Lukas Engelbergerest devenu le visage de la pandémie, le médiateur entre la Confédération et les cantons: directeur de la santé de la ville de Bâle et président de la Conférence des directeurs de la santé (CDS), il est depuis deux ans sous les feux des projecteurs. Main dans la main avec le ministre de la Santé Alain Berset, il explique la politique en matière de Covid-19 de la Suisse et défend des mesures sanitaires ou des assouplissements – le tout avec patience et compréhension.
En promenade avec Blick, de la cathédrale à la terrasse panoramique de Bâle, le quadragénaire, père de trois enfants, jette un regard critique en arrière. Les 13’000 victimes le laissent amer. Il regrette le fait que la Suisse se soit longtemps abstenue de prendre des mesures plus strictes alors que le nombre de cas, et de décès, augmentait lors de la deuxième vague en automne 2020: «Ces personnes et leurs proches ont enduré beaucoup de souffrances, soupire Lukas Engelberger. Beaucoup n’ont pas pu faire leurs adieux, car la situation épidémiologique ne le permettait pas. Cela m’attriste beaucoup.» C’est encore avec patience qu’il répond aux questions de Blick.
Lukas Engelberger, le Conseil fédéral veut tout rouvrir le plus rapidement possible. N’oublie-t-on pas les personnes âgées et celles qui ne peuvent pas se protéger à cause d’une maladie? Qu’en est-il des enfants, qu’en est-il des risques de Covid long?
Nous n’oublions bien sûr pas ces personnes! Mais nous commençons à atteindre nos limites. Pour protéger en permanence toutes les personnes vulnérables du pays contre le virus, nous devrions continuer à restreindre le quotidien de la population pendant des mois, voire des années. Ce n’est pas réaliste. Voici ce que nous pouvons faire: renforcer la protection dans les institutions critiques comme les hôpitaux, les maisons de retraite et les établissements de soins par des mesures sanitaires. Et éventuellement les maintenir aussi dans des lieux comme les écoles ou les transports publics. Et il faut aussi que les personnes à risque se protègent elle-même.
En tant que directeur de la santé de Bâle, êtes-vous vraiment à l’aise avec cette stratégie?
Nous sommes toujours en temps de pandémie, mais nous devons sortir de ce mode crise. La gastronomie, la culture, le tourisme — ces secteurs ont à nouveau besoin d’air pour respirer. Je ne suis pas naïf, les gens continueront à contracter le virus. Nous devons y faire face. Et au vu de la charge hospitalière, c’est actuellement envisageable. Même s’il n’y a que peu de marge.
On a beaucoup critiqué la politique suisse en matière de Covid-91. Qu’aurions-nous dû faire mieux?
Nous devons aujourd’hui reconnaître que nous en avons fait trop peu à certains moments. Lors de la première vague, en février 2020, alors que nous ne savions presque rien sur le virus, nous étions obligés d’improviser. Mais déjà à l’époque, nous avons rapidement pris conscience de la dangerosité de cette pandémie. Pourtant, quelques mois plus tard, la Suisse a agi de manière trop hésitante. En automne 2020, des mesures plus rapides et restrictives auraient été nécessaires. Dans un même temps, nous ne voulions plus isoler complètement les plus vulnérables, c’est-à-dire les personnes dans les maisons de retraite, au sein de notre société. Avec notre stratégie, nous avons accepté de prendre un certain risque.
Pour rappel: c’est lors de la deuxième vague que le coronavirus a fait le plus de victimes. En novembre et décembre 2020, la moyenne sur sept jours était de plus de 80 morts par jour. Les personnes âgées étaient les principales victimes.
Le virus a fait des ravages dans les maisons de retraite.
C’était un dilemme. Enfermer toute la société n’était plus une option. Nous avons procédé à une pesée des intérêts en essayant de prendre tout le monde en compte. Trouver un équilibre entre protection de la santé et liberté individuelle est très difficile: il faut constamment reconsidérer la question.
En cas de pandémie, les schémas épidémiologiques se répètent. Nous savions ce qui attendait la Suisse. Un été s’est écoulé, le Conseil fédéral a levé l’état d’urgence et rendu aux cantons l’autonomie sur laquelle ils insistaient tant. Mais ils se sont révélés dépassés par la situation et la Suisse a connu des heures sombres.
Vous exagérez. Mais les autorités doivent parfois accepter le reproche d’avoir agi trop tard.
Un couple de seniors, confortablement installé sur un banc de la terrasse panoramique de Bâle reconnaît le directeur de la santé: «Monsieur Engelberger», s’exclame la dame, «Faites une photo avec nous, s’il vous plaît» Lukas Engelberger les salue, acquiesce et met son masque. «Mais très volontiers.» «Merci, Monsieur Engelberger. La photo est super.»
En 2016, vous avez prêché dans l’église du Saint-Esprit à Flüh, dans le canton de Soleure. Vous avez dit: «Les années de vie n’ont pas de prix.» Les décisions politiques qui ont été prises en matière de gestion de la pandémie montrent-elles désormais concrètement le prix que nous accordons à une vie humaine qui touche à sa fin?
Cette question ressemble à un reproche. Cela ne rend pas justice à la politique suisse en matière de Covid. Nous avons opté pour une voie médiane, un cours pragmatique qui tient compte de tous les aspects de la vie. Les écoles devaient rester ouvertes, les proches devaient pouvoir rendre visite à leurs parents dans les maisons de retraite. La santé mentale de la population était importante pour nous.
Alors que la deuxième vague faisait de nombreuses victimes à la fin 2020, la Confédération et les cantons débattaient encore des mesures à prendre. Dans certains cantons, le système de traçage des contacts a vite été dépassé. Il est devenu évident que la lutte contre la pandémie était en train d’échouer. Ce n’est que lorsque la présidente de la Confédération de l’époque, Simonetta Sommaruga, et le ministre de la Santé, Alain Berset, se sont adressés aux cantons par vidéo en décembre que ceux-ci ont adopté des mesures plus strictes.
Mais qu’est-ce qui n’a pas fonctionné?
Le passage de la «situation extraordinaire» à la «situation particulière» a été difficile. Pour plusieurs raisons. Dans l’esprit du public, les cantons étaient à nouveau les seuls responsables. Mais c'est faux. La «situation particulière» selon la loi prévoit une responsabilité partagée entre les deux acteurs. Mais la communication de la Confédération n'était pas très claire: «Maintenant, c’est à nouveau aux cantons de prendre leurs responsabilités, nous avons fait notre devoir…».
Cette communication déplorable est une chose. Mais les cantons n'ont-ils pas aussi échoué à jouer leur rôle et anticiper la suite?
En été, nous pensions avoir la situation en main. Les cas diminuaient, le traçage des contacts fonctionnait. Mais les chiffres ont augmenté à nouveau. Avec le recul, nous devons admettre que nous n’étions pas suffisamment préparés. Il fallait aussi des mesures au niveau national. Il suffit de penser à l’obligation de porter un masque dans les transports publics. Elle aurait dû être mise en place bien plus tôt. Toute cette discussion sur les masques n’a servi à rien. Elle a provoqué l’irritation de la population et de vives réactions de toutes parts.
Des réactions virulentes auxquelles le conseiller d’Etat n’avait encore jamais été confronté au cours de sa carrière politique. «Les critiques sont habituelles, mais les menaces, c’était nouveau pour moi.» Au cours des deux dernières années, le président de la CDS a reçu de nombreux e-mails anonymes – de la part d’opposants aux mesures tout comme de la part de ceux qui exigeaient des mesures plus strictes. Le contenu allait des insultes grossières aux menaces de mort. «Cela ne correspond pas à la culture politique de la Suisse, souligne Lukas Engelberger. Et cela fait réfléchir.»
Si l’on évalue rétrospectivement les différentes stratégies, faut-il en conclure que lutter contre la pandémie de manière centralisée aurait été plus efficace?
Nous n’avons pas moins bien géré la crise que les pays organisés de manière centralisée. L’Etat ne doit pas trop se faire sentir au quotidien selon la conception politique de la Suisse. Au printemps 2020, lorsque le Conseil fédéral a déclaré la «situation extraordinaire», il s’agissait d’une exception. Il ne fallait pas que cela devienne un état permanent.
Mais le fait est que les cantons n’étaient pas prêts.
Vous défendez la thèse selon laquelle de nombreux décès auraient pu être évités grâce à un meilleur traçage des contacts et à des mesures plus strictes. Mais même dans les pays qui ont suivi cette voie, il y a eu des morts.
Pas autant que chez nous lors de la deuxième vague.
La pandémie a évolué de manière différente selon les pays, mais il y a eu de lourdes conséquences presque partout – ce qui relativise cette thèse. La protection sanitaire de la population est du ressort des cantons. Cela fonctionne bien, jusqu’à ce que la crise se propage dans l’ensemble du pays. Des mesures de la Confédération sont alors nécessaires. Il ne fait aucun doute que ce système est plus coûteux en termes de communication. Nous avons des consultations, nous écoutons tout le monde. Cela prend du temps.
Qu’est-ce que cela signifie pour le président de la Conférence des directeurs de la santé, c’est-à-dire pour vous, lorsque tous les acteurs politiques peinent à se coordonner – lorsque certains cantons sont récalcitrants, par exemple?
Les cantons récalcitrants n’existaient pas et n’existent pas! Trouver un accord n’est, certes, pas toujours chose aisée. Je formulerais l’analyse de manière plus positive: ce fut un processus d’apprentissage collectif. La pandémie n’incite certainement pas à jeter le fédéralisme par-dessus bord. Mais la Confédération et les cantons doivent sans cesse apprendre à mieux coordonner leurs tâches.
Étant l’un représentant des cantons, il n’est guère étonnant que Lukas Engelberger défende avec véhémence la souveraineté de ceux-ci. Il est d’avis que les différences de culture politique entre les cantons ont des conséquences directes sur leur système de santé respectif – et sur la manière dont la pandémie est gérée. «La volonté de se faire vacciner en est un exemple frappant. Le scepticisme à l’égard de la vaccination s’est surtout manifesté par l’écart entre la ville et la campagne.» Lukas Engelberger estime le taux de vaccination n’aurait pas augmenté, même avec une approche centralisée,
(Adaptation par Jessica Chautems)