La conseillère fédérale KKS rend visite à Blick
«Les Romands ont plus de culture et de savoir-vivre que nous»

En visite en terres romandes, la conseillère fédérale Karin Keller-Sutter s'est rendue dans les locaux de Blick à Lausanne pour nous confier les doux souvenirs de sa propre jeunesse à Neuchâtel… et les défis qui se posent à la jeunesse d’aujourd’hui. Interview.
Publié: 15.10.2022 à 06:04 heures
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Dernière mise à jour: 16.10.2022 à 12:04 heures
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La conseillère fédérale Karin Keller-Sutter, connue sous le diminutif de KKS, nous explique pourquoi elle nous aime, nous, les Romands.
Photo: GABRIEL MONNET
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Daniella GorbunovaJournaliste Blick

Elle arrive en avance. Karin Keller-Sutter, conseillère fédérale à la tête du Département de justice et police (DFJP), connaît déjà nos confrères alémaniques à la grande maison mère de Blick, à Zurich. Mardi après-midi, elle est venue visiter nos (plus) modestes (mais très chaleureux) locaux nichés au pied du Pont Bessières, à Lausanne, souhaitant découvrir le cousin Romand.

J’ai droit à un rencard de trente minutes avec l’une des sept sages. Ma «première», à 24 ans. J’ai beaucoup de curiosité, mais c’est elle qui commence: «Vous êtes d’origine russe, vous parlez le russe?» J’avoue être presque un peu désemparée par sa sympathie, si ordinaire. «Vous vivez ça comment?», sous-entendant la guerre, comme si personne n’avait vraiment envie de prononcer le mot. «Difficilement, pour être honnête. J’ai encore de la famille là-bas…»

Aujourd’hui, ce n’est pourtant ni de géopolitique, ni même de politique migratoire qu’est venue nous parler Madame la conseillère fédérale. Mais plutôt de l’énergie et des convictions qui l’ont amenée à devoir gérer les crises, à la tête d’un pays. Ce n’est pas un secret pour quiconque connaît un peu nos ministres à Berne: jeune, Karin Keller-Sutter a vécu de l’autre côté du Röstigraben. Et elle apprécie toujours d'y retourner.

Elle nous explique pourquoi elle nous aime, nous les Romands, pourquoi elle comprend les jeunes d’aujourd’hui qui descendent dans la rue et ce qu’elle a fait de sa jeunesse dans nos contrées. Trois micros sur la table. C’est parti.

Madame la Conseillère fédérale, vous êtes originaire du canton de Saint-Gall, mais votre amour pour la Suisse romande est de notoriété publique. Qu’avons-nous que les Suisses allemands n’ont pas?
En dehors de la langue, quand même une autre mentalité. Mon mari - avec qui je suis mariée depuis 33 ans - trouve que je suis une autre personne quand je parle français. Il dit que je suis plus… ouverte. Mais c’est peut-être parce qu’il ne comprend pas tout ce que je dis (rires).

Est-ce votre famille qui vous a encouragée à venir apprendre le français chez nous?
Oui! Mon grand-père maternel était paysan. En 1947, ma mère est partie à Lausanne pour y devenir fille au pair. A l’époque, c’était comme faire un stage aux Etats-Unis ou en Angleterre pour apprendre la langue, si l’on compare à la réalité de la mobilité d’aujourd’hui. C’était quelque chose d’assez extraordinaire, pour une adolescente du Toggenburg. Et elle en a gardé un excellent souvenir. Elle nous a toujours parlé de Lausanne et de la Suisse romande avec beaucoup d’amour. Elle nous disait que les gens ici avaient plus de culture, plus de savoir-vivre, et que nous étions un peu plus limités en comparaison (rires).

C’est donc elle qui vous a incité à franchir le Röstigraben?
Oui. Etant donné que j’étais plus jeune que mes camarades d’école, c’est elle qui m’a poussée à faire une année supplémentaire en Suisse romande pour apprendre le français. Finalement, je suis restée quatre ans à Neuchâtel.

Photo: GABRIEL MONNET

Racontez-nous un souvenir marquant de votre jeunesse neuchâteloise.
Il n’y en a pas qu’un seul! Lorsque je suis arrivée à Neuchâtel, j’avais entre 15 et 16 ans. À cette époque, pour être honnête avec vous, l’école n’était pas vraiment ma priorité. Ce qui comptait, c'était les sorties avec les copains, boire un verre au Café des Moulins, jouer au flipper, aller au bord du lac ou encore à la Fête des vendanges, aller voir des concerts… C’était une période de liberté, sans mes parents, en pension.

Vous étiez donc livrée à vous-même.
Il y avait beaucoup de veuves qui vivaient de l’hébergement de jeunes filles ou de jeunes garçons venus de Suisse alémanique et qui fréquentaient, comme moi, l’Ecole supérieure de commerce. Pour la seconde partie de mon séjour, j’ai eu un studio. Et là, j'étais seule, j’avais vraiment une grande liberté. Ce qui était assez cocasse, c’est que lorsque je rentrais chez moi le week-end, mes parents me disaient «Tu rentres à 22h! Ou à 23h!». Alors que, la semaine, personne ne me surveillait, je faisais ce que je voulais! C’était un peu paradoxal.

Si on avait dit à cette Karin, 19 ans, étudiante en échange, qu’elle finirait au Conseil fédéral avec le surnom de «dame de fer» suisse, qu’est-ce qu’elle nous aurait répondu?
(Sourire) Elle aurait trouvé tout ça un peu traditionnel…

Ah bon?
Oui, parce qu’après mes études, je n’avais qu’un souhait: partir à Londres. A l’époque, j’avais un petit copain à Neuchâtel. Il était musicien, et il était parti là-bas pour apprendre l’anglais. Je voulais y aller aussi. Mais il faut dire que je m’intéressais déjà beaucoup à la politique.

Ça vous a piqué vers quel âge?
C’est difficile de vous donner un âge précis. J’ai grandi dans un restaurant. J’ai donc vite été confrontée aux problèmes du quotidien d’une PME: les impôts, la bureaucratie, les nouvelles lois qu’il faut aussi appliquer dans une petite entreprise… Et nous avons toujours discuté de politique à la maison, notamment avec mon père, qui avait fait le service actif pendant la Seconde Guerre mondiale. Mais, si je devais mettre le curseur quelque part, je dirais que je me suis vraiment mariée à la politique en rentrant de Montréal, où j’avais fait un échange pour mes études. C’est après cette expérience que j’ai adhéré au PLR.

Qu’est-ce qui comptait, pour la jeune fille, puis la jeune politicienne que vous étiez à l’époque? Quels étaient vos premiers combats?
Je dirais la question de l’avortement, qui était vivement débattue au sein de la société. Etant une jeune femme, je me sentais concernée. Je trouvais que les femmes devaient absolument disposer de ce droit à l’autodétermination.

Mais encore?
J’ai grandi, politiquement, dans les années «Letten». Donc j’ai été fortement marquée par la problématique de la scène ouverte de la drogue à Zurich. J’avais 28 ans et j’étais élue comme conseillère communale à Wil. Les toxicomanes de chez nous allaient à Zurich, mais rentraient chez eux à Wil le soir. Là aussi, je me sentais directement concernée. J’étais dans un comité d’initiative pour la création d’un local d’injection – c’était encore très nouveau, à l'époque. Dans ce groupe d’initiative, il y avait principalement des femmes, préoccupées par la situation, de tous horizons. Nous avons perdu, avec cette initiative, mais la politique de la drogue basée sur plusieurs piliers s’est finalement imposée, et n’est aujourd'hui plus contestée.

On aurait du mal à vous imaginer le poing levé dans la rue aujourd'hui. Êtes-vous déjà allée manifester?
(Elle semble un peu gênée) Mmmmh… Oui…

Il n’y a pas de honte à ça!
Non non, bien sûr, c’est juste que ça a provoqué une petite crise avec mes parents, qui n’avaient pas cette culture-là. Lorsque j’ai raconté à mon père que j’avais participé à une manifestation, à Zurich, il n’a pas trouvé ça très drôle…

Et qu’est-ce qui vous avait fait descendre dans la rue?
Les combats pour créer des espaces gratuits (ndlr: ancêtres des maisons de quartier) pour les jeunes. C’était à Zurich et à Saint-Gall et j’y ai participé un peu par hasard. Par la suite, plus âgée, je n’ai plus jamais participé à une manifestation ou à une grève.

Pourquoi ça?
Parce qu’en tant qu’élue en politique, j’ai rapidement acquis la conviction que j’avais d’autres leviers à actionner. Pour prendre un exemple récent, parlons de la grève des femmes: je comprends celles qui veulent participer, mais moi, en tant que politicienne, j’ai d’autres moyens de faire bouger les choses. Nous avons des outils institutionnels, à l’aide desquels nous pouvons véritablement améliorer les conditions des femmes. En tant que conseillère d’Etat, j’ai été pionnière dans mon canton, en faisant passer la première loi de Suisse contre les violences domestiques. Manifester a donc vite perdu du sens pour moi. De plus, je ne suis pas à l’aise à l’idée même d’une grève.

N’empêche que beaucoup de gens de mon âge descendent régulièrement fouler les pavés. J’ai 24 ans, et comme beaucoup de jeunes personnes, j’ai l’impression que tout va mal et que ça n’ira pas mieux. Il flotte un petit parfum de fin du monde…
Moi, je n’ai pas l’impression que ce soit l'apocalypse. Mais il est assez normal que les jeunes aient ce sentiment. En fait, ça n’est peut-être pas une si mauvaise chose. Ce sentiment d’urgence les pousse à se saisir des problèmes propres à leur génération. Et chacune a les siens. La mienne, par exemple, a été marquée par la fin de la guerre froide et les crises économiques. Ça n’était pas rien non plus…

Donc vous les comprenez quand même, ces jeunes qui descendent dans la rue, à la Grève du climat ou à la Grève féministe, par exemple?
Oui. Manifester est un droit fondamental et une liberté! Tant que ça reste pacifique et que cela ne viole pas la loi. Tant que toutes les opinions sont respectées.

Est-ce que vous ne plaignez pas tout de même ma génération? On va devoir gérer une crise climatique…
Si vous disiez cela à la génération qui a vécu la Seconde guerre mondiale, qui est presque éteinte aujourd’hui, on vous regarderait de travers. Des défis, il y en a toujours eu. L'humanité a sans cesse connu de grandes crises.

On a tout de même l’impression que les «boomers» nous ont laissé des cadeaux empoisonnés, et pas d’antidote. Au niveau politique, rien ne change, ou si lentement… Est-ce qu’en matière de climat, la politique institutionnelle est encore une solution? N’y a-t-il pas lieu de proclamer l’urgence, comme on l’a fait pour le Covid, ou la guerre en Ukraine?
L’urgence, en politique, est assez lente, il faut bien l’admettre. Et ce que vous dites est vrai: il y a eu des péchés dans le passé. L’environnement n’était pas vraiment à l’ordre du jour. Mais je dois aussi défendre la génération qui m’a précédée, et à laquelle vous faites référence: ils ont travaillé pour la prospérité! Et puis la génération encore précédente a connu la guerre.

Certes, mais ça ne résout pas le problème climatique…
En matière de climat, bien sûr qu’il y a urgence d’agir, de prendre des décisions. Mais il faut aussi être réaliste: nous vivons dans un système de démocratie majoritaire. Cela implique que les décisions sont prises à la majorité. D’abord au Parlement, puis par le peuple. Et ça n’est pas toujours aussi facile. Vous avez pu constater que la loi sur le CO2, par exemple, a été rejetée par les citoyennes et les citoyens. Cela signifie que le peuple suisse attend des solutions moins radicales.

Un plan d’urgence pour le climat n’est donc pas justifiable, selon vous?
Non. C’est un problème urgent, qu’il faut traiter avec urgence et beaucoup d’attention – et je crois que nous le faisons – mais, au risque de me répéter, pour mettre en œuvre une politique qui soit efficace, il faut trouver des majorités.

Pourtant, pour reprendre l'analogie avec le Covid ou la guerre en Ukraine, on a bien vu que lorsque la Confédération doit vraiment bouger vite, elle est capable d’un geste politique rapide et fort…
Il y a eu un geste rapide et fort à la session d’automne en faveur de l’énergie solaire. Car la pénurie énergétique accentue l’urgence climatique. Mais, en réalité, c’est au détriment d’une certaine protection de la nature et de l’environnement qu’est passée cette mesure. Il ne faut pas se faire d’illusions: il y a toujours une pesée d’intérêts. Et, pour moi, on ne peut pas comparer le climat et le Covid. Dans le deuxième cas, le danger était bien plus immédiat. Il y avait un autre niveau d’urgence.

Est-ce que ce ne serait pas justement à cause de l’habituelle lenteur suisse que les jeunes ne votent plus, ou moins?
Je pense qu’il y a différentes raisons qui expliquent cela. L’une est effectivement celle que vous évoquez: on trouve tout cela un peu long et la jeunesse n’a jamais été patiente. J’ai connu ça. Lorsque j’ai commencé à m’intéresser à la politique, j’ai dit à mon frère que je voulais travailler à l’ONU pour rétablir la paix dans le monde. Il m’a dit qu’il fallait peut-être commencer par le conseil communal…

Mais de nos jours, tout va beaucoup plus vite… Ça vous fait craindre pour la politique, de façon générale, cette accélération constante du monde?
Il faut se rappeler que la rapidité et l’expérience, donc l’efficacité, ne vont pas forcément de pair. Or, aujourd’hui, les jeunes politiciens veulent monter vite, alors qu’il faut d’abord bien connaître les institutions, leur fonctionnement. Si vous voulez avoir du succès, si vous voulez vous imposer, il ne sert à rien de crier ou de parler d’urgence alors que vous ne maitrisez pas les outils et les manœuvres politiques. Donc, de ce point de vue, je trouve qu’il y a un certain danger aujourd'hui, oui.

C’est ce que vous dites aux jeunes? «Soyez réalistes, faites de la politique», car c’est ainsi qu’on change le monde?
Je ne leur dis rien, en fait, parce que je n’ai moi-même pas tellement apprécié quand mes parents me faisaient la morale. Les jeunes doivent faire leurs propres expériences. Simplement, il faut effectivement s’activer. Faire quelque chose de concret. S’engager. Et ne pas oublier que c’est un privilège de pouvoir le faire, en Suisse. Mais, encore une fois, je ne vais jamais faire de grands exposés à la jeunesse, elle n’en a pas besoin…

D’ailleurs la jeunesse est en fait très politisée, aujourd’hui.
Oui, j’ai aussi ce sentiment.

Mais alors pourquoi ne pas en profiter et vous adresser directement à eux via Instagram ou TikTok, par exemple, pour aller (re)pêcher les plus jeunes électeurs là où ils passent le plus de temps?
Je suis peut-être un peu conservatrice pour cela, je ne suis même pas sur les réseaux sociaux. Pour moi, ce n’est pas le rôle d’une conseillère fédérale. Mon rôle, c’est de gérer, de décider, de gouverner…

Et pas d’être dans la promotion de votre propre personne sur la toile?
Vous le dites avec justesse. Je sers un pays, pas mon image. Ce n’est pas mon travail. Mais je comprends la distance que les jeunes peuvent ressentir avec le gouvernement.

J’aimerais revenir à la question féministe. C’était difficile d’être une femme en politique il y a vingt ans?
Oui et non. Je n’ai jamais aimé qu’on se victimise, ou qu’on thématise le fait d’être une femme. Cela m’a toujours gênée. J’ai grandi avec trois grands frères. Ils m’ont tapé dessus, je leur ai tapé dessus…

Donc vous étiez un garçon manqué?
J’ai peut-être été plutôt éduquée comme un garçon. En tous cas, comme je l’ai dit, je n'aime pas me poser en victime.

Pourtant, les femmes étaient encore victimes de beaucoup d’injustices institutionnelles, lorsque vous avez commencé votre carrière.
Oui, c’est vrai. Il faut admettre que faire une carrière en politique, dans un parti de droite, en tant que femme, ça n’allait pas de soi… Vous savez, le PLR ne m’a pas attendue: ni moi, ni les autres femmes. Nous n’avions pas de place réservée. Le pouvoir y était partagé entre les hommes. Puis, lorsque nous sommes arrivées, les tranches du gâteau à partager se sont encore rétrécies. C’est pour cela que ce n’était pas évident, il a fallu se battre. On me disait parfois, au début: «tu vas prendre le siège d’un homme!». On m’attendait au contour, il fallait fournir rapidement des résultats. Aussi, j’ai vite compris qu’il y avait de nombreux réseaux masculins auxquels je n’avais pas accès.

Aviez-vous l’impression de ne pas être assez prise au sérieux, parce que vous étiez une femme?
Je ne dirais pas cela comme ça. Au contraire, en fait. Avec le temps, ils ont vu que j’avais la force d’imposer mes convictions. On m’a déjà dit: «dans ton parti, le problème, c’est que les hommes ont peur de toi» (rires).

D’où le surnom de «dame de fer».
Pour moi, c’était normal de m’imposer. Mon père m’a éduquée comme ça. Lorsque je me plaignais, il disait simplement: «Et puis quoi? Fais ce qu’il faut, rien ne sert de venir pleurer chez moi.» Mais, il faut le dire, c’était vrai à l’époque et ça l’est encore aujourd’hui, en tant que femmes de droite, nous sommes encore davantage surveillées. Nous avons encore moins le droit à l’erreur.

Pourquoi? Parce qu’il y a un certain paradoxe dans le fait d’être une femme et de droite, dans l’inconscient collectif?
Oui, aussi. On associe plus facilement les femmes politiques à la gauche. Parce que, dans l’imaginaire collectif, les caractéristiques de la gauche et celles qu’on prête aux femmes se rejoignent peut-être plus: le social, l’empathie… En réalité, ce sont des clichés.

Donc c’est plus simple d’être une femme socialiste?
Je ne dirais pas ça comme ça, même si les femmes socialistes ont peut-être été plus facilement intégrées au tissu de leur parti. Je ne veux pas dire que le PLR était misogyne, mais il est vrai qu’il y avait, comme je l’ai mentionné, des réseaux d’hommes très forts. Et, lors de mes premiers mandats, j’étais la seule ou une des seules femmes.

Finalement, quel conseil donneriez-vous à une jeune femme qui rêve de se retrouver un jour parmi les sept sages à Berne?
Il ne faut pas rêver, il faut le faire! Il faut apprendre la manœuvre politique et faire ses expériences. Et si ça ne marche pas, ce n’est pas la fin du monde: une expérience, quelle qu’elle soit, en politique ou ailleurs, est toujours enrichissante.


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