La rumeur fait tache et se murmure au plus mauvais moment. Alors que le Théâtre de Vidy, l’un des joyaux de la couronne culturelle lausannoise, s’apprête à dévoiler son nouvel écrin après deux années de travaux monstres, l’un de ses gros soutiens historiques serait en train de se désengager sur fond de «désaccord politique».
C’est du moins ce que nous ont affirmé plusieurs sources, d’abord très remontées, avant de se murer dans un silence gêné. Car évoquer les choix de la puissante Fondation Philanthropique Famille Sandoz (FPFS), dont dépendent bon nombre d’emplois et d’institutions culturelles romandes, en fait frémir plus d’un. Y compris dans les pourtant confortables conditions du «off the record».
On ne mord pas la main qui nous nourrit, rougit-on en coulisse. Mais il y aurait encore pire — et plus surprenant — que cette servilité économique. De peur d’être catalogué comme «un bourgeois ennemi de la culture», personne ne se risquerait à soutenir publiquement la FPFS quand elle annonce retirer ses billes après des années de largesses. Et ce, même si cette décision serait parfaitement argumentée.
Le spectre de François Landolt
À ce stade, nos informateurs — qui ne donnent aucun chiffre — se bornent «aux faits» concernant le Théâtre de Vidy. D’après eux, la fondation, qui distribue des millions de francs chaque année à plus de 300 bénéficiaires, aurait indiqué à l’institution, installée dans un bâtiment construit par l’artiste et architecte Max Bill pour l’Exposition nationale de 1964, qu’elle ne désirait plus l’alimenter. Du moins, plus comme avant.
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La raison, toujours selon nos sources? Les humeurs d’un homme, François Landolt, qui fait partie de la direction de la Fondation Philanthropique Famille Sandoz. Ce septuagénaire est à l’opposé du pékin moyen. Dans une enquête, «Le Temps», rappelait qu’il est l’un des quatre enfants de Nicole Landolt, elle-même fille du sculpteur et peintre Edouard-Marcel Sandoz (fils du fondateur du fabricant de génériques Sandoz qui fusionnera avec Ciba-Geigy en 1996 pour donner naissance à Novartis). En clair: l’argent, ce serait lui.
Et celui qui a toujours préféré les projecteurs des théâtres à ceux des médias (il a notamment mis en scène, en 1974, à Avignon, la farce héroïque de Victor Haïm «Les Vampires Subventionnés») serait en désaccord avec «la politique culturelle d’arrosage» de la capitale vaudoise. Dont acte.
«Réduire le montant de son soutien»
Nous avons adressé par écrit sept questions à la Fondation Philanthropique Famille Sandoz. Florilège: est-il exact que la FPFS va diminuer son soutien au Théâtre de Vidy? À ce jour, à combien se porte son soutien à l’institution lausannoise? Dans le cas où cette diminution, voire ce désengagement total, serait exact, cette décision pourrait-elle s’expliquer par le fait que François Landolt ne serait pas en phase avec la politique culturelle lausannoise?
Voici sa réponse, in extenso. «La Fondation Philanthropique Famille Sandoz s’engage depuis des années, de manière intensive et avec un budget en constante augmentation, en faveur de nombreux projets philanthropiques, notamment dans le domaine de la culture locale», amorce son porte-parole, Jörg Denzler.
«Dans ce contexte, la fondation soutient le Théâtre de Vidy depuis plus de 25 années», enchaîne celui qui est par ailleurs propriétaire et directeur de Balanx Corporate Counsel and Communication. Une entreprise de conseil qui, d’après son site internet, «agit en toute discrétion et ne publie par conséquent pas la liste de ses clients».
Plus précisément, détaille-t-il, depuis 2016, «le Théâtre de Vidy a bénéficié d’un soutien de plus d’un million de francs au total. Récemment, la fondation, qui a exprimé sa volonté de poursuivre ce soutien à court terme, a informé le Théâtre de Vidy qu’elle entendait réduire le montant de son soutien à plus long terme.»
Le communicant déclare, en outre, que la fondation ne donne, d’une manière générale, aucune garantie quant à la fixation à long terme de ses contributions de soutien, ni quant au montant de celles-ci: «Elle a informé le Théâtre de Vidy de la diminution à venir afin que ce dernier puisse réorienter sa stratégie de recherche de fonds.»
Pourquoi cette réorientation? «La fondation estime important de pouvoir mettre à disposition son soutien à une variété d’acteurs culturels et notamment de donner des chances à des nouveaux représentants de pouvoir bénéficier de son soutien. Ceci nécessite parfois la réduction du soutien à des demandeurs historiques. Par ailleurs, les décisions de soutien de la fondation ne dépendent jamais d’une seule personne, mais sont prises collectivement par les organes décisionnaires, sous la présidence de M. Ivan Rivier.»
La fondation va-t-elle complètement se retirer?
Ce n’est pas le genre de la maison de se contenter d’une prise de position chaloupée comme celle-ci. Appelons un chat un chat: cette déclaration signifie-t-elle qu’à plus ou moins long terme, la Fondation compte ne plus soutenir du tout le Théâtre de Vidy? Quid de François Landolt? Est-il vraiment en désaccord avec la politique culturelle de la ville olympique et, si oui, cette opinion a-t-elle pesé dans le désengagement de la fondation pour le Théâtre de Vidy?
Réponse de Jörg Denzler, concernant le théâtre, d’abord: «Le conseil de fondation décide d’année en année, sur la base d’une demande d’attribution formelle et d’un dossier complet, si oui ou non, elle entend attribuer un soutien et à hauteur de quel montant. Ce principe vaut pour toutes les demandes de soutien, y compris pour le Théâtre de Vidy. En principe, rien ne s’oppose à la poursuite d’un soutien en faveur du Théâtre de Vidy.»
Sur François Landolt, maintenant: «La décision concernant le Théâtre de Vidy n’est aucunement liée à d’éventuelles préférences personnelles de M. Landolt et elle a d’ailleurs été prise collectivement par le conseil de fondation. M. Landolt est personnellement favorable à la politique culturelle lausannoise. Cela n’exclut bien entendu pas une opinion parfois divergente dans des cas particuliers. Quoi qu’il en soit, les opinions personnelles de M. Landolt ne sont pas liées à la décision de réduire éventuellement le soutien au Théâtre de Vidy, comme je vous l’ai précédemment expliqué.»
Un vaste écran de fumée
Comme la fondation ne désire pas «commenter les attributions individuelles», nous avons envoyé par courriel, ce lundi, neuf questions précises à l’attention du directeur du théâtre, Vincent Baudriller. Pour le faire réagir, bien sûr, mais aussi pour savoir comment cette nouvelle va l’impacter. Dans le lot: va-t-il demander davantage de soutien public pour compenser le retrait de la FPFS? De quel montant parle-t-on? Quel est son budget global et quelle est la part de subventions publiques? Va-t-il devoir revoir ses ambitions artistiques?
Trois jours plus tard, après trois relances et un ultimatum, il sort du silence. «Nous avons bien reçu votre demande de renseignements, débute-t-il. Désolé du délai de réponse, mais nous sommes actuellement très mobilisé.e.s sur notre ouverture qui aura lieu au mois de janvier, au cours de laquelle nous espérons d’ailleurs avoir le plaisir de compter sur votre présence.»
Il poursuit, en surnageant: «Le financement du Théâtre Vidy-Lausanne est mixte, fait de subventions publiques, de soutiens privés et des recettes de billetterie, du bar-restaurant, de locations de salles, ainsi que de coproductions et de tournées de nos spectacles. Les subventions publiques constituent entre 60 et 65% de notre budget global (ndlr: celui de la saison 2022-2023 est de 16'100'000 francs). La Fondation Philanthropique Famille Sandoz soutient les activités de Vidy depuis très longtemps, mais nous préférons ne pas apporter de réponses détaillées sur ce partenaire financier.»
Face à cet écran de fumée généralisé, il ne reste que des hypothèses pour essayer de comprendre ce qui se trame au bord du Léman. En plus de celle politique déjà abordée, celle de la direction artistique du théâtre, souvent taillée par ses critiques qui dénoncent une offre de moins en moins populaire et de plus en plus élitiste, en fait-elle partie? Ou alors, s'agit-il simplement de faire de la place à des «nouveaux représentants», comme l'avance la Fondation Philanthropique Famille Sandoz? Pour l'instant, cette expression, qui remonterait à 1949 et à une pièce du dramaturge français Henry de Montherlant, prévaut: mystère et boule de gomme.