Au sein du landerneau politico-médiatique genevois, dire que le recrutement par Léman Bleu de la journaliste Laure Lugon Zugravu n’est pas passé inaperçu relève du doux euphémisme. Celle qui a fait les beaux jours du «Temps», en régalant ou en horripilant les lectrices et lecteurs, notamment par ses éditoriaux piquants – réactionnaires, diront ses détracteurs – rejoint les écuries de la petite chaîne régionale le 6 janvier 2025.
Annoncé à grands renforts de flonflons, trompettes et communiqué de presse, la nouvelle n’a pas plu, mais alors pas du tout, au conseiller administratif (Exécutif) de la Ville de Genève Sami Kanaan. Il l’a fait savoir sur sa page Facebook le samedi 23 novembre: «Décidément, on peut estimer que notre chère télévision locale Léman Bleu se ‘trumpise’ à grande vitesse! En recrutant Laure Lugon Zugravu, elle va réussir l'exploit de faire passer Pascal Décaillet pour un doux gauchiste bobo écolo décroissant et queer!», écrit le magistrat socialiste.
Sans surprise, le commentaire a déclenché une avalanche de réactions outrées à droite. Vent debout, les députés PLR, dont Cyril Aellen et Murat Julian Alder, ont hurlé au scandale. Pour le conseiller national du Mouvement citoyens genevois (MCG) Daniel Sormanni, les propos du magistrat constituent «une atteinte à l’indépendance de la presse qui fait froid dans le dos». Quant au rédacteur en chef de la chaîne de télévision genevoise, Jérémy Seydoux, il n'évoque rien moins qu’«une tentative d’intimidation et d’ingérence» de la part de l’élu à l’Exécutif de la Ville.
Un magistrat en roue libre?
Pour la nuance, on repassera. Mais quelle mouche a bien pu piquer le magistrat socialiste? Véritable inquiétude ou saillie d’un politicien en roue libre, à quelques mois de la fin de son mandat au sein du gouvernement de la Ville?
«J’aurais sans doute fait de même si j’avais été candidat à ma réélection. Certes, la formule aurait pu être un brin plus diplomatique», concède Sami Kanaan à l’autre bout du fil. Et d’admettre qu’à tête reposée, il aurait peut-être préféré le terme de «droitisation» de la chaîne genevoise à celui de «trumpisation». «C’est d’ailleurs ce que j’ai voulu mettre en évidence en faisant un parallèle entre Laure Lugon et Pascal Décaillet, des personnalités très marquées politiquement.» Avant de souligner: «On ne peut pas nier qu’en termes d’image, le recrutement de la journaliste est symbolique.»
Si le travail des journalistes et la qualité des contenus de Léman Bleu sont salués et ont été récompensés (Prix de la Transparence «regio» 2023 et deuxième place au Swiss Press Awards 2024 pour le rédacteur en chef Jérémy Seydoux), ce «recrutement symbolique» vient renforcer une équipe de porteurs d’image de la marque situés à droite de l’échiquier politique.
Une équipe de porteurs d’image à droite
Avec, comme figure de proue, le journaliste Pascal Décaillet. Producteur et animateur de l’émission phare de Léman Bleu «Genève à chaud», l’éditorialiste se revendique souverainiste, patriote et populiste – posture résumée sobrement par un «Oui je suis populiste et je vous emmerde» sur son blog. Connu pour son style incisif, ses positions tranchées et ses sympathies pour les idées de l’UDC et du MCG, il a fait l’objet d’un boycott de certains députés genevois, comme l’écrivait en 2015 une certaine Laure Lugon, dans les colonnes du «Temps».
Autre figure de la chaîne, le Français Philippe Val, ancien directeur de Charlie Hebdo et de France Inter. Un habitué des polémiques – souvenez-vous, il se disait ouvertement islamophobe avant de nuancer ses propos sur nos plateformes – qui intervient presque chaque semaine dans l’émission «Le poinG», aux côtés de la journaliste Laetitia Guinand.
Cette même journaliste a fait une apparition remarquée, mercredi 27 novembre, sur «CNews», chaîne de télévision française à la ligne éditoriale ultraconservatrice, propriété du non moins ultraconservateur milliardaire Vincent Bolloré. Invitée dans «Punchline», émission animée par Laurence Ferrari, l’un des visages de la Bollosphère, Laetitia Guinand a été amenée à commenter des thèmes d’actualité, dont l’un des dadas de la chaîne populiste: la sécurité.
Et puis, comment ne pas citer encore Charles Poncet, ancien ténor du barreau, élu au Grand Conseil sous les couleurs UDC – il siège en indépendant après avoir claqué la porte du parti – qui vient faire son show «Poncet en liberté» en alternance avec l’élu socialiste très marqué à gauche Sylvain Thévoz?
Silence courroucé de Léman Bleu
L’arrivée de Laure Lugon Zugravu acte-t-elle la droitisation de la chaîne, comme semble le penser Sami Kanaan? Cette question, bien sûr, nous l’avons posée à la direction de la chaîne qui nous a opposé un silence, disons, courroucé. Pourtant, en coulisse, de nombreux interlocuteurs jugent légitime la problématique soulevée par le magistrat – même s’ils n’ont que peu goûté à la forme.
Que pense Sylvain Thévoz des propos de son camarade de parti sur Facebook, à l’encontre de Léman Bleu? «La forme lui appartient, mais le débat mérite d’être posé», répond cet habitué des plateaux. En sortant des affaires – qui plaisent ou déplaisent – la chaîne s’expose forcément à la critique. Comme la Radio Télévision Suisse qu’on accuse souvent d’être trop à gauche. C’est le jeu de l’influence politique.»
Pour le socialiste, il est vrai qu’«à l’antenne coexistent journalistes et journalistes éditorialistes à la plume cinglante. Je peux comprendre la réaction de politiciens qui s’interrogent: ‘Est-ce le journaliste qui parle? Ou l’éditorialiste? Par exemple, Pascal Décaillet signe des papiers d’opinion dans le GHI qui sont très positionnés à droite.»
Et Sylvain Thévoz de faire remarquer qu’avec une offre médiatique genevoise qui se réduit comme peau de chagrin, «l’étoile montante du paysage médiatique suisse» est amenée à jouer un rôle de plus en plus important. Dans la formation de l’opinion, notamment. Ce qui fait dire à Sami Kanaan, toujours à propos de Léman Bleu, que «la chaîne à une responsabilité accrue d’être vigilante à la représentation des équilibres entre les différentes sensibilités de notre société».
Un actionnaire richissime et des financements publics
D’autant plus que la chaîne genevoise – dont l’actionnaire majoritaire est le richissime et influent Stéphane Barbier-Mueller, actif dans l’immobilier – reçoit également une importante manne d’argent public. Des subventions (255’000 CHF) et des partenariats de coproduction d’émissions (216’700 CHF) de la Ville de Genève. Mais aussi des subventions (180’000 CHF) et des contrats de prestation (254’979 CHF) du Canton.
Et surtout, une quote-part de la redevance aux radios et TV privées (3'263'716 CHF en 2024) qui, dans le cadre de ce mandat de prestations, contraint Léman Bleu à refléter une grande diversité d’opinions et d’intérêts. Ce que fait la chaîne – toujours très attentive à l’équilibre et à l’orientation politique des invités qui composent ses plateaux.
Daniel Sormanni, lanceur d’alerte «maison»
Toutefois, un nom revient fréquemment sur les lèvres de ceux qui pensent – sous couvert d’anonymat – que la télévision du bout du Léman dérive à droite, portée par un vent populiste. Celui du conseiller national Daniel Sormanni (MCG), estampillé «lanceur d’alerte maison».
«On peut observer la même mécanique à l’œuvre, nous glisse un observateur de la petite sphère médiatico-politique genevoise. Un élu – Daniel Sormanni – assisté de son avocat – Maître Romain Jordan, par ailleurs son neveu, mais aussi son assistant parlementaire à Berne – est à l’origine des révélations du média genevois.»
La dénonciation pénale à l’encontre de la conseillère administrative (Exécutif) verte Frédérique Perler, à la suite des soupçons de complicité avec l’action d’arrachage de bitume aux Pâquis, révélée le 30 juin 2022 par Léman Bleu? C’est lui.
L’affaire Fabienne Fischer, du nom de l’ancienne conseillère d'Etat écologiste soupçonnée d'avoir utilisé des collaborateurs de son département pour sa propre campagne politique? C’est encore lui. Et c’est à nouveau la chaîne genevoise qui révèle, en juin 2023, l’action du député MCG auprès du préposé à la transparence pour consulter les agendas de plusieurs employés du département de l’économie et de l’emploi.
Le scandale des embauches au sein du département de l’aménagement, des constructions et de la mobilité (DACM) dirigé par la Verte Frédérique Perler, révélé par la «Tribune de Genève», suivie par Léman Bleu? C’est encore et toujours Daniel Sormanni. À noter qu’encore récemment, le conseiller national s’est rendu sur le plateau de Léman Bleu pour annoncer saisir la justice et faire recours contre la votation sur l’impôt auto.
Sormanni se défend
Contacté, le septuagénaire s’amuse de l’attention qu’il suscite. Daniel Sormanni l’assure, il n’a pas d’agenda caché. «Il est vrai que mes attaques sont souvent orientées contre la gauche. Mais si je venais à trouver une affaire contre la droite, je ferais de même. En Ville, la droite n’est pas aux affaires, donc on n’a pas grand-chose à dire contre elle.»
La «trumpisation» de Léman Bleu, selon lui, c’est du grand n’importe quoi. «Sami Kanaan a le droit de penser ce qu’il veut. En revanche, la forme est un peu fort de café. Il arrive à la fin de son mandat. L’amertume le fait tirer sur tout ce qui bouge.»
À ceux qui s’émeuvent de la tribune offerte un peu trop souvent à Daniel Sormanni sur la chaîne du bout du lac, le principal intéressé rétorque: «Franchement, Décaillet ne m’invite pas si souvent que ça. Que voulez-vous que je vous dise? Que Jérémy Seydoux m’aime bien?» Il glisse malicieusement: «C’est vrai, j’avoue.»