Xenia Tchoumitcheva est en République dominicaine, au moment où nous réalisons l'interview via Facetime. «Tchoumi» est assise dans une voiture qui traverse des forêts interminables. L'Italo-Suisse, ancienne candidate au concours de beauté Miss Suisse, revient sur ses origines russes et ukrainiennes complexes, nous parle de shitstorm et de wokisme avec nuance.
Vous êtes une influenceuse de mode professionnelle, et donc exposée en permanence aux médias. Vivez-vous dans la crainte du prochain shitstorm?
Non. Les shitstorms font partie du monde moderne des médias. Qui gagne son pain comme influenceur doit apprendre à les gérer. Tu ne peux pas les empêcher, tu peux seulement les contenir. Cela fait partie du travail.
Le monde des médias? Plutôt celui des réseaux sociaux, non?
Non. Vous avez bien entendu. Mes followers aiment et commentent mes posts, la plupart du temps de manière positive, parfois aussi de manière négative, mais de manière civilisée. Même lorsqu'ils sont abusifs, les haters ne sont qu'une petite minorité dans un immense océan de commentateurs. La situation est différente lorsque les représentants des bons vieux médias interviennent. Ils peuvent à tout moment amplifier un post et en faire, comme on le dit si bien, une histoire. Et celle-ci engendre toujours plus d'histoires et de commentaires, et c'est ce qu'on appelle un shitstorm.
Vous critiquez les médias de manière assez crue, alors que vous êtes tributaire de votre présence dans ces mêmes médias.
Vous vous trompez. C'était le cas autrefois: les starlettes n'avaient leur place que dans les tabloïds et à la télévision. Si les tabloïds et la télévision se détournaient d'elles, elles étaient socialement condamnées. Aujourd'hui, la situation est complètement différente: les influenceurs ont leur propre communauté, qu'ils gèrent. Les médias classiques ne jouent plus un grand rôle pour eux.
Quelle est votre stratégie pour endiguer un shitstorm?
Là, je suis old school: rectifier, donc s'en tenir à la vérité. Être aimable dans le ton, et claire sur le fond.
Y a-t-il des motifs récurrents dans vos shitstorms?
Non. Et la raison en est simple: on peut sortir n'importe quel morceau d'information de son contexte et l'enrichir de n'importe quelle supposition. On m'a déjà prêté toutes sortes de choses. Je vais vous citer l'histoire la plus absurde: Je serais une espionne, parce que je parle plusieurs langues et que je suis originaire de l'Est.
Une espionne des services secrets russes, le FSB?
L'histoire n'allait pas si loin. Comme toujours dans ce genre de cas, il y avait beaucoup d'allusions, mais pas de déclarations concrètes.
Récemment, vous avez été critiquée par les médias pour ne pas avoir condamné clairement la guerre en Ukraine, en tant que Russe vivant à l'Ouest. Cela vous a-t-il affecté?
C'est un reproche plutôt mal informé, voire absurde. Premièrement, je condamne la guerre. Deuxièmement, je ne suis pas une politicienne, mais une influenceuse de mode. Pourquoi devrais-je m'exprimer sur tout ce qui se passe d'horrible dans notre monde en ce moment? Ce n'est pas à moi de le faire. J'ai mon domaine, tout comme vous. Et troisièmement, précisons que j'ai des racines russes et ukrainiennes.
Vous êtes donc une Ukraino-Russe?
Pas d'étiquettes, s'il vous plaît. Est-ce que vous vous intéressez vraiment à l'histoire de ma famille?
Oui, bien sûr. Pourquoi le demandez-vous?
Parce que mon histoire est compliquée. Mon père est russe de Magnitogorsk, mes deux grands-parents paternels sont d'origine russe. Ma mère est née au Kazakhstan et a longtemps vécu à Dnipro, à l'est de l'Ukraine. Quant à sa mère, elle est née dans l'actuelle Ukraine, elle est donc ukrainienne. En revanche, nous ne savons presque rien du père de ma mère, car ils se sont séparés lorsqu'elle était encore petite. La réalité est plus complexe que noire et blanche, n'est-ce pas?
Ça s'est compliqué dans le contexte actuel. Autrefois, la situation était probablement un peu différente: vos parents se sont installés en Suisse peu après la chute du Mur. L'Ukraine et la Russie faisaient partie de l'URSS.
C'est une observation importante. La perception de mes parents est effectivement différente de la mienne: ils ont intériorisé l'espace d'expérience de l'Union soviétique, contrairement à moi qui ai grandi au Tessin. Ma patrie est en Suisse, à Londres, en Italie. En 2012 déjà, lorsque j'ai présenté l'élection de Miss Ukraine à Kiev, j'avais évoqué l'histoire de ma famille, mais à l'époque, cela n'avait bien sûr intéressé personne dans ce pays.
Qu'en est-il aujourd'hui? La guerre a-t-elle également affecté la paix dans votre famille?
Non. Mon père est totalement opposé à la guerre, ne serait-ce que parce qu'il fait beaucoup d'affaires en Ukraine, et surtout parce qu'il y a beaucoup d'amis. Son cœur saigne. Ma mère est encore plus inquiète, parce que son frère vit toujours en Ukraine. La paix familiale est donc intacte. Mais, quand nous nous voyons, nous ne parlons pas constamment de politique.
Cette guerre vous affecte-t-elle vous aussi?
Au niveau personnel et politique: certainement. Mais mon implication personnelle n'est pas d'intérêt public. C'est pourquoi je m'abstiens délibérément de m'exprimer sur ce sujet, pas par crainte du prochain shitstorm.
Beaucoup de gens ont peur d'un shitstorm en ce moment, peur de la mort sociale, d'être cloué au pilori...
C'est la cancel culture en action. Et elle fait appel à nos pulsions tribales: dans les sociétés primitives, on ne pouvait pas survivre une fois exclu du groupe. C'est une peur humaine des plus primitives. Il faut s'entraîner à être résilient. J'ai formulé quelques réflexions à ce sujet dans mon livre «Empower Yourself». La peur ne doit pas nous dominer, sinon nous renonçons à la plus grande des libertés: la pensée libre, la libre parole, le libre échange entre les personnes.
Beaucoup aujourd'hui déplorent un certain conformisme social. Pensez-vous qu'il augmente réellement, ou que c'est juste une angoisse de journalistes?
Oui, le conformisme général augmente clairement, dans les nouveaux comme dans les anciens médias. En résumé: tout le monde répète ce que tout le monde dit. En noir et blanc. L'opinion dominante peut rapidement changer, et même se transformer en son contraire. Mais cela n'a pas d'importance, car ce qui était hier n'intéresse plus personne aujourd'hui. Là encore, c'est noir et blanc. Une seule chose peut y remédier: plus de diversité, plus de variété.
Nous sommes d'accord. Mais le mantra de la diversité n'est-il pas devenu depuis longtemps un nouveau dogme, selon la devise: les gens doivent certes paraître aussi différents que possible, mais ils doivent partager les mêmes opinions bienveillantes?
Ce risque existe toujours, mais ce qui m'importe, c'est la diversité des perspectives. C'est la seule façon d'enrichir mutuellement notre vie et d'apprendre les uns des autres. Une telle diversité résulte de lectures différentes, mais aussi d'expériences différentes, qui reposent à leur tour sur des biographies différentes. Je suis ouverte à toutes ces formes de diversité.
Cela paraît vague. Allons là où ça fait mal: que pensez-vous du phénomène «woke», ou «éveillé» en anglais?
Les «wokes» sont avant tout des gens qui mènent une vie consciente: ils ne se contentent pas d'adopter les stéréotypes ou les habitudes des autres, mais les mettent en doute. Et ils s'interrogent toujours sur les effets secondaires de leurs actions. En principe, je trouve que c'est une bonne chose.
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Jusqu'ici, tout va bien. Mais certains d'entre eux créent eux-mêmes de nouveaux stéréotypes. Selon certains sociologues, nous sommes tous intrinsèquement marqués par des caractéristiques collectives telles que le genre, l'ethnie, la religion ou l'orientation sexuelle, sans même nous en rendre compte. Ces caractéristiques sont censées déterminer nos attitudes et nos opinions, et ceux qui le nient sont des réactionnaires.
Je suis une individualiste et une humaniste! Bien sûr, nous portons toujours avec nous un héritage extérieur et intérieur, c'est-à-dire d'une part des schémas de pensée, des habitudes, des attitudes que nous reprenons des autres, et d'autre part des distorsions de perception et des comportements qui nous collent à la peau en raison de notre passé évolutif d'êtres de la horde. Mais notre tâche est justement de nous en libérer, autant que possible, et de mener notre propre vie. Pour être honnête, je ne crois pas du tout à cette variante extrême du wokisme quasi religieux. Ce n'est qu'un vieux collectivisme habillé de neuf. Et les collectivismes sont toujours dangereux, car ils placent le groupe au-dessus de l'individu. Ici aussi, il faut donc rester vigilant!
Avec de telles déclarations, vous vous rendez probablement assez impopulaire auprès d'une grande partie de la communauté en ligne.
Pourquoi? Le fait que nous nous considérions comme des individus est un acquis incroyable. Le chemin a été long pour y parvenir, et je pense que nous devrions tous défendre l'individu contre toutes sortes d'hostilités. En même temps, il existe bien sûr toujours des discriminations de toutes sortes, y compris sur la base de caractéristiques extérieures. Et nous ne devrions en aucun cas tolérer cela. Ce sont des nuances qui doivent être possibles.
Autrefois, le racisme était défini comme le fait de considérer en bloc un groupe humain comme étant inférieur. Aujourd'hui, pour les wokes, être raciste, en gros, c'est juste être un homme blanc cisgenre?
De telles généralisations sont intellectuellement pauvres. Le wokisme est une mode, et les modes vont et viennent. C'est la tentative d'une petite minorité de s'approprier la souveraineté de l'interprétation sur les réseaux, et de faire taire tous les autres. Mais le mouvement de balancier s'opère déjà. J'ai l'impression que les défenseurs de la liberté d'expression s'exposent à nouveau davantage. Et c'est bien ainsi, la liberté n'est jamais gratuite. Elon Musk compte racheter le service d'information Twitter, et il semble vouloir ainsi redonner plus de place à la liberté d'expression sur les réseaux. Ce serait un signal important!
Vous vous dites féministe. Qu'entendez-vous exactement par là?
C'est très simple: une féministe est une personne qui s'engage pour l'égale dignité des femmes et des hommes, pour les mêmes droits des femmes et des hommes et pour les mêmes chances des femmes et des hommes.
Tout homme éclairé ne devrait-il pas également s'engager dans ce sens?
Ce sont mes mots-mêmes! Les hommes éclairés sont des féministes. Tout humanisme est un féminisme. Et tout humaniste est féministe.
Les féministes et humanistes éclairés sont-ils à l'abri de l'exaltation des femmes comme nouvelles sauveuses du monde?
Pour moi, le féminisme ne postule pas la supériorité de la femme, mais son altérité. C'est une grande différence.
La femme et l'homme sont donc différents?
Absolument – et heureusement! C'est ce qui rend la vie intéressante. Et cela nous oblige à apprendre les uns des autres. Pourquoi demandez-vous cela?
Parce que certaines théoriciennes du genre, qui ont beaucoup de pouvoir sur les réseaux sociaux, ont un point de vue diamétralement opposé. Selon elles, être une femme ou un homme n'est qu'une attribution sociale, un stéréotype, une image de rôle. Ayaan Hirsi Ali, une féministe comme vous, a récemment déclaré dans une interview à Blick que le féminisme était mort. A-t-elle raison?
S'il n'y a pas de femmes, il n'y a pas de féminisme non plus. En ce sens, Ayaan Hirsi Ali a bien sûr raison. Mais les femmes existent, et il y a encore des hommes pleins de clichés qui ne font pas confiance aux femmes, et veulent les réduire à un rôle inférieur, celui de mère ou de belle épouse. Mais être une femme, c'est bien plus que cela. C'est pourquoi le féminisme est nécessaire. Mais, voyons: cette variante extrême de la théorie du genre est très difficile à comprendre, et surestimée.
Ce n'est aussi qu'une mode, qui vient et qui repart?
Je l'espère, en tout cas. Ou non, j'en suis tout à fait sûr: ce n'est qu'une mode, et elle ne durera pas. Car une théorie du genre qui finit par nier l'existence des sexes va à l'encontre du bon sens. Et elle contredit aussi l'humanisme. Car on ne peut prendre au sérieux que ce que l'on perçoit en premier. En ce sens, je reste sereine, et malgré tout très confiante.
René Scheu est chroniqueur pour Blick alémanique, philosophe et directeur de l'Institut pour la politique économique suisse (IWP) à Lucerne.
(Adaptation par Jocelyn Daloz)