Au moment où une patrouille des services de renseignement iraniens leur demande de s'arrêter, ils savent qu'ils n'ont qu'un seul choix: mettre les gaz et disparaître. «On était à moto», raconte Zubeir, le regard doux, caressé par de longs cils noirs. Une gueule de cinéma bollywoodien.
«J'ai accéléré dans la nuit. Ils nous ont tiré dessus et pris en chasse. On est tombés, on s'est cachés dans le noir. Notre vie était en jeu.»
Nous sommes en mai 2017. À ses côtés, un certain Qader B.*, que rien ne prédestine alors à devenir le preneur d'otages d'Yverdon, près de sept ans plus tard, ce 8 février 2024. Il repose aujourd'hui entre quatre planches. Après avoir terrorisé treize personnes, il a été abattu par la police, qui avait d'abord fait usage d'un taser, selon les forces de l'ordre.
Entrés ensemble dans la résistance
«Puis, plus rien. On avait réussi à semer les agents secrets, poursuit le rebelle. On a couru vers les montagnes et passé illégalement la frontière pour entrer au Kurdistan irakien, à quelque 15 km de là». Huit jours plus tôt, les deux résistants avaient rejoint clandestinement les rangs du Parti démocratique du Kurdistan d'Iran (PDKI) dans leur ville de Piranchahr, au nord-ouest de l'État théocratique.
Le PDKI? Un mouvement très à gauche, «progressiste» et «féministe», considéré comme terroriste par le régime. Dans les faits, il compte une branche armée, mais a quasiment cessé ses activités militaires.
«Qader était une personne tout à fait normale et agréable, détaille Zubeir. En binôme, on a effectué des tâches de propagande pour le parti.» Graffer des slogans sur des murs, diffuser des marches indépendantistes sur les haut-parleurs de mosquées et distribuer des flyers.
Rejoindre le camp Jazhnikan
Le soir où ils se font repérer, ils reviennent précisément d'une opération illégale. Bonbonne de peinture et papillons nationalistes sur hommes.
Le duo rejoint ainsi le camp Jazhnikan, propriété du PDKI, dans la périphérie d'Erbil, capitale du Kurdistan irakien aux 1,5 million d'âmes. La région accueille cinq autres camps du même type, pour un total d’environ 2000 foyers. Le confort y est sommaire, la réalité désolée.
Qui était vraiment Qader B.? Quelle était la nature de l'activisme politique de ce Kurde iranien? Souffrait-il déjà de problèmes psychiques avant son arrivée en Suisse?
Qader B. était un «kolbar»
Une partie de la vérité se trouve donc ici, au cœur du camp Jazhnikan, que nous avons visité les 5 et 6 mars. Ses 73 maisons en béton, toutes identiques, abritent quelque 140 familles de membres du parti en exil. Des civils, insistent les hautes instances du mouvement.
Ici, presque personne ne travaille à l’extérieur. Depuis trois ans, plus un sou de l’Agence des Nations unies pour les réfugiés (HCR) n’a passé le portail — bien gardé. Ni les autorités kurdes autonomes ni le gouvernement irakien n’ont pris le relais, peste le PDKI.
Au fil du récit de son camarade de lutte Zubeir, une nouvelle révélation. «Qader était aussi en danger de mort pour une autre raison: il était ce qu'on appelle un 'kolbar'». En clair, pour survivre, il transportait illégalement des marchandises à travers les montagnes entre l'Iran et l'Irak. Chaque année, des dizaines de ces contrebandiers meurent dans des accidents, ou sont liquidés par l'armée iranienne. La femme de Zubeir sert le thé à la cardamome. Il allume une fine cigarette.
Assignés à la sécurité du camp
Dès leur arrivée en mai 2017, les deux compères, Zubeir et Qader B., effectuent différentes tâches pour la faction. Mais sont principalement assignés à la protection de ce camp et aux contrôles des entrées.
Durant les deux après-midis passés en ses murs, nous ne sommes d'ailleurs pas libres de nos mouvements. Un jeune homme, souriant et trapu, se déplace avec nous et participe à tous les entretiens. Son nom est Muhammad: c’est lui qui est en contact avec le comité du parti, qui nous emmène vers les personnes prêtes à nous parler. Cet ancien champion de kick-boxing et de MMA local est aussi le responsable de l’équipe de la sécurité.
«J’étais donc le superviseur de Qader», résume-t-il, assis en tailleur sur les tapis pâles de son séjour traditionnel, sans canapé, ce 6 mars. Au mur, des photos de leaders historiques kurdes et un vrai fusil, au milieu d’un cadre doré. En arrière-fond, un épisode d'un dessin animé qui hypnotisait son adorable fils avant notre arrivée.
Qader B. boitait légèrement
De la discussion avec Muhammad ressortent plusieurs éléments essentiels. Qader B. n’a par exemple jamais fréquenté les centres militaires du PDKI — désormais fermés par l’Irak, après un accord avec le régime iranien — à cause de sa prothèse à la jambe gauche.
Une prothèse qui le faisait légèrement boiter (voir vidéo ci-dessous). Un détail qui a son importance: dans ses communiqués, la police vaudoise indique que Qader B. aurait couru en direction de la brigade d'intervention. «Quand il marchait, il était vite fatigué et devait régulièrement s’asseoir, décrit-il. Il ne pouvait pas courir comme vous et moi. C’était impossible de ne pas le remarquer.»
Muhammad parle de son ex-subordonné avec affection. «Il était très coquet, il faisait attention à son apparence, se parfumait, était toujours bien habillé, bien coiffé, la barbe taillée. Il cherchait l’amour.» En Iran, il était séparé et avait laissé un fils dans sa famille au moment de se sauver.
Humour et bonne humeur
Son humour — «il faisait rire tout le monde» — et sa bonne humeur sont soulignés. Sa bonté aussi: «Il adorait les oiseaux, il en avait chez lui, il n’aurait pas fait de mal à une mouche. Il aimait la musique, il s’était acheté une guitare et avait même suivi deux cours à l’extérieur du camp. Il avait dû renoncer ensuite, pour des raisons de sécurité.» Aucun signe de maladie mentale, martèle chacun de nos interlocuteurs.
Vient l’année 2021 et la décision de Qader B. de partir sous d’autres cieux. «C’est vers moi qu’il est venu en parler en premier, glisse Muhammad. Il m’a dit qu’il rêvait de se remarier et de liberté. Vous savez, nos enfants vont vers un avenir difficile: sans identité irakienne, c’est difficile de trouver un job.» Certaines personnes membres du PDKI sont ici depuis 45 ans et sont toujours sans-papiers, déplore quant à lui Mehmed Salih, responsable des relations extérieures du PDKI à Erbil, joint par téléphone.
La liberté de mouvement est par ailleurs quasi inexistante, de fait. «Sortir du camp, c’est dangereux, appuie Muhammad, en sirotant un jus violacé. Ça fait un an que je ne l’ai pas fait! Les agents du régime sont partout.» En 2023, l’Iran «a assassiné» quatre membres du PDKI au Kurdistan irakien, selon les termes et les chiffres de l’organisation.
Attaques de drones
Mais ce n’est pas tout… Le camp est régulièrement visé par des attaques de drones de la République islamique, répètent les révolutionnaires. Une vidéo et une photo datées du 15 janvier 2024 circulent. Sur le cliché, un engin iranien éventré (voir photo ci-avant). Celui-ci est tombé dans les limites du camp après avoir été abattu par le système antiaérien de la coalition internationale, affirme Nader, un ami proche de Qader B., qui peut témoigner de sa descente aux enfers.
Durant son voyage vers la Suisse à travers la Turquie, la Grèce (où il dépose une première demande d’asile, à Thessalonique), les Balkans et l’Italie, le trentenaire tient continuellement son aîné informé de ses faits et gestes. C’est bien en terres helvétiques, où il arrive en août 2022, que son état s’est dégradé, certifie Nader. Qader B. y a été interné à plusieurs reprises.
«Qader m’a raconté avoir rencontré une femme, Carine**, dont il était tombé fou amoureux, mais qui l’avait bloqué sur les réseaux sociaux. Les derniers mois, il était obsédé, il ne parlait plus que d’elle, oubliait parfois de me dire bonjour.» À tel point que Nader cesse de décrocher son téléphone.
Atteint d'érotomanie, selon une source
«Il m’a envoyé une photo, mais je ne suis pas sûr que c’était vraiment une image de Carine. Il souffrait d’une maladie psychique, il était devenu paranoïaque, il disait qu’il était observé. Un jour, il m’a dit qu’il avait été empoisonné par la nourriture qu’on lui avait servie au centre d’asile (ndlr: des Rochat, à Provence (VD)), et par les médicaments qu’on lui donnait. Il ne faisait que pleurer.» Le récit de Nader concorde avec d’autres témoignages, notamment recueillis par la RTS, qui a levé le voile sur le harcèlement subi par Carine. Cette dernière en avait averti la police vaudoise.
Contacté par Blick, un proche de Qader B. en Allemagne affirme que ce dernier, très seul, avait été diagnostiqué et était atteint d’érotomanie. Un trouble psychologique et une forme de psychose paranoïaque caractérisée par l’illusion et la conviction d’être aimé par une personne donnée. Selon ce même compagnon de voyage, Qader B. a reçu au moins une fois du Temesta, un anxiolytique, et du Zyprexa, un antipsychotique utilisé pour traiter la schizophrénie ou les troubles bipolaires.
Selon cette même source, il s’est rendu en Angleterre en été 2023 pour oublier Carine avant de revenir en Suisse, puis de repartir pour l’Ukraine, où Qader B. disait vouloir mourir. Mais il a été arrêté en Pologne avant d’être renvoyé en Suisse cet hiver, précise la RTS.
Transformation physique frappante
Le mal-être psychique de Qader B. marque son visage amaigri. Sa transformation physique entre le 25 mai 2022 sur un bateau en Grèce et le 20 juin 2023 sur le chemin de la Grande-Bretagne est impressionnante (voir galerie d'images ci-dessous). C’est comme s’il avait vieilli de 15 ans. «Il était vraiment devenu difficilement reconnaissable», confirme Nader, une capture d’écran d’un appel vidéo entre Qader B. et lui à la main.
La suite est connue: lors de la prise d’otages, il demande à parler à Carine. Emmenée sur les lieux par une patrouille de police, Carine arrivera trop tard, selon la RTS.
La police suisse moquée en Irak
En Irak, c’est l’incompréhension. Figure religieuse du village, Ali est «choqué par le comportement de la police», source de moqueries dans le camp. «Ce qu’il a fait est inacceptable, mais Qader n’était pas un terroriste, il voulait juste parler à cette femme. Je ne comprends pas que la police l’a abattu alors qu’il n’avait que des armes blanches et qu’il souffrait d’un handicap: même dans une dictature, ça ne se serait pas passé comme ça! Pourquoi ne lui a-t-on pas tiré dans les jambes?!»
«Peut-être qu’un certain racisme se cache derrière cette action», suppose encore le vieux sage. Avant de nuancer ses propos: «Au moins, en Suisse, la police ne tire pas sur des manifestants et la justice n’est pas arbitraire.» La famille de Qader B. a déposé une plainte pénale et une enquête est ouverte.
Les autorités suisses responsables?
Les membres du PDKI rencontrés tiennent les autorités helvétiques pour responsables de la détérioration de l’état psychique de Qader B. Pour eux, si la Suisse et le Canton de Genève l’avaient pris en charge correctement et si sa demande d’asile — considérée comme légitime — avait été acceptée rapidement, le drame aurait pu être évité.
Qader B. était-il vraiment suicidaire? A-t-il cherché à se faire descendre par les forces de l’ordre? Ou était-il en pleine crise psychotique? Aurait-il pu être maîtrisé? Les autorités suisses l’ont-elles soigné correctement? Ce sera à la justice vaudoise de trancher.
*Prénom et nom connus de la rédaction.
**Prénom modifié.