ni ma devise, ni mon état d’esprit, ni mes mots.
En effet, c’est les miens. Mais alors?
On ne va définitivement «tuer» personne, mais je suis convaincu que tous ceux qui ne s’adapteront pas aux nouveaux besoins de la clientèle perdront leur pertinence sur le marché dans 10, 15 ou 20 ans. Les banques traditionnelles ont compris qu’elles devaient investir massivement dans la technologie et les services bancaires par smartphone. C’est pour cela qu’il n’y a pratiquement plus de banque connue qui ne propose pas d’application. Toutes les néobanques, dont Yuh, ont contribué à l’accélération de cette disruption
Bon, vous avez encore de la marge. Les services des grandes banques n’évoluent pas très vite.
Je ne vois pas tout à fait ça comme ça. Elles avancent à des rythmes différents. Certaines ont un peu de peine à évoluer, alors que d’autres font de très bonnes choses.
Je profite d’avoir un «type qui sait» en face de moi pour te parler de bitcoin. Il faut investir là-dedans, où c’est trop dangereux et tu me dirais de ne pas y mettre les doigts?
Ha ha, je t’ai déjà dit que je ne donnais pas de conseils…
Okay, mais donne-moi au moins un semblant de marche à suivre.
Toutes les cryptomonnaies ne se ressemblent pas. Il y en a certaines auxquelles je souscrirais, d’autres non… Mais c’est très personnel. Ce que je te recommande, si tu veux investir là-dedans, c’est de te pencher attentivement sur ces cryptomonnaies et sur les pratiques qui se cachent derrière. Que tu lises les livres blancs (ndlr. les documents qui exposent en détail les subtilités d’un projet de cryptomonnaie ou de blockchain) sur chacun d’entre eux et que tu décides ensuite pour toi-même. Est-ce que tu y crois ou non? Quels risques tu es prêt à prendre?
Bon… avant de faire le saut, je vais me laisser encore un peu temps. Merci de m’avoir donné un peu du tien.
Merci à toi!