Ursula von der Leyen n’est pas seulement venue à Genève, mardi 1er octobre, pour parler d’atomes et de recherche nucléaire lors du 70e anniversaire du CERN. Sur les bords du Léman, la présidente de la Commission européenne avait aussi, dans ses bagages, un dossier brûlant et explosif sur les négociations bilatérales dont Blick a pris connaissance et peut révéler les grandes lignes: tout peut encore échouer si Berne persiste à demander une dérogation pour la Suisse à ce pilier fondamental du droit européen qu’est la libre circulation des personnes et des travailleurs. «Il s’agit d’un pas de trop», assène le mémo de la Commission que nous avons pu lire.
Cette prise de position très ferme avait été validée la veille, lundi 30 septembre à Bruxelles, par les vingt-sept pays membres de l’Union européenne, comme une condition pour achever d’ici la fin de l’année les négociations avec Berne, en vue de conclure un troisième paquet d’accords bilatéraux après ceux de 1999 et 2004. Une conclusion positive serait un succès politique pour la Hongrie, qui assume depuis le 1er juillet la présidence tournante semestrielle de l’Union. Le pays dirigé par le national populiste Viktor Orbán, qui entretient de bonnes relations avec la Suisse s’est jusque-là comporté, selon des bons connaisseurs du dossier, comme un «honnête broker».
Von der Leyen à la manœuvre
Ursula von der Leyen a donc, ce mardi, évoqué ce sujet explosif avec la présidente de la Confédération, Viola Amherd, également présente au CERN. Contacté, le porte-parole du Département fédéral des Affaires étrangères Nicolas Bideau ne dément pas. Mais il nuance. Le choc n'a pas été frontal entre les deux femmes. «La rencontre entre la présidente de la Confédération Viola Amherd et la présidente de la Commission européenne Ursula von der Leyen le 1er octobre dernier s’est déroulée dans une atmosphère de confiance réciproque et a été très constructive. Elle a permis entre autres de faire le point sur l’état des négociations Suisse-UE. Les deux présidentes ont constaté que les négociations avancent bien, mais qu’il reste encore du travail», a-t-il répondu à Blick.
Les faits sont pourtant clairs au vu de ce mémo. Si Berne et Bruxelles ne tombent pas d’accord, ce qui reste absolument possible compte tenu du climat politique helvétique et des tensions sur le dossier européen, ce serait le retour à la case départ. Tout ça pour ça, plus de trois ans après le rejet unilatéral par le Conseil fédéral, le 26 mai 2021, du projet d’accord institutionnel avec l’UE. C’est désormais au gouvernement de statuer, et aux négociateurs Alexandre Fasel et Patrick Franzen de finaliser ou non cette négociation à hauts risques.
Progrès substantiels nécessaires
Selon les informations obtenues par Blick d’au moins deux États membres dont les représentants ont assisté à la réunion du Coreper (l’instance communautaire, au niveau des Ambassadeurs) lundi à Bruxelles, la Commission européenne exige en effet «des progrès substantiels» pour aboutir. «Ils demeurent nécessaires, notamment en ce qui concerne la libre circulation des personnes et la contribution de la Suisse à la cohésion (une aide financière aux nouveaux pays membres de l’Union, dont le montant pourrait être supérieur au milliard de francs envisagé)», peut-on lire. Cette demande est assortie d’un calendrier: les États membres de l’UE évalueront en effet de nouveau la question Suisse-UE lors du Conseil «Affaires générales» (la réunion des ministres des 27) du 15 octobre. Berne a donc dix jours pour se décider et transmettre, ou non, son accord à ses interlocuteurs bruxellois.
Très précisément, selon le document que Blick a pu consulter, la Commission a transmis trois messages clés à l’équipe diplomatique helvétique.
Fin 2024, c’est possible, mais…
. Premier message: La nécessité de «réaffirmer l’engagement de conclure les négociations avant la fin de 2024, en espérant le même engagement de la part de la Suisse». La Commission note dans son mémo «qu’il y a eu 100 sessions de négociation depuis la dernière réunion des deux présidents pour lancer les négociations le 18 mars 2024 […] les progrès sont tels qu’un accord avant la fin de l’année est réaliste». Et ce, d’autant plus que l’actuel vice-président exécutif de la Commission, le slovaque Maros Šefčovič – reconduit dans la nouvelle équipe de commissaires – «reste en charge de ce dossier, ce qui garantit la continuité et aidera à respecter l’échéance».
Sauf qu’il y a un obstacle majeur: «Deux questions se sont révélées difficiles au fur et à mesure que les négociations avançaient», peut-on lire dans le mémo de la Commission adressé aux États membres. «Le premier est la libre circulation des personnes, pour laquelle un accord est au cœur du paquet. Si l’UE et la Suisse ne parviennent pas à se mettre d’accord, il ne sera pas possible d’adopter le paquet dans son ensemble.» Ce que confirme Nicolas Bideau, du DFAE, en avançant même un nombre supérieur de rencontres en présentiel ou en visioconférence: «Depuis le mois de mars 2024, près de 120 séances de négociations ont été menées entre la délégation suisse et celle de l’UE», complète-t-il.
La libre-circulation est bien la bombe nucléaire redoutée. Sans accord sur ce sujet, rien ne passera. Berne est averti.
Clause de sauvegarde unilatérale: c’est non
. Deuxième message: Non à la clause de sauvegarde. La suite du document consulté par Blick est encore plus précise. «La Commission, poursuit le document, a noté que l’UE et la Suisse étaient parvenues à un accord sur les zones d’atterrissage dans le cadre d’une entente commune en octobre 2023. Toutefois, la Suisse a demandé une clause de sauvegarde unilatérale lorsque certaines conditions sont remplies. La Commission a été aussi constructive que possible pour trouver des exceptions au droit à la libre circulation, mais la clause de sauvegarde unilatérale est un pas de trop.»
La salve de missiles bruxellois sur la Suisse est redoutable. «Un pas de trop», cela signifie que l’UE adresse à Berne une fin de non-recevoir sur ses ultimes exigences. Non à une clause de sauvegarde unilatérale. Réponse de Nicolas Bideau du DFAE, qui ne dément pas le contenu des échanges entre Ursula von der Leyen et Viola Amherd: «Les négociations continuent à un rythme intense, y compris dans le domaine de l’immigration. La Suisse souhaite conclure les négociations aussi vite que possible mais la qualité du résultat prime par rapport à la vitesse du processus.»
Pronostics hasardeux
«On le sait maintenant. Ceux qui pensent, en Suisse, que la négociation pourra se poursuivre en 2025 afin d’alléger les demandes de l’UE font des pronostics au bas mot très hasardeux», estime l’avocat basé à Bruxelles Jean Russotto, expert des relations bilatérales depuis les premières négociations. «Penser que la prolongation des pourparlers en 2025 pourra permettre d’obtenir davantage est un calcul très hasardeux. Des délais supplémentaires ne changeront rien sur le fond. L’Union ne mettra sans doute jamais un terme à la négociation, mais elle la suspendra. Et pour la Suisse qui est revenue à la charge après le rejet unilatéral du projet d’accord institutionnel, le 26 mai 2021, ce sera un échec.»
Pour rappel: la question d’une clause de sauvegarde en matière de libre circulation est une condition jugée essentielle par de nombreux acteurs politiques suisses pour rendre «vendable» au peuple le nouveau paquet d’accords lors de l’inévitable référendum qui suivra.
Seconde exigence européenne
. Troisième message: Gare à la cohésion. Il s'agit ici de la contribution de la Suisse à la cohésion, c’est-à-dire aux économies des nouveaux pays membres de l’UE. «La Commission souhaite engager des négociations avec la Suisse afin d’identifier une méthodologie qui permettrait de disposer d’un cadre pour discuter de cette question. La Commission souhaiterait obtenir des éclaircissements sur la première contribution dès que possible et s’est inquiétée du fait que la Suisse souhaitait laisser cette question à la fin du processus.»
Traduisez: cette contribution financière est indispensable. Elle devra être négociée, et elle sera sans doute récurrente, en fonction des nouveaux pays qui intégreront l’Union. La Suisse, pays tiers partenaire, devra payer. Pas une seule fois, mais au fil du processus d’intégration. Cette exigence est, selon nos informations, connue depuis plusieurs mois des négociateurs helvétiques qui espèrent utiliser cette participation financière comme un levier.
«Cette contribution à la cohésion est, dit crûment, le prix d’entrée au marché intérieur européen, juge Jean Russotto. N’y entre pas qui veut. Un pays tiers aussi commercialement intégré que la Suisse doit faire preuve de solidarité financière.» Ce qu’un diplomate européen confirme: «Berne ne peut pas continuer de jouer l’Europe économique à la carte. L’Ukraine frappe à la porte de l’Union. L’argent, c’est aussi la preuve d’une volonté d’établir une relation solide et durable.»
La France tape du poing
Mais la pression est forte. Un grand pays membre de l’UE a d’ailleurs tapé du poing sur la table: la France.
Selon nos informations, confirmées au plus haut niveau à Paris, la France estime qu’un accord bilatéral Suisse-UE d’ici la fin 2024 «n’est possible que si la Suisse apporte des solutions aux questions mentionnées.» Paris n’a pas digéré la gifle helvétique du 26 mai 2021, lors du rejet du projet d’accord institutionnel, négocié par l’actuel ambassadeur helvétique à Paris Roberto Balzaretti: «La Commission doit faire preuve de prudence dans les négociations, afin de ne pas laisser la Suisse rompre l’équilibre établi dans l’accord commun», ont argué les diplomates français.
Preuve que la confiance n’est pas vraiment au rendez-vous.
Collaboration: Solenn Paulic à Bruxelles