Vous l’avez sûrement lu: l’heure est sombre, notre démocratie est en danger. Des minorités noires et arc-en-ciel censurent la pensée libre. Des obscurantistes aux méthodes fascistes ont pris le pouvoir en jouant les victimes. Molière, reviens! Coluche, tu nous manques! Desproges, heureusement que tu n’as pas à voir ça! On ne peut plus rien dire.
À part sur Twitter. Et au bistrot. Et à Pâques pendant le repas de famille. Et quand on est éditorialiste en Suisse romande. Et quand on est responsable politique.
Ils ne peuvent plus rien dire, mais c’est fou ce qu’on les entend. Depuis plusieurs semaines, il y a du larsen. Tous leurs micros sont allumés. Les néoréactionnaires ont trouvé un nouvel os pour ronger le progressisme. Ils sont en boucle depuis l’interruption dans le périmètre de l’Université de Genève de deux conférences jugées transphobes par des militant.e.x.s fin avril et au mois de mai. Le rectorat s’est joint au concert: il a annoncé vouloir porter plainte.
Un karaoké bien organisé
C’est un karaoké bien organisé, bientôt plus besoin des paroles. Mais ça déraille quand même. On crie au bâillonnement, à la mort du débat, à la dictature des faibles, au wokisme. À la peste brune, même. Tout cela n’a aucun lien avec une quelconque réalité, mais c’est pratique. Lorsqu’on a trop souvent la parole, gesticuler permet de figer la capacité de réflexion, de ne jamais laisser les personnes concernées entrer dans la danse et, surtout, de se détourner du débat de fond auquel on ne connaît rien.
Le fond. Après l’avoir touché, parlons-en. Si ces conférences avaient été racistes ou antisémites, qui se serait offusqué de voir les autrices et auteurs des ouvrages dénoncés se faire rudoyer? Si les livres présentés avaient été écrits par des Blancs voulant contrôler la vie des Noirs incapables d’autodétermination, auriez-vous versé une larme sur l’autel de Voltaire?
Je vous entends — encore! — d’ici: tant que les propos tenus entrent dans le cadre légal, vous ne voyez pas le problème. Ça se plaide. Sauf que la transphobie n’est toujours pas vraiment punissable. Les parlements, le Grand Conseil vaudois en tête, n’en veulent pas dans la loi.
Concentrons-nous sur l’œuvre la plus problématique présentée à Genève, la première à avoir été perturbée: «La Fabrique de l’enfant-transgenre», des deux psychanalystes françaises Caroline Eliacheff et Céline Masson. Oui, parce qu’apparemment, on fabrique la transidentité. Comme l’homosexualité. Pas étonnant venant d’autrices dont l’Observatoire de La Petite Sirène réunit des proches de La Manif pour tous — créée pour s’opposer au mariage gay, et donc des milieux bigots ultra-cathos qui prient en latin.
Ouvrage «contre-scientifique»
C’est ce que révèle notamment une enquête du site d’information français Mediapart sur plusieurs «groupuscules conservateurs» luttant contre la transidentité des mineurs — «la nouvelle panique morale en France». Caroline Eliacheff et Céline Masson ont beau battre le pavé et rejeter les accusations de transphobie: zéro street cred’.
Mais qu’écrivent-elles? En gros, elles alertent contre les dérives transgenres chez les mineurs, s’inquiètent de voir de plus en plus de jeunes voulant passer d’un genre à l’autre, parlent de «contagion sociale», de «propagande» diffusée via les réseaux sociaux influenceurs. En gros, attention à ne pas laisser les jeunes s’autodéterminer sur leur identité de genre parce que beaucoup trop choisissent de «détransitionner» après avoir transitionné. Et elles ne veulent pas d’intervention chirurgicale sur les plus jeunes.
Sont-elles crédibles? Les spécialistes ne sont pas tendres avec l’ouvrage de Caroline Eliacheff et Céline Masson. La psychologue et sexologue Adèle Zufferey, qui a suivi plus de 500 jeunes trans et participé à la rédaction de publications sur le sujet (à lire: «Jeunes trans et non binaires — de l’accompagnement à l’affirmation», sorti en 2021), dénonce un ouvrage «contre-scientifique».
«À la limite du complotisme»
«Ce livre emballé d’idéologie réactionnaire va à l’encontre du consensus scientifique, assène la codirectrice de la Fondation Agnodice à Lausanne, qui accompagne les personnes trans de moins de 18 ans. Les autrices n’ont jamais fait de recherche scientifique sur le sujet, elles ne sont en rien des spécialistes.»
Au téléphone, elle étaye: «Elles citent des études controversées. Et il est par exemple complètement faux d’affirmer que 90% des jeunes qui ont commencé une transition à 15 ans n’en veulent plus à l’âge de 20 ans. Ce chiffre, selon les dernières données, ne dépasserait en fait pas les 2%. Bien sûr, il faut davantage d’études, mais de vraies études, revues par les pairs. Là, elles parlent de lobbies, d’entreprises pharmaceutiques qui ont des intérêts… On est à la limite du complotisme!»
Autre spécialiste romande contactée, la psycho-sexologue Aline Tatone rappelle que les personnes qui décident de revenir sur leur décision ne le font en général pas parce qu’elles se sont trompées. «Les premières causes de ces décisions sont en fait le manque de soutien et la transphobie, détaille la présidente du collectif Sui Generis, qui lutte justement contre ces discriminations-là. La nouvelle condition devient alors plus douloureuse que la précédente. Il y a d’ailleurs un fort risque de suicide après un coming-out trans (ndlr: jusqu’à dix fois plus de risque de suicide chez les personnes trans, selon Stop Suicide).»
La transidentité n’est pas une mode
Elle souligne encore: «Il y a des enfants qui savent très vite qu’ils ne correspondent pas au genre qui leur a été assigné à la naissance. Lors d’un suivi psy, on leur permet alors d’explorer le genre. Puis, on peut retarder la puberté: pratique qui n’a pas de conséquences irréversibles. Il est en réalité très rare que des actes chirurgicaux soient menés avant 18 ans. D’autre part, tout le monde ne veut pas d’une intervention chirurgicale: il y a des gens qui ne suivent pas le modèle binaire femme-homme.»
Instagrammeur trans, Léon Salin se sent attaqué par le livre de Caroline Eliacheff et Céline Masson. «Elles parlent d’influenceurs qui font de la propagande pour convertir les jeunes, s’étonne-t-il au bout du fil. Je ne les convertis pas, je les sauve! C’est grâce à la visibilisation des questions de transidentité que j’ai réussi à me rendre compte de qui j’étais et à me libérer d’une douleur intense. Derrière le discours des autrices, il y a l’idée que la transidentité est une mode. C’est scandaleux qu’une université accepte de tels propos et je trouve 100% normal qu’il y ait eu une manifestation pour les empêcher!»
Comme pour l’homosexualité, sous-entendre ou prétendre que la transidentité est un choix ou une mode est transphobe. Et la «transphobie tue», pour reprendre les termes de la banderole déployée pour l’occasion.
Chérissons le droit de manifester!
Au terme de ce petit tour d’horizon, impossible de ne pas apporter son soutien aux personnes qui ont manifesté leur désaccord lors de ces événements. Et aux réac’ qui hurlent à la fin de la démocratie, rappelons-leur ceci: le vrai débat ne peut avoir lieu que si on écoute les spécialistes, si on lit des études sérieuses et si on convoque les personnes directement concernées.
Ce n’était pas le cas ici. C’est vrai, s’il y a eu des actes de violence dans un camp comme dans l’autre — les versions divergent, il faut les condamner. Mais le droit de manifester est un droit démocratique fondamental. Il est donc bien malvenu de le critiquer au nom de cette même démocratie, en réalité plus vivante que jamais.
Le rectorat serait bien inspiré de retirer sa plainte
Quant au rectorat, il serait bien inspiré de renoncer à sa plainte. En accueillant cet exposé organisé par le Centre de psychanalyse de Suisse romande, il a donné un porte-voix — sans possibilité de contradiction — à des discours malhonnêtes. L’université doit être un lieu de savoir et de connaissance, pas un lieu de désinformation et d’idéologie conservatrice. Ses dirigeants devraient agir pour offrir à tout le monde des lieux de vie et de discussion sécurisants.
La santé d’une société se mesure toujours au bien-être des plus faibles de ses membres, qui n’ont souvent d’autre moyen que de s’exprimer en manifestant ou sur les réseaux sociaux. Diaboliser ses prises de parole est une tactique pour garder la parole. Et, surtout, pour ne pas devoir se remettre en question.