Ce vendredi 14 juin à 18h, jour de la Grève féministe, les membres de l’association MILLE SEPT SANS battront le pavé fribourgeois en silence. Tout de noir vêtues avec un voile sur le visage, ces «pleureuses» porteront un cercueil, peint en noir aussi, sur lequel est inscrit un mot: «Justice». Un cortège funèbre pour faire le deuil d’une justice en laquelle elles ne croient plus. Et une question: «Qui nous protège quand on acquitte des violeurs?»
Nous avons contacté Natascha Stegmann, la présidente de cette association fondée en 2015. Au téléphone, elle nous explique les raisons de cette action coup de poing. «Ces dix dernières années, en matière de violences sexistes et sexuelles, on a souvent entendu le même message de la part du pouvoir judiciaire, de la société et des médias qui consiste à dire: 'Allez porter plainte et faites confiance à la justice.'»
Or, cette confiance s’est effritée, selon la jeune femme. «A Fribourg notamment, il y a eu plusieurs cas d’agression sexuelle où les décisions de justice n’ont pas été en adéquation avec la peine ressentie par les victimes. De là, il nous apparaît essentiel en tant qu’association de se montrer solidaire avec les victimes et de questionner: 'C’est quoi la justice? Peut-on dire qu’elle nous protège lorsque des violeurs sont acquittés?' On se moque de nous, la justice est morte…»
Récemment, deux cas médiatiques ont secoué l’opinion publique. En cause, des arrêts du Tribunal cantonal (TC) de l’Etat de Fribourg qui ont provoqué indignation, colère et incompréhension. Alors que deux prévenus avaient été condamnés en première instance pour contraintes sexuelles et viols, ceux-ci ont été innocentés ou partiellement innocentés par le TC.
L’affaire du photographe abuseur
La première affaire éclate en 2015. Un photographe est accusé d’avoir abusé de 11 femmes, âgées de 17 à 34 ans au moment des faits, lors de séances photo, en les filmant à leur insu. En janvier 2021, il est condamné en première instance à 11 ans de prison par le Tribunal de la Sarine qui le reconnaît coupable de violation du domaine privé au moyen d’un appareil de prises de vue, de contrainte sexuelles et de viol. L’homme fait recours.
Coup de théâtre en avril 2022! En appel, le TC ne retient que le premier grief et réduit la peine à 30 mois d’emprisonnement dont 15 fermes, la cour estimant que les victimes étaient consentantes. Après avoir purgé 14 mois de prison, le quadragénaire ressort libre du tribunal.
Or, Le Tribunal fédéral (TF) ne l’a pas entendu de cette oreille. Saisi par le Parquet, il a remis sévèrement à l’ordre la justice fribourgeoise en considérant que la cour cantonale avait versé dans l'arbitraire en forgeant sa conviction uniquement sur images, sans tenir compte des témoignages des victimes. Conséquence: un nouveau procès s’est tenu la semaine dernière au TC dont le verdict sera rendu ces prochaines semaines.
Le cas Julie Hugo
En 2023, l’ex-chanteuse de «Solange la Frange», révélait avoir été tabassée et violée un soir de décembre 2021. Une affaire dont Blick avait rendu compte en 2023. S’en était ensuivi, un long parcours judiciaire, un véritable chemin de croix durant lequel Julie Hugo avait dû raconter 27 fois son histoire traumatique à la police, la justice, les médecins, l’office régional de placement, au centre d’aide aux victimes d’infractions (LAVI), etc. Avec au bout du tunnel, près de deux ans après l’ouverture de la procédure, la condamnation en première instance du prévenu pour viol, contrainte sexuelles et lésions corporelles simples.
Stupeur en mars 2024. L’homme est acquitté en deuxième instance par le tribunal cantonal (TC). Et Julie Hugo de témoigner dans les colonnes de Blick: «Avec ce verdict, j'ai été violée une nouvelle fois.» Le Ministère public ainsi que la plaignante ont fait recours auprès du Tribunal fédéral qui devra se déterminer ces prochains mois.
Rappelons aussi, une affaire plus ancienne, survenue en 2008 à Estavayer-le-Lac. Le TC, qui avait acquitté deux hommes accusés d’avoir violé une adolescente de 14 ans, avait été sommé en 2015 par le TF de revoir sa copie.
Deux cas qui interrogent
Avocate de deux plaignantes dans l’affaire du photographe abuseur, Maître Laurence Brand se souvient de son soulagement quand le TF avait désavoué la cour cantonale en 2022. «Ce premier jugement était d’une violence extrême pour les victimes et pour nous aussi, les avocats des parties plaignantes. Nous avions été surpris par l’issue — l’acquittement du prévenu — mais aussi par la motivation du jugement, peu respectueuse des victimes, à notre sens.»
Pour l’avocate, la cour cantonale ne s’est fondée que sur les images à disposition, sans tenir compte du contexte, pour déclarer que les victimes étaient consentantes. «Ont été employés des termes choquants pour qualifier les victimes comme ‘lascive’, ‘féline’ ou encore ‘aguicheuse’. Ce sont des mots qui n’ont pas leur place dans un jugement.»
Dans le cas de Julie Hugo, l’arrêt du TC a été vécu comme une gifle. Et le deuxième procès, une torture. «On a passé au crible ma personnalité, mon passé médical, mes mœurs ou encore mes pratiques sexuelles. On m’a questionné mon surnom sur les réseaux sociaux: 'La Patronne' en sous-entendant que cela pouvait être associé à des pratiques sexuelles sadomasochistes.»
Et en filigrane s’est dessiné, selon elle, son profil, celui de la mauvaise victime: «Le fait d’avoir une sexualité libérée, d’avoir eu une vie de musicienne rock'n'roll, d’être la personne que je suis, m’a desservi. Parce que je n'ai pas le profil d'une femme ‘classique’, la justice estime que je mérite ce qu’il m’est arrivé.»
Maître Chatagny, l’avocat de Julie Hugo n’a pas souhaité commenter le verdict du TC. «Le dossier n’est toujours pas clos. Il est désormais dans les mains du Tribunal fédéral.»
Un tribunal cantonal paternaliste?
Parmi toutes les personnes interrogées qui côtoient de près ou de loin le Tribunal cantonal, nul n’a souhaité que son nom apparaisse. Si, dans l’ensemble, elles ont loué, les progrès réalisés ces dernières années par la police, le Ministère public et les tribunaux de première instance dans la prise en charge et le traitement réservé aux victimes de violences sexuelles, les qualificatifs réservés au TC sont moins élogieux: «Justice paternaliste», «cour vieille école», «préjugés sexistes», «manque de connaissance et de sensibilité à la question des violences sexuelles».
Interrogé à ce sujet, le président du TC Marc Boivin, nous répond par écrit: «Le Tribunal cantonal ne commente en principe pas ses arrêts. Concernant les reproches faits à l’encontre de notre Tribunal qui consisteraient à donner à penser que celui-ci pratiquerait une justice paternaliste, ce constat ne saurait à l’évidence ressortir d’une lecture attentive et raisonnable de l’ensemble de nos arrêts, guidés par des réflexions juridiques.»
Député socialiste au Grand Conseil fribourgeois, Simon Zurich, relève que «la police a fait beaucoup d’efforts dans la formation de ses agents en matière de violences sexuelles, notamment dans l’écoute et la prise en charge des victimes. En revanche, je remarque un certain manque de formation et de sensibilité de la justice dans ce domaine. Ce qui est regrettable, car on attend de celle-ci qu’elle soit exemplaire.»
Un sentiment partagé par une avocate fribourgeoise qui souhaite rester anonyme. «Nos tribunaux sont généralistes. En matière pénale, un juge est amené à se prononcer sur des infractions qui peuvent aller de l’infraction à la loi sur les stupéfiants, aux vols, en passant par les infractions à l’intégrité physique ou encore des délits de chauffard. Peut-être que certains juges sont moins sensibles à certaines problématiques, notamment en matière de violences sexuelles…»
La police se forme. Pas la justice
Or, depuis 2018, les affaires traitées par la brigade mœurs et maltraitance de la police fribourgeoise, pour atteinte à l’intégrité sexuelle, ont augmenté de 70%. «Nous sommes passés de 230 affaires en 2018 à 393 en 2023, indique le chef de brigade, Blaise Longchamp. Nos effectifs ont doublé, passant de 12 à 23 inspecteurs.»
Si des formations pour recueillir la parole des victimes existent depuis 20 ans, le chef de brigade reconnaît qu’il a fallu s’adapter pour faire face à la forte augmentation des cas. Formations et supervisions continues avec des spécialistes, sont organisées avec pour but «d’améliorer constamment notre façon de travailler et d’auditionner les victimes et de former des policiers spécialisés. La société est en perpétuelle évolution sur ces questions-là, il est impératif d’évoluer avec celle-ci.»
Une démarche qui pourrait, peut-être, inspirer la justice fribourgeoise?