C’est un épisode parmi d’autres qui illustre les tensions de longue date entre les membres du Conseil d’Etat vaudois, en proie ces dernières semaines à l’une des pires crises qu’il ait jamais vécues. La principale protagoniste de l’histoire que nous relatons ici n’est autre que Valérie Dittli, ministre en charge de l’agriculture, dont le reste du département a été remanié récemment à la suite du rapport Studer. Il n’est pas question cette fois de fiscalité, mais de vente de terres classées en zone agricole au plus gros constructeur et promoteur immobilier du canton. Une opération remise en question par une conseillère d’Etat hors-sol qui a – une fois de plus – donné un coup de pied dans la fourmilière, à rebours de ses collègues du gouvernement.
Commission critiquée pour son opacité
L’affaire est doublement intéressante, car elle touche également à la commission foncière rurale, une entité dont l’opacité a fait débat récemment au Grand Conseil. Cet organe, dont le secrétariat est géré par l’association Prométerre, a pour mission de s’assurer que les parcelles agricoles ne finissent pas entre les mains de propriétaires extérieurs au monde paysan et de spéculateurs – sauf exceptions légales. La tâche nécessite une grande vigilance, sachant qu’un tiers de la surface du canton de Vaud est constitué de terres agricoles, qui se vendent à des prix dérisoires par rapport à ceux du marché de l’immobilier. De quoi aiguiser les convoitises, notamment en raison du gravier nécessaire à la fabrication du béton, que l’on trouve sous certains champs.
Voilà pour le contexte de cette affaire, qui a pour décor les hauteurs de la Riviera, avec vignes et Léman baigné de soleil en contrebas. Quant à l’histoire, la voici. Tout commence à l’été 2023, à peine une année après l’entrée en fonction de Valérie Dittli. Ayant grandi dans un milieu paysan, la jeune conseillère d’Etat zougoise affiche une vision protectrice et peu libérale de l’agriculture, qui tranche avec son approche plus globale de l’économie.
Un acquéreur qui n’a pas le profil d’un paysan
Par le biais de sa direction générale de l’agriculture, de la viticulture et des affaires vétérinaires, le département de Valérie Dittli est chargé d’assurer la surveillance de la commission foncière rurale. Le 1er juin 2023, un recours est ainsi déposé contre une décision de cet organe autorisant l’achat de trois parcelles agricoles situées à Blonay-Saint-Légier, une commune en pleine densification. Le recours, que nous avons pu consulter, est signé par Valérie Dittli elle-même. La cheffe de département demandait que l'autorisation de vente soit annulée et que le dossier soit renvoyé à la commison foncière rurale pour complément d'instruction.
L’acquéreur n’était autre que la société Orllati Real Estate SA appartenant au groupe éponyme, dont la gigantesque flotte de véhicules de chantier couleur turquoise se laisse désormais admirer aux quatre coins de la Suisse romande.
Un tiers de la surface de la Suisse est composée de terres agricoles, qui se réduisent comme peau de chagrin. Notre pays perdrait 70 mètres carrés de sols cultivables par minute au profit de constructions, d'après l'organisation Pro Natura. Selon la loi sur le droit foncier rural en cours de révision, ce type de terrains - qui se vendent à très bas prix - devrait rester entre les mains de paysans, sauf exceptions. Mais des grands groupes actifs dans la construction et le béton ainsi que des riches propriétaires arrivent à mettre la main sur ces parcelles, avec de juteuses affaires à la clé. Blick a décidé d'enquêter dans la campagne vaudoise, où règne l'omerta.
Des réactions? Des suggestions? Contactez-nous à camille.krafft@ringier.ch
Un tiers de la surface de la Suisse est composée de terres agricoles, qui se réduisent comme peau de chagrin. Notre pays perdrait 70 mètres carrés de sols cultivables par minute au profit de constructions, d'après l'organisation Pro Natura. Selon la loi sur le droit foncier rural en cours de révision, ce type de terrains - qui se vendent à très bas prix - devrait rester entre les mains de paysans, sauf exceptions. Mais des grands groupes actifs dans la construction et le béton ainsi que des riches propriétaires arrivent à mettre la main sur ces parcelles, avec de juteuses affaires à la clé. Blick a décidé d'enquêter dans la campagne vaudoise, où règne l'omerta.
Des réactions? Des suggestions? Contactez-nous à camille.krafft@ringier.ch
Le vendeur a aussi son importance dans l’histoire: il s’agit de la Fondation des hôpitaux de la Riviera aujourd’hui liquidée, qui exploitait les établissements de la région avant la centralisation des soins dans le nouvel hôpital Riviera-Chablais. Les terrains agricoles dont il est question sont en effet liés à l’ancienne clinique gériatrique de Mottex, dont le rachat par Orllati a été annoncé publiquement en 2021. Montant de la transaction: 14 millions de francs.
Terrains vendus «sur invitation»
Dans cette affaire, deux parcelles ont été fractionnées pour distinguer les parties agricoles du reste de la surface. Depuis 1991, les premières sont en effet soumises à la Loi sur le droit foncier rural, qui exige une procédure spécifique. L’ensemble des parcelles faisant partie d’un «paquet», il fallait attendre le résultat de cette procédure pour finaliser la vente.
De même que pour le site de la Providence à Vevey, qui était pourtant convoité par la Municipalité, les terrains ont été cédés à Orllati à la suite d’un «appel d’offres sur invitation», comme le précise le président de la Fondation des hôpitaux de la Riviera, Pierre Rochat. Cela signifie que des futurs acquéreurs potentiels ont été sollicités pour l’achat du bien, mais qu’il n’y a pas eu de véritable mise en vente publique.
Pierre Rochat explique également que le produit des ventes, qui a été encaissé depuis et transféré à la fondation de soutien de l’Hôpital Riviera Chablais, est notamment destiné au financement de la transformation du site du Samaritain, également situé à Vevey. A travers ce recours, susceptible de faire capoter l’opération «Mottex», la ministre Dittli menaçait donc la planification hospitalière de sa collègue Rebecca Ruiz, en charge du département de la santé.
Crèche et centre pour migrants
Et pas seulement elle, car le mastodonte Orllati, qui raisonne sur le long terme, sait se rendre indispensable: en 2023, une partie de l’ex-clinique a été reconvertie provisoirement en un foyer pour migrants, ce qui soulage le département d’Isabelle Moret, en charge de l’asile. Un projet de crèche, également éphémère, a en outre été mis à l’enquête.
La suite? Selon le communiqué diffusé par la Fondation des hôpitaux de la Riviera au moment de la vente en 2021, Orllati prévoit à terme «un projet de développement immobilier» sur le site. Ce dessein pourra certainement être réalisé: après avoir annulé sa décision et rouvert le dossier à la suite du recours, devenu caduc, la commission foncière a confirmé la vente au constructeur turquoise. Ce dernier a donc pu apposer son nom au registre foncier sur l’ensemble du «paquet» en 2024.
Reste à savoir si les parties agricoles, dont le prix de vente officiel était très bas – 7 francs le mètre carré alors que celui des terrains à bâtir dans la région tourne autour des 1000 francs au minimum – seront constructibles un jour. Le plan d’affectation communal de la zone «centre» de Blonay, où se trouve le site de Mottex, est justement en cours d’élaboration et la région de la Riviera est vouée à se développer encore démographiquement. Une partie des terrains agricoles seraient toutefois constituée de surfaces d’assolement, ce qui les rend particulièrement intouchables.
La porte ouverte à des abus
Quoi qu’il en soit, cette histoire interroge sur l’efficacité de la commission foncière rurale en matière de protection des terres agricoles. Pour comprendre les motivations exprimées dans le recours signé par Valérie Dittli, il faut convoquer la Loi sur le droit foncier rural, dont une révision est actuellement discutée aux chambres fédérales. Son esprit est relativement simple: les parcelles agricoles sont réservées aux paysans, qui peuvent les acquérir sur la base de leur valeur de rendement, à savoir combien elles leur rapporteront à l’exploitation. Un prix licite, respectant le maximum autorisé dans la région pour un tel terrain, est fixé. Le but de cette loi est de renforcer au maximum la position des exploitants à titre personnel.
L’une des seules possibilités pour un acheteur qui ne serait pas agriculteur de mettre la main sur une parcelle de ce type est d’activer l’article 64 de ladite loi. Porte ouverte à des abus potentiels, cette disposition (qui vise à sauvegarder les intérêts des agriculteurs désireux de vendre) stipule notamment qu’un terrain peut être extrait du sérail agricole lorsque «malgré une offre publique à un prix qui ne soit pas surfait, aucune demande n’a été faite par un exploitant à titre personnel».
C’est là que le cas particulier de Blonay semble avoir amené les services de Valérie Dittli, et sans doute la ministre elle-même, à s’interroger. En effet, les trois parcelles à remettre avaient fait l’objet d’un appel d’offres dûment publié dans la Feuille des avis officiels en janvier 2023, comme l’exige la procédure. La surface en vente, 2 hectares pour 140'000 francs au total, était composée de pré-champs, vignes et jardins. A ce moment-là, un accord avait pourtant déjà été conclu depuis longtemps avec Orllati, puisque les terrains agricoles faisaient partie du «paquet» de Mottex.
L'épisode de Mottex a également alimenté les tensions entre Valérie Dittli et Jean-Claude Mathey, l'ancien président de la commission foncière rurale, dont le départ a été annoncé officiellement en décembre dernier. Le recours du département des finances et de l'agriculture (désormais remanié) contre la vente des parcelles agricoles de Blonay serait ainsi mentionné dans une plainte déposée contre Valérie Dittli par Jean-Claude Mathey, selon la RTS. Jean-Claude Mathey accusait la conseillère d'Etat de calomnie, subsidiairement diffamation, abus d’autorité et violation du secret de fonction à la suite d'un second recours, toujours pendant, déposé par le département contre une décision de la commission. La convocation de la ministre en tant que prévenue devant le procureur général avait été annulée après des pourparlers secrets entre Valérie Dittli et Jean-Claude Mathey,
L'épisode de Mottex a également alimenté les tensions entre Valérie Dittli et Jean-Claude Mathey, l'ancien président de la commission foncière rurale, dont le départ a été annoncé officiellement en décembre dernier. Le recours du département des finances et de l'agriculture (désormais remanié) contre la vente des parcelles agricoles de Blonay serait ainsi mentionné dans une plainte déposée contre Valérie Dittli par Jean-Claude Mathey, selon la RTS. Jean-Claude Mathey accusait la conseillère d'Etat de calomnie, subsidiairement diffamation, abus d’autorité et violation du secret de fonction à la suite d'un second recours, toujours pendant, déposé par le département contre une décision de la commission. La convocation de la ministre en tant que prévenue devant le procureur général avait été annulée après des pourparlers secrets entre Valérie Dittli et Jean-Claude Mathey,
Offres retirées sans conditions
Pas moins de quatre exploitants s’étaient montrés intéressés, dont trois sont de véritables agriculteurs actifs dans la région. L’une de ces personnes proposait en outre un prix légèrement supérieur à celui qui était demandé, avec un paiement immédiat. Étonnamment cependant, tous quatre avaient retiré leur offre sans condition quelques jours après l’avoir déposée, arguant qu’ils n’auraient «plus d’intérêt à exploiter personnellement à des fins agricoles.»
Détail troublant, les quatre missives de retrait étaient quasiment identiques, et aucun en-tête ni mention d’adressage n’y figuraient. Selon le département de Valérie Dittli, cette uniformité aurait dû mettre la puce à l’oreille de la commission, dont la tâche était d’enquêter sur les raisons et les circonstances de ces retraits. En effet, la société Orllati Real Estate SA a pour but «l’achat et la vente d’immeubles, la gestion immobilière et la promotion immobilière.» Les autres exceptions à la loi n’étant pas remplies dans ce cas particulier, elle ne pouvait donc prétendre mettre la main sur les terrains seulement à condition qu’aucun agriculteur ne soit dans la course.
Des lettres de retrait déjà rédigées
Que s’est-il passé pour que tous les exploitants retirent leurs offres? De source sûre, Orllati aurait, directement ou par le biais d’intermédiaires, approché les agriculteurs intéressés pour les convaincre d’abandonner, en leur offrant une contrepartie sous différentes formes (par exemple, un terrain dans la région ou la possibilité d’exploiter provisoirement les terres). La fameuse lettre de retrait leur aurait été directement proposée, prête à être signée. Dans certains cas, les acquéreurs potentiels se seraient vu expliquer que les terrains n’étaient en réalité pas à vendre.
Les paysans concernés, que nous avons contactés, ne veulent pas s’exprimer sur ces manœuvres. «Qui, aujourd’hui, peut aller contre les 400 millions de chiffre d’affaires d’Orllati? Il a les moyens de nous mettre la pression, on ne va pas aller au conflit avec lui», confie tout de même une personne.
Certains n’auraient pourtant toujours pas obtenu la contrepartie promise. Un entrepreneur local actif dans l’immobilier, qui s’était porté acquéreur au motif qu’il dirige une entité agricole reconnue, assure être de ceux-là. Il fulmine contre le promoteur de Biolay-Orjulaz: «Orllati, c’est le bon Dieu du canton de Vaud. Personne n’ose lui dire en face ce qu’il pense. Il profite de son aura et tout le monde lui mange dans la main.»
Contactée, Valérie Dittli ne souhaite pas commenter cet épisode. Orllati Real Estate, que nous avons sollicité, n’a pas souhaité répondre à nos questions concernant son implication dans le retrait des agriculteurs. Au sujet du projet immobilier, la porte-parole du groupe Orllati, Véronique Chaignat, précise que «différentes pistes de développement sont actuellement à l’étude. Ces réflexions s’appuient sur les droits à bâtir en vigueur et n’ont, à ce stade, fait l’objet d’aucune procédure officielle.»
Avec des départements remaniés la semaine dernière, le Conseil d’Etat compte avancer cahin-caha vers la fin de la législature. Quant à la commission foncière rurale, elle n’a pas fini de livrer ses secrets.