Après le fiasco de la rénovation de la gare de Lausanne et la levée de boucliers provoquée par le projet d’horaire 2025 des CFF, le Conseil fédéral se dit favorable à l’élargissement des autoroutes à six voies. Sale temps pour les transports publics et l’écologie.
Les trains sont pleins aux heures de pointe et le rail en Suisse romande ne risque pas de se développer de sitôt. Les routes sont toujours plus embouteillées et il n’est pas certain que les agrandir soit une vraie solution à long terme.
Que faudrait-il faire pour retrouver une mobilité apaisée et ainsi pallier le manque de vision et d’ambition du gouvernement fédéral? Vincent Kaufmann, professeur de sociologie urbaine et d’analyse des mobilités à l’École polytechnique fédérale de Lausanne (EPFL), propose plusieurs pistes, qui risquent de faire crisser quelques pneus.
La Suisse à dix millions d’âmes, c’est demain. Trains blindés aux heures de pointe, bouchons… Respirer les aisselles des autres pendulaires et les gaz d’échappement tous les jours, c’est ça, notre avenir?
(Rire) Malheureusement, en Suisse romande, oui.
Pourquoi?
Les travaux ont du retard partout dans le domaine ferroviaire et le réseau atteint ses limites en termes de capacité.
Conséquence?
Pour rattraper le temps perdu, on supprime un train par heure sur la ligne Lausanne-Genève. C’est la raison de la disparition de la liaison directe entre Genève, Bienne, Zurich et Romanshorn (ndlr: en Thurgovie) prévue par les CFF dans leur projet d’horaire 2025.
On parle beaucoup du fiasco de la gare de Lausanne. Quid de l’extension souterraine de la gare de Genève, devisée à plus d’un milliard de francs? Les CFF parlaient, en 2021, d’une mise en service en 2032. Ce serait désormais à l'horizon 2035, soulignent-ils sur leur site.
Je ne serais pas étonné que ce chantier soit aussi en retard par rapport au plan initial. A mon avis, avant 2037, on n’en verra pas le résultat. Ça n’a pas encore été annoncé. C’est peut-être la prochaine couleuvre à avaler?
Tout ça risque de décourager les gens à prendre le train.
Exact. Alors qu’une partie de la population avait pris le pli de se déplacer autrement qu’en voiture, le train n’est pas au rendez-vous. C’est très problématique.
Ni les CFF ni le Conseil fédéral ne semblent avoir été capables d’anticiper l’augmentation des flux jusqu’ici… Ça paraît dingue.
C’est fou! En 2015, la Suisse a signé l’Accord de Paris, qui fixe un cap: la neutralité carbone en 2050. En huit ans, rien n’a bougé. Il n’y a pas de stratégie territoriale révisée pour atteindre cet objectif dans le domaine de la mobilité. Pas de politique des transports capable de rendre ces objectifs atteignables. Rien de cohérent: on a même le projet de doubler les voies des autoroutes saturées. C’est juste incroyable.
Je vous sens aussi ironique qu’énervé.
C’est choquant. Ça me fâche. Je travaille depuis des années sur ces questions. Cette situation est extrêmement problématique.
Pourquoi rien n’est fait?
Parce que l’Accord de Paris n’est pas pris au sérieux! On n’a jamais réellement eu l’intention d’implémenter des mesures qui permettent d’atteindre ses objectifs. C’est le cas de tous les pays occidentaux. Il y a énormément de cynisme.
Et là, on parle du climat. Mais, d’un point de vue confort, la population qui fait l’effort de prendre le train n’est pas gâtée!
En effet. Et on paie de plus en plus cher pour des services qui sont… ce qu’ils sont. Cette interview ne va pas nous remonter le moral (rires)!
C’est important de mettre le doigt sur les problèmes. Mais projetons-nous. Que faudrait-il faire aujourd’hui, en 2023, pour que la vie des pendulaires et des automobilistes ne devienne pas un véritable enfer?
On a une chance: c’est le télétravail. On pourrait le développer encore davantage. Mais il faudrait l’encadrer, parce que tout le monde a tendance à télétravailler les lundis, les vendredis et un peu les mercredis. Aujourd’hui, on a des pointes de fréquentation les mardis et jeudis. On pourrait organiser tout cela.
Et du point de vue de l’infrastructure? Faut-il, comme le suggère le nouveau ministre des Transports Albert Rösti, développer le réseau routier et introduire une troisième voie entre Lausanne et Genève plutôt que «gagner deux minutes sur un trajet de train»?
Surtout pas! Ça induirait de nouveaux flux et on reviendrait au point de départ. On sait aussi que, à l’inverse, si on réduit la capacité d’un tronçon routier, une partie du trafic disparaît, s’évapore, comme le montre Pauline Hosotte dans sa récente thèse de doctorat, menée à l’EPFL. Mais ma proposition serait la suivante: réduire les vitesses sur le réseau autoroutier.
Pourquoi?
Pour fluidifier le trafic et, surtout, faire en sorte que les gens se déplacent moins loin dans leur vie quotidienne (ndlr: pour le travail, entre autres). En 2023, si on veut vraiment aller vite, il suffit de se connecter pour communiquer à distance! Or, en Suisse, on préfère se déplacer vite, loin et souvent. En train ou en voiture, d’ailleurs.
Est-ce vraiment une mauvaise chose?
Pour la gestion des flux, ce n’est pas génial. Ralentir le système dans son ensemble inciterait la population à se déplacer moins loin. C’est ce que nous défendons avec des collègues français dans notre livre «Pour en finir avec la vitesse». La capacité maximale sur une autoroute est atteinte à 60 km/h. A 60 km/h, Genève-Lausanne se ferait en une heure et dix minutes, au lieu de quarante-cinq minutes. Réduire la vitesse autorisée à 60 km/h sur l’autoroute inciterait donc les gens à moins se déplacer au quotidien.
Pour le train, on fait quoi?
Pour le train, je serais plus nuancé, et il faut faire preuve de créativité. On a besoin, parfois, de modes de transports rapides. On pourrait imaginer des prix d’abonnements différenciés. Les grandes lignes des CFF pourraient coûter plus cher que les trains régionaux. Cela pourrait permettre de moduler les flux. L’abonnement à 49 euros par mois en Allemagne est intéressant, de ce point de vue là. Il est valable à l’échelle nationale, mais sur le réseau régional.
Donc ce n’est pas l’heure de rêver à un réseau ultrarapide en Suisse, à l’Hyperloop…
L’Hyperloop est un non-sens! C’est jeter de l’argent par la fenêtre. Développer des liaisons ferroviaires vraiment rapides en Suisse, je ne suis pas contre. Mais il ne faut pas en faire des liaisons utilisées par des gens pour aller bosser à l’autre bout du pays. Si tout le monde fait 100 kilomètres de train tous les jours pour aller travailler, on n’est pas sorti de l’auberge en termes de saturation des réseaux.
Mais au bout d’un moment, il va quand même falloir développer le réseau ferroviaire, créer de nouvelles lignes…
Oui. Et ça ne peut pas prendre trente ans!
La troisième voie de chemin de fer entre Lausanne et Genève, c’est impossible de ne pas la faire, non?
On est d’accord. Et il ne faudrait pas faire une troisième voie le long des deux autres. Parce que, s’il y a un nouveau trou de Tolochenaz, elle sera aussi impactée. Ce serait intelligent de créer un nouvel itinéraire. Par exemple, le long de l’autoroute, avec une arrivée directement à l’aéroport. Il existe de vieux projets en ce sens. Créer de nouvelles voies permettrait aussi de faire des travaux d’entretien plus tranquillement sur les anciennes lignes.
Vous dites que pour respecter l’Accord de Paris, il faut favoriser l’utilisation du train. Le Tribunal fédéral vient de déclarer la gratuité des transports publics anticonstitutionnelle. Ne rien payer pour voyager sur le réseau ferroviaire, vous êtes pour?
Avec un collègue, nous avons fait un modèle, pour nous amuser. On se demandait à quel point il faudrait baisser les tarifs des transports publics pour que de nombreux automobilistes quittent leur volant. En fait, la gratuité ne change rien. Il faudrait les payer pour qu’ils passent aux transports en commun!
Mais quand même, les tarifs actuels sont prohibitifs pour les personnes qui ne prennent pas le train tous les jours!
On pourrait inventer des formules tarifaires pour attirer les familles qui veulent faire des excursions le week-end ou offrir la gratuité aux personnes qui en ont vraiment besoin. Mais, en réalité, le vrai problème, c’est que le financement du trafic automobile ne couvre pas du tout les coûts qu’il engendre.
C’est-à-dire?
Si on intégrait les coûts externes – environnement, santé, entretien du réseau, isolation phonique des bâtiments, une voiture coûterait 80% plus cher.
La Suisse romande est clairement laissée-pour-compte par les CFF. En Suisse alémanique, on entend parfois que c’est une question de mentalité, que les Welsches prennent moins le train, que c’est culturel, que c’est comme ça…
C’est absolument faux! A niveau de qualité de service équivalent, le comportement est le même des deux côtés de la Sarine, j’ai pu le mesurer dans différents travaux. A Genève, lors de l’introduction du Léman Express (ndlr: qui dessert l’agglomération transfrontalière), on entendait le même discours sur les Français, qui ont soi-disant une voiture dans la tête.
Résultat?
Alors que les projections prévoyaient 50’000 voyageurs par jour à fin 2024, on en est à 75’000 par jour au printemps 2023. S’il y a une offre, elle est utilisée. Il y a danger quand on commence à dire: «Les Romands ont la tête faite différemment, qu’ils se contentent d’infrastructures ferroviaires peu capacitaires et fatiguées, on leur met une ou deux autoroutes et ils seront contents!»