Quels dangers pose le protectionnisme décomplexé de l’administration Trump à l’économie helvétique? Les enjeux sont de taille tant les Etats-Unis représentent un marché clé pour la Suisse.
Alors que les CEOs de groupes vedettes du SMI ont montré patte blanche à l’équipe Trump, les risques sont multiples et la situation n’est pas au beau fixe. Voici un aperçu de six défis que posent les Etats-Unis de Trump à la Suisse.
Menaces de droits de douane
«Avec le retour de Donald Trump à la présidence, un vent de protectionnisme souffle sur les relations commerciales», note John Plassard, directeur à la banque Mirabaud. L’éventualité de nouvelles taxes douanières «pourrait fragiliser plusieurs secteurs clés de l’économie suisse». Donald Trump a menacé à plusieurs reprises d'imposer des droits de douane sur certaines importations européennes, y compris des produits suisses comme l'acier et l'aluminium. Bien que la Suisse ait été relativement épargnée, ces menaces ont créé une instabilité pour les entreprises exportatrices.
Pharma, chimie, horlogerie et or exposés
«Les Etats-Unis ne cibleront pas la Suisse par des mesures spécifiques, estime Stéphane Garelli, professeur d’économie à l’IMD. Mais si par exemple ils imposent des tarifs douaniers de 2,5% à tout le monde, nous serons forcément touchés». Charles-Henry Monchau, chef stratège de la banque Syz, cite le risque de «tarifs sur toutes les importations américaines, y compris suisses donc, qui affecteraient les gros secteurs exportateurs suisses (pharma, chimie, horlogerie).»
Il pointe aussi les tarifs sur les métaux précieux, et en particulier l’or. «La Suisse est un gros exportateur de métal jaune», souligne le stratège de Syz. Ces tarifs toucheraient les quatre grands raffineurs d'or mondiaux basés en Suisse: Metalor, MKS Pamp, Valcambi et Argor-Heraeus. En prévision d’éventuelles taxes, les exportations d'or de la Suisse vers les États-Unis ont d’ailleurs bondi en décembre (pour atteindre l’équivalent de 6 milliards de francs suisses, soit 64,2 tonnes d'or).
Les taxes américaines sur l'Europe pourront aussi affecter par ricochet la Suisse. «Si les taxes touchent les constructeurs européens de voitures, cela affectera les nombreux fournisseurs suisses de l’industrie automobile», souligne Anick Baud, spécialiste du marché suisse pour la maison de gestion Bruellan à Lausanne. Des constructeurs comme Stellantis (Fiat, Peugot, Opel…), Volkswagen et Volvo pourraient être en effet concernés par des taxes qui passeraient de 2,5% à 10%. En Suisse, 578 sous-traitants travaillent pour ce secteur, selon Swissmem.
Idem si Donald Trump décide d’imposer sévèrement la Chine: «elle est un gros client des entreprises suisses, et des sanctions à la Chine signifient moins de demande chinoise», rappelle Anick Baud.
Puces IA: la Suisse exclue du club
Farouchement protectionnistes de leurs puces IA, les Etats-Unis n’autoriseront que 18 pays à les importer de manière illimitée. La Suisse n’est pas dans la liste, ce qui la désavantagera par rapport aux pays autorisés. «C’est la compétitivité de la Suisse qui est en jeu, a réagi le 20 janvier Olga Baranova, secrétaire générale de CH++, un lobby citoyen.
Ces nouvelles mesures menacent de freiner drastiquement le développement de technologies d’IA de pointe dans notre pays. C’est un défi majeur pour la souveraineté technologique de la Suisse», a-t-elle par ailleurs écrit sur le site de l’organisation. L’objectif affiché des Etats-Unis est de bloquer l’accès de la Chine à ces technologies. Olga Baranova estime que la Suisse devrait «démontrer sa fiabilité et donner des garanties supplémentaires» aux Etats-Unis pour les rassurer sur ce plan.
La Chine, alternative surprise
Mais le 27 janvier, un élément a peut-être changé la donne: on apprenait que DeepSeek, une startup chinoise, avait surpassé ChatGPT en devenant l'app IA gratuite la plus téléchargée aux États-Unis. En quelques heures, la Chine était devenue un challenger redoutable dans le domaine de l’IA.
Réagissant à la déferlante DeepSeek, dont l’approche réalise l'exploit d'être jusqu'à 10 fois moins coûteuse, Olga Baranova plaide aujourd’hui pour l’ouverture de la Suisse. «Je pense que la Suisse doit garder toutes ses options ouvertes. La technologie IA se développe à une vitesse fulgurante. Personne ne peut prédire quelle technologie va s’imposer demain, et où. Cela dit, si DeepSeek est intéressante, nous ne pouvons pas pour autant nous passer des puces ultrapuissantes du californien Nvidia. Il nous faut donc trouver pourquoi la Suisse a été exclue de la liste des 18 pays et chercher des solutions avec Washington.»
Pour d’autres interlocuteurs, la Suisse peut se tourner librement vers la Chine. «Les puces chinoises étant également performantes,
c’est maintenant à la diplomatie suisse de plaider la neutralité du pays», estime Jean-Pierre Diserens, secrétaire général de la Convention of Independent Financial Advisors (CIFA).
Accord de libre-échange improbable
Les discussions sur un accord de libre-échange avec les USA vont commencer avec la nouvelle administration américaine, a annoncé le Conseiller fédéral Guy Parmelin le 23 janvier à Davos. Il fait part d’une «forte demande» du côté suisse. En effet, «l’absence d’accord de libre-échange entre la Suisse et les États-Unis rend les échanges plus vulnérables aux décisions politiques américaines», comme le relève John Plassard.
Mais qu’en est-il du côté américain? «Je crois que la Suisse n’est pas une priorité pour Donald Trump, tranche Stéphane Garelli. C’est un homme pressé, qui a devant lui quatre ans de mandat, peut-être même un demi-mandat s’il perd le Congrès en 2026, souligne le fondateur du Centre qui publie chaque année le Classement mondial de la compétitivité. Et la dernière chose qu’on veut faire, lorsqu’on est pressé, c’est de discuter avec la Suisse». C’est pourquoi Stéphane Garelli juge peu probable l’aboutissement d’un accord de libre-échange Suisse-USA.
Equilibrisme géopolitique obligé
Quel que soit le secteur, la Suisse devra s'efforcer de jouer aux équilibristes face à cette administration. «La Suisse devra probablement essayer de maintenir de bonnes relations aussi bien avec les Etats-Unis qu’avec la Chine», anticipe Jean-Daniel Ruch, ancien ambassadeur, notamment en Serbie, en Turquie et en Israël. «C’est un exercice de grand écart, qui est le lot des petits pays, soumis aux pressions des grands pays», ajoute le diplomate chevronné.
«Berne va sans doute poursuivre les discussions avec la Chine, notamment sur la mise à jour de l’accord de libre-échange Suisse-Chine, tout en se montrant très transparente avec les Etats-Unis, pour voir par exemple comment réintégrer la liste des 18 pays concernés par l’IA. Et j’ai l’impression que le Secrétariat d'Etat à l'économie (SECO) comprend très bien l’enjeu». A cet égard, Jean-Daniel Ruch souligne que la Suisse a une carte à jouer dans les négociations, étant le 7 ème plus gros investisseur aux Etats-Unis.
Concurrence sur le marché de l’armement
Pour la Suisse, le marché européen est le premier débouché pour son industrie de l’armement. Or Donald Trump fait pression sur l'Europe afin qu’elle augmente ses dépenses de défense, ce qui inclut plus d’achat d'armes américaines. En réponse, l’UE a exprimé sa volonté de discuter l’achat d'armes américaines afin d'éviter la menace de tarifs et pour renforcer les relations transatlantiques.
Cette évolution pourrait pousser la Suisse également à acheter plus d’armes américaines. En même temps, la concurrence américaine sur le marché européen du matériel de guerre pourrait affecter les fabricants suisses, déjà boudés par l’Allemagne parce que leurs produits ne s’exportent pas en Ukraine. «La Suisse aurait besoin d’investir davantage dans ses capacités industrielles et dans les technologies militaires de pointe où elle a brillé jusqu'ici», estime Jean-Daniel Ruch.
Risque sur le prix des médicaments
Plus de la moitié des exportations suisses vers les Etats-Unis sont liées au secteur pharmaceutique. «Pour ce secteur, on peut craindre une possible pression sur les prix de la part du nouveau ministre américain de la santé, estime Anick Baud, car les prix des médicaments sont plus chers qu'en Europe. Nous n'avons pas encore de détails à ce sujet, mais ce risque est plus immédiat pour les pharmas que les droits de douane.»
Surtout en l’absence d’un accord de libre-échange Suisse-USA, le secteur pharma suisse n’est pas immunisé contre ce risque de réglementation plus stricte sur les prix des médicaments, souligne aussi John Plassard, de même que contre le risque de nouvelles taxes douanières.
Les pharmas suisses, notamment Roche et Novartis, réalisent une part essentielle de leur chiffre d’affaires aux États-Unis. Stéphane Garelli ne croit toutefois pas à un scénario catastrophe: «il faut déjà voir si Robert Kennedy Jr sera confirmé ou non à son poste de ministre de la Santé.» Le CEO de Novartis, Vas Narasimhan avait relativisé les risques posés par la nomination de Robert Kennedy Jr. Selon Bloomberg, le secteur pharma entend même obtenir l’annulation des réglementations de l’ère Biden, dont celles qui ont réduit le prix de certains médicaments dans le cadre de Medicare.
Conclusion: une dépendance à limiter
Au cœur du sujet est la forte dépendance des plus grandes entreprises suisses, très présentes sur le marché américain et actives sur place comme Novartis, Roche, Nestlé, UBS ou Zurich Assurances, mais aussi des acteurs de taille moyenne comme Kudelski ou Sika. «Les Etats-Unis sont la première destination des exportations suisses (15%), étant passé depuis quelques années devant l’Allemagne», rappelle Anick Baud.
C’est aussi devenu le premier marché pour les horlogers helvétiques, captant 15% de leurs ventes. Face à ces incertitudes, «la Suisse doit diversifier ses marchés et renforcer ses alliances commerciales pour limiter sa dépendance aux États-Unis, préconise John Plassard. L’innovation demeure un levier majeur pour préserver sa compétitivité et sauter dans le wagons de nouvelles opportunités».