Cette semaine, une conférence s’est tenue à Genève avec environ 900 scientifiques, diplomates et autres participants. Elle était organisée par le Geneva Science and Diplomacy Anticipator (GESDA), une nouvelle fondation qui observe les développements scientifiques mondiaux. Le Conseil fédéral a réussi à convaincre Peter Brabeck, ancien cadre de longue date de Nestlé, d’en devenir le président.
Pourquoi réunissez-vous des scientifiques et des diplomates à Genève?
La science progresse beaucoup plus vite que la politique. Les hommes politiques sont trop préoccupés par leur agenda pour pouvoir vraiment penser aux évolutions à long terme. Et donc, le progrès scientifique ne peut pas être appliqué parce que le cadre politique fait défaut. Les avancées sont ainsi tuées dans l’œuf.
Comment voulez-vous changer cela?
Nous avons demandé l’avis d’environ 4000 scientifiques du monde entier. Ils ont fait des prévisions dans tous les domaines de la recherche sur les percées technologiques que l’on peut attendre dans cinq, dix et 25 ans. Nous les confrontons aux politiciens et aux diplomates.
Quel est le rôle des politiciens, selon vous?
Ils doivent se demander comment les percées scientifiques peuvent profiter au grand public sans rester dans les mains de quelques grandes entreprises ou gouvernements. Et sonder les domaines où l’humanité devrait renoncer à toute recherche supplémentaire pour des raisons éthiques.
Par exemple?
Internet a été inventé à Genève et constitue la base commerciale des trois plus grandes entreprises du monde. Ce n’est qu’aujourd’hui que les politiciens comprennent qu’ils auraient dû le réglementer afin que personne n’ait une situation de quasi-monopole pareille. Avec le GESDA, on aurait pu le voir venir.
Les plus grandes réalisations ne sont-elles pas imprévisibles par essence? Personne ne s’attendait à ce que le smartphone change le monde…
Aucun développement ne vient d’un coup. On dit que les vaccins anti-Covid ont été développés en douze mois, mais c’est complètement faux. La technologie de l’ARNm est connue depuis 30 ans. Mais seules quelques entreprises y ont cru et ont investi dans la recherche. Et c’est seulement à ce moment-là que les politiciens se sont dit que l’ARNm pouvait être une solution.
Quel sera le prochain grand changement pour l’humanité?
Nous avons plus de 200 développements sur le radar. Je pense personnellement que les percées les plus importantes viendront des ordinateurs quantiques. Les plus optimistes pensent qu’on pourra en produire dans cinq ans. De façon réaliste, on peut estimer que cela prendra plutôt dix ans.
Qu’est-ce qu’un ordinateur quantique?
Un appareil qui multiplie la capacité des meilleurs ordinateurs actuels par mille. Cela rendra possible une véritable intelligence artificielle. La machine pensera alors comme un être humain. Elle ne sera plus dépendante des données que les humains lui fournissent, mais apprendra par elle-même.
Ça a l’air effrayant.
C’est très effrayant! C’est pourquoi nous avons besoin de règlements. Le développement est actuellement entre les mains de trois entreprises et de quatre pays dans le monde. Le reste participe d’une manière ou d’une autre, mais le cœur de la technologie est concentré. À l’avenir, nous ne devrions pas laisser les nouveaux Facebook et Google, qui ont tant de pouvoir, devenir politiquement dangereux.
Que peut-on attendre comme révolution autre que l’intelligence artificielle?
La fusion de la biotechnologie et des technologies de l’information. Aujourd’hui déjà, je peux avoir des genoux artificiels qui sont plus forts que les miens. Il y a des gens qui courent plus vite avec des jambes artificielles et qui ne sont donc pas autorisés à participer aux Jeux olympiques. Un cœur artificiel est probablement plus résistant que le mien. Cela conduit à des questions fondamentales. Combien de temps un être humain reste-t-il un être humain? Quand devient-il un robot ou un avatar?
Qu’en pensez-vous?
Je me souviens d’un robot à une conférence, à Hong Kong. Il était programmé pour donner un cours et était capable de répondre à des questions simples. Ce robot avait la citoyenneté et un passeport. Il existe des personnes qui se sont fait insérer un dispositif pour pouvoir voir dans la nuit. Ils sont déjà quelque part entre les humains et les robots.
Vous avez passé votre vie chez Nestlé, à travailler sur la nutrition. Quelles sont les évolutions possibles dans ce secteur?
Il sera davantage basé sur les calories végétales que sur les calories animales. Pas pour des raisons éthiques, mais pour des raisons environnementales. La consommation d’eau pour une calorie animale est dix fois supérieure à celle d’une calorie végétale. Nous ne pourrons pas nourrir les dix milliards de personnes prévues dans un futur proche comme nous le faisons aujourd’hui. Nous n’avons pas assez d’eau, nous n’avons pas assez de sol. Cela ne veut pas dire que nous ne mangerons plus de viande du tout, mais certainement pas un steak de 700 grammes tous les jours comme les Texans.
Un retour au bon vieux rôti du dimanche?
Oui, ma génération a grandi en mangeant de la viande une fois par semaine, peut-être deux, et c’était quelque chose de spécial. Au passage, je suis profondément convaincu que la nourriture restera toujours une partie émotionnelle de l’être humain et ne sera jamais remplacée par l’ingestion de gélules ou de pilules, même si cela était possible.
Et que pouvons-nous attendre du génie génétique?
Des chercheurs ont créé des embryons dits chimériques: mi-humains, mi-singes. Mais les fœtus ont été tués. Le clonage d’enfants est aussi possible, en théorie. Cela peut également conduire à une expansion des capacités humaines. Dans ce domaine, des règles internationales sont nécessaires pour déterminer ce qui est autorisé et ce qui ne l’est pas. Ces recherches peuvent être positives, mais elles peuvent aussi avoir des conséquences dévastatrices.
Cela reste dangereux. Il y aura toujours des personnes qui contourneront les règles...
Avec des conditions-cadres, les projets illégaux resteront des cas isolés. Pour un scientifique, la publication de ses recherches dans des revues est généralement la motivation la plus importante. Si l’interdiction de publication sur certains sujets est effective, l’incitation à la recherche éthiquement douteuse sera déjà beaucoup plus faible.
Peter Brabeck-Letmathe est né à Villach, en Autriche, en 1944. Après des études d'économie, il est entré en 1968 dans l'entreprise alimentaire Nestlé, pour y rester pendant près de 50 ans.
Après avoir occupé différents postes dans le monde entier, il a été CEO de 1997 à 2005, puis président du conseil d'administration jusqu'en 2017. Aujourd'hui, il préside la fondation GESDA, soutenue entre autres par la Confédération et le canton de Genève.
Peter Brabeck-Letmathe est marié, a trois enfants adultes et vit à Verbier (VS).
Peter Brabeck-Letmathe est né à Villach, en Autriche, en 1944. Après des études d'économie, il est entré en 1968 dans l'entreprise alimentaire Nestlé, pour y rester pendant près de 50 ans.
Après avoir occupé différents postes dans le monde entier, il a été CEO de 1997 à 2005, puis président du conseil d'administration jusqu'en 2017. Aujourd'hui, il préside la fondation GESDA, soutenue entre autres par la Confédération et le canton de Genève.
Peter Brabeck-Letmathe est marié, a trois enfants adultes et vit à Verbier (VS).
Quel serait l’organisme approprié pour fixer ces règles?
Cela n’existe pas encore. Pour l’informatique quantique, une sorte de CERN pourrait être mis en place, soutenu par de nombreux pays. Cela permettrait de limiter le pouvoir de quelques entreprises et de démocratiser son utilisation. Un conseil scientifique qui propose des principes éthiques serait également une possibilité. Il pourrait être situé à Genève, par exemple.
Quelle est l’importance de Genève pour le monde d’aujourd’hui?
En tant que deuxième centre des Nations unies après New York, elle est très importante. Mais Genève doit également attirer de nouvelles institutions. Ou alors les anciennes doivent se réinventer. Avec GESDA, la Confédération comme la région genevoise veulent s’assurer que Genève reste attractive. Si nous proposons des solutions, alors Genève et la Suisse ont la première prérogative de mettre en œuvre ces solutions, si elles sont intéressées. Si ce n’est pas le cas, nous avons le droit d’aller ailleurs.
La science a-t-elle gagné en importance grâce à la pandémie?
Oui, et en même temps, la science est entrée dans une zone de conflit au sein de l’opinion publique. Même dans le domaine scientifique, on parle de probabilités élevées et il n’y a jamais de vérités ultimes. Quand les politiciens utilisent la science dans leur argumentaire, chacun prend ce qui lui convient.
Et vous, comment avez-vous vécu cette période?
Très durement dès le début. J’ai été infecté et mis en soins intensifs pendant douze jours. C’était l’une de mes batailles les plus difficiles. La maladie était comme un chien galeux qui s’asseyait sur mon cou et ne voulait pas me lâcher. C’était un combat difficile, jour et nuit.
Comment cela a-t-il influencé votre attitude face à la pandémie?
J’ai été surpris de constater à quel point nous étions mal préparés en tant que société. Pourtant, nous avions déjà prédit une potentielle pandémie au WEF en 2015. Pendant que j’étais allongé à l’hôpital, les politiciens riaient encore à la télévision française. Et quand ils ont finalement réagi, ils ont complètement exagéré.
Vous pensiez que les mesures anti-Covid étaient exagérées?
L’humanité n’a jamais fait autant de dégâts économiques dans son histoire qu’au cours de ces derniers mois. Même la Seconde Guerre mondiale n’a probablement pas fait autant de dégâts à ce niveau précis. En Suisse, nous ne l’avons pas vraiment remarqué. Mais le nombre de personnes touchées par l’extrême pauvreté dans le monde est passé de 720 millions à un milliard. La mortalité infantile due à la faim a été multipliée par six. Pour chaque décès dû au Covid, 1,6 enfant supplémentaire est mort de ses effets collatéraux! Ajoutez à cela les nombreux jeunes qui ne sont pas allés à l’école pendant deux ans. Ces conséquences auraient pu être évitées si nous avions mieux anticipé la pandémie, et si les décideurs politiques avaient été mieux préparés. GESDA devrait contribuer à ce que cela ne se reproduise pas à l’avenir.