De la poussière blanche. Depuis des années, les habitantes et habitants de ce quartier de Virrey del Pino, en Argentine, s’en plaignent: les émissions de l’usine Klaukol, propriété du groupe chimique suisse Sika depuis 2019.
Le voisinage en souffre, respire mal. Si mal que la chaîne de télévision privée Todo Noticias a renommé «Malos Aires» («mauvais air», en français) cette ville de la banlieue de Buenos Aires, en 2020. En 2010 déjà, 137 personnes ont porté plainte.
La Coalition suisse pour des multinationales responsables suit le cas depuis plusieurs années. Ce jeudi, l’organisme non gouvernemental choisit de le rendre public sur les plateformes de Blick. Récemment, le temps s’est accéléré.
Silice cristalline, substance cancérogène
Deux récentes études établissent un lien entre les particules diffusées par les cheminées industrielles et les maladies respiratoires et de la peau qui accablent la population du quartier de Las Mercedes. La première émane du Conseil national de la recherche scientifique et technologique (CONICET), datée d’août 2022.
Ce rapport, en notre possession, démontre pour la première fois qu’une grande partie des émissions de poussières dans le quartier provient de l’usine Klaukol, qui fabrique des produits d’étanchéité et des matériaux de construction. Entre 7 et 17% des particules les plus fines, et même 60% des plus épaisses, qui se déposent au sol.
Les valeurs limites ont par ailleurs été dépassées à plusieurs reprises durant la période des mesures. Et le nuage projeté contient notamment de la silice cristalline, classée depuis 1997 par le Centre international de recherche sur le cancer (CIRC). Pour réduire les émissions, de nouvelles installations de filtrage modernes seraient nécessaires, note le CONICET.
48 malades
Le second document, dont Blick a également obtenu copie, a été diffusé en septembre 2023. Les résultats de cette enquête médicale menée auprès de 48 personnes du barrio étouffé sont clairs: toutes sont en proie de maladies des voies respiratoires, de toux sèche persistante, de dyspnée (essoufflement), d’infections des voies respiratoires et d’asthme. À cela s’ajoute d’autres symptômes permanents comme les yeux irrités, des démangeaisons et parfois des allergies ou des hypersensibilités cutanées.
«Vanina Martin, la spécialiste des maladies pulmonaires de l’Université de Buenos Aires qui a mené les examens, a déclaré à notre enquêteur sur place que la qualité de l’air dans le quartier doit absolument être améliorée, car la forte exposition aux poussières de l’usine est mauvaise pour la santé», appuie Juliette Müller, responsable Suisse romande de la Coalition. La médecin avait été mandatée par l’ACUMAR, une agence étatique environnementale.
Un mois plus tard, comme le rapportent également les médias argentin et suisse alémanique «El Diario» et «Das Lamm», un tribunal national a ordonné la fermeture temporaire de l’usine. «Notamment parce que cette dernière n’avait pas mis en œuvre les mesures recommandées en 2022 par le CONICET», précise Juliette Müller.
«Odyssée judiciaire»
Dernier rebondissement de cette «odyssée judiciaire»: l’activité a toutefois pu reprendre le 17 novembre, «à la suite de l’opposition de Sika». «L’ACUMAR a autorisé Klaukol à rouvrir pendant 90 jours afin que Sika puisse effectuer certaines mesures, développe notre interlocutrice. L’autorité environnementale a toutefois précisé que, si aucune amélioration n’est constatée à l’issue de cette période, l’usine serait à nouveau fermée.»
La Coalition pointe encore d’un «détail piquant». Lors de la campagne sur l’initiative pour des multinationales responsables, Paul Hälg, président du conseil d’administration, avait assuré que l’entreprise basée à Baar (ZG) assumait déjà ses responsabilités à l’étranger et qu’il n’y avait donc pas lieu de légiférer en Suisse. «Or l’étude du CONICET montre clairement que l’usine de Sika pollue le quartier, et que la multinationale n’a pas pris de mesures suffisantes pour stopper cette pollution, malgré les différentes alertes», tacle Juliette Müller.
Une nouvelle initiative se profile, comme l’ont annoncé «Le Temps» et «24 heures» ce mercredi. «Cette affaire montre une fois de plus qu’il faut une loi suisse efficace sur la responsabilité des multinationales pour que Sika soit tenue de répondre des dommages causés», martèle la coordinatrice.
Campagne locale contre Sika?
Contacté, Dominik Slappnig, porte-parole de Sika, rejette toutes les accusations. «Tout cela a été initié par Susana Aranda, une politicienne locale qui cherchait à se faire élire grâce à cette histoire.» Le communicant relève également une forme de chantage des habitantes et habitants, «qui ont mis la pression il y a des années déjà pour être relogés aux frais de l’usine».
Dominik Slappnig doute de l’impartialité et la solidité des rapports. «Il est impossible pour nous de savoir si les résultats exposés sont corrects ou s’ils sont le fruit d’une manipulation politique. Depuis quatre ans, nous mesurons nos émissions tous les jours, et nous transmettons nos données aux autorités. Nous sommes toujours en dessous des valeurs limites. Chaque année, les autorités viennent visiter l’usine et mènent un audit. Le dernier, en janvier 2023, n’a relevé aucun problème.»
«Beaucoup d’améliorations apportées»
La multinationale, qui annonçait un chiffre d'affaires de 10,4 milliards pour 2022, soutient «faire tout juste» et nie être responsable de la majorité de la pollution de la zone. «Je ne sais pas ce qu’il y a autour et je ne sais pas tout ce qu’il y a dans l’air de Buenos Aires. D’autre part, il est normal que de la silice cristalline soit contenue dans le nuage que nous produisons, puisque nous séchons du sable pour produire les matériaux de construction.»
Enfin, Dominik Slappnig souligne que Sika «a apporté beaucoup d’améliorations à l’usine Klaukol». Avant de promettre: «Nous continuerons de travailler avec le voisinage et les autorités pour trouver des solutions.»