Davos, à quelques jours du début du Forum économique mondial (WEF, pour World Economic Forum). Les camions traversent la ville les uns après les autres, les grues de chantiers sont partout, l'agitation règne à tous les coins de rue. Le célèbre calme des Grisons a, lui, complètement disparu.
Car il faut faire vite. Les bâtiments temporaires destinés aux paricipants du WEF doivent être érigés le plus rapidement possible. Des rangées entières de maisons sont ainsi recouvertes de nouvelles façades, qui seront bien sûr démontées une fois la manifestation terminée.
Aller le plus haut possible
Le WEF, c'est aussi «l'exposition commerciale» la plus chère du monde. Celui qui exhibe sa présence au Forum économique de Davos pour qu'il compte pour quelque chose. L'année dernière, le géant américain de la tech Meta, maison-mère de Facebook, de Whats'App ou encore d'Instagram, a fait construire un palais en bois de trois étages. Car à Davos, c'est une véritable compétition: il faut aller le plus haut possible et dépenser sans compter pour prouver son exclusivité.
Les entreprises paient des sommes énormes pour des projets de construction temporaires, qui peuvent aller de plusieurs centaines de milliers à des millions de francs. Et ces édifice éphémères sont de plus en plus nombreux. En 2019, on recensait 130 projets du genre. En 2025, ce sont 166 demandes de permis de construire qui ont été déposées auprès du service des bâtiments de Davos.
Les touristes, eux, ne sont pas à leur aise. Logique. A cette période de l'année, la commune devient un gigantesque chantier et les prix sont beaucoup plus élevés que d'habitude. C'est pourquoi, depuis peu, les travaux de construction ne peuvent commencer qu'à partir du Nouvel An, sous peine d'écoper d'une lourde amende.
«Davos ne peut pas avaler autant de limousines»
Puis, le 20 janvier, le Forum économique mondial ouvrira ses portes, avec son lot de célébrations, de paillettes et glamour. Plus de 3000 visiteuses et visiteurs du monde entier feront le déplacement: experts économiques, chefs d'Etat et de gouvernement, entrepreneurs, intellectuels et représentants des médias... Ils seront tous là.
Davos deviendra alors le nombril du monde. Car il n'y a guère d'autre manifestation de grande envergure qui fasse l'objet d'une couverture médiatique aussi globale. Les routes seront, comme d'habitude, saturées de véhicules de luxe.
«Un village comme Davos ne peut pas avaler autant de limousines», s'insurge Tamara Henderson, présidente de l'association des hôteliers de Davos. Se rendre dans un lieu quelconque peut prendre jusqu'à une heure et demie. Même à pied. Tamara Henderson n'a pas peur de dire tout haut ce que beaucoup pensent tout bas. «Le WEF atteint ses limites au niveau du nombre de participants.»
Les locaux boycottent les restaurants
Et la gastronomie dans tout ça? Rien. Tout est mort. De la place de la Poste au Palais des Congrès, les restaurants ferment leurs portes au public pendant la manifestion.
En revanche, les visiteurs du Forum ont la vie belle. Les invités indiens, par exemple, peuvent compter sur des brigades de cuisine, venues spécialement des confins de l'Asie par avion. Une pratique qui agace les locaux, comme l'explique une personne concernée sous couvert d'anonymat. Elle l'assure: beaucoup de clients mécontents boycottent ensuite les restaurants, parfois pendant tout un trimestre.
Et faire du shopping alors? Pas possible non plus. Plusieurs marques (Bogner, Bucherer ou Jet Set pour n'en citer que quelques-une) ont décidé de quitter Davos, car elles ne génèraient pas assez de chiffre d'affaires à l'année. Le long de la promenade, on trouve de nombreuses boutiques vidées de leurs clients. «C'est dommage et agaçant, déclare Tamara Henderson. «Nos clients aimeraient bien faire du shopping en cours d'année.»
Des maisons vides toutes l'année... ou presque
Mais on ne peut pas obliger commerçants à rester ouverts. Dans de nombreuses galeries d'art, il n'y a tout simplement plus de personnel. Et si vous êtes intéressés par un tableau exposé en vitrine? Vous n'avez qu'à composer le numéro de téléphone indiqué sur l'enseigne du magasin.
«Plus il y a de magasins vides et non exploités, moins l'axe principal est attractif», déplore Joshua Wada, président de l'association des locataires des Grisons. Au moins, les galeries ne sont pas complètement vides, tempère-t-il.
Certains de ces établissements appartiennent à des «Unterländer». C'est ainsi que les locaux surnomment les non-davosiens. Plusieurs de ces «Unterländer», peu appréciés des autochtones, ont hérité d'une maison familiale à Davos il y a longtemps et l'ont transformée pour en tirer un bénéfice au moment du WEF. Entre deux éditions, la maison reste vide, les rentrées d'argent générées pendant le Forum suffisant l'argement à couvrir le reste de l'année.
Des bars ouverts une fois par an
Et quid de la vie nocturne alors? Elle est en plein déclin. Autrefois, il y avait le Chämi Bar sur la Promenade centrale, une véritable institution pour les jeunes, et même pour les plus âgées, depuis des décennies. Le bar était petit, sombre, et des DJ s'y produisaient de temps en temps, parfois jusqu'à cinq heures du matin. On y jouait aux fléchettes et on y buvait du whisky fumé.
Jusqu'à ce que le gérant soit congédié. Le propriétaire aurait émis le souhait de louer le bar seulement pendant la période du WEF, raconte-t-on. Le Sonash Irish Pub et le C Bar sont eux aussi fermés depuis des mois. Personne ne sait exactement ce qu'il en adviendra.
Puis, le Forum économique mondial fermera ses portes et l'hiver laissera place au printemps. Le nombril du monde se tranformera alors en ville fantôme. Les stores de nombreux appartements seront baissés. Ils ne se relèveront que pour le prochain Forum. Il faut dire que les propriétaires n'ont aucun intérêt à louer ces logements plus longtemps: en seulement 5 jours, ils ont généré 20 à 30'000 francs, voire 100'000 francs pour certains hôtels de luxe. Dans la majeur partie des cas, il s'agit de résidences secondaires.
La part des résidences secondaires dans le parc immobilier davosien est aujourd'hui d'environ 60%. L'initiative sur les résidences secondaires n'a pas pu calmer cette tendance, bien qu'elle limite la part des résidences secondaires dans une commune à 20% maximum de l'ensemble des logements.
60% de résidences secondaires
Une exception permet toutefois d'aller plus loin. La mise en œuvre de la votation populaire, entrée en vigueur en 2016, autorise la transformation en résidences secondaires de tous les logements construits avant 2012. Et 90% du parc de logements de Davos a été construit avant 2012.
«Le Covid a renforcé la tendance à la mise en place de résidences secondaires», explique Donato Scognamiglio, cofondateur de Iazi, un consultant immobilier basé à Zurich. Pendant la pandémie, de nombreuses personnes ont souhaité avoir un bureau à domicile à la montagne. De nombreux logements ont ainsi été transformés en résidences secondaires.
A peine 0,1% de logements vacants
Aujourd'hui, les logements manquent à Davos. Alors que le taux de logements vacants était encore supérieur à 1% avant le Covid, il atteint désormais le taux record de 0,1% (contre 1,1% dans l'ensemble de la Suisse). La demande est donc bien supérieure à l'offre, ce qui fait exploser les prix.
Lorsqu'on recherche un 3,5 pièces à Davos sur le portail Immoscout 24, on tombe la plupart du temps sur des loyers dépassant les 3000 francs par mois. Les charges ne sont pas comprises. Et si l'appartement est moins cher, c'est qu'il a généralement un défaut. Il est alors proposé pour une durée limitée, en sous-location ou avec une clause de déménagement pendant le WEF.
C'est notamment ce qu'on peut lire sur sur le site Homegate.ch. Un appartement de 2,5 pièces, entièrement meublé, de 48 mètres carrés, y est proposé pour un loyer mensuel 1300 francs. Seul bémol: de fin novembre à début avril, il faut s'en aller.
Davos pourrait perdre son rang de ville
Aujourd'hui clause de déménagement n'a rien d'exceptionnel. Elle est même plutôt la règle à Davos. «De nombreux appartements ne sont désormais loués qu'avec une clause de déménagement pour la durée du WEF», explique le président de l'association des locataires Joshua Wada. Le propriétaires rappellent de leur côté qu'ils sont dans leur bon droit. Quant aux locataires, ils n'ont d'autres choix que de partir.
Certains vont dans la station voisine Klosters, où il n'y a pratiquement pas de logements non plus, d'autres vont jusqu'à Landquart, à plus de 40 minutes en voirure. A l'heure qu'il est, la ville de Davos compte 10'700 habitants. En 2021, ils étaient encore 12'100. Lors que la barre passera en dessous des 10'000, Davos ne sera plus une ville.
Le logement abordable est donc une question urgente pour les élus locaux. Une stratégie du logement, adoptée en 2023, doit permettre de prendre le problème à bras le corps. Reste à savoir si elle sera efficace. «Quelle que soit la quantité que nous construisons, le changement d'affectation en résidences secondaires annule la construction de résidences principales», explique Joshua Wada.
La commune veut des logements abordables
A l'avenir, la commune veut construire elle-même (ou via l'octroi d'un droit de construction) des biens immobiliers. Pas moins de 30 logements devraient être construits sur l'un des sites de la commune et 95 autres devraient être créés grâce à une cession de biens immobiliers à un organisme d'utilité publique.
Du point de vue de l'aménagement du territoire, on privilégie les investisseurs qui proposent en contrepartie des logements à loyer modéré. A ce jour, le plus grand projet est la construction d'immeubles d'habitation de neuf étages dans l'un des quartiers d'habitation de la commune. Fermée depuis vingt ans, la clinique située sur le site sera démolie. Environ 30% des 150 logements devront être proposés à des prix avantageux.
Crise du logement. Déclin des commerces et de la vie nocturne. «Davos n'est plus sexy», résume un habitant de la région. Selon lui, le WEF détruit Davos. Les jeunes n'auraient pas d'avenir, la frustration, la peur et la haine règneraient au sein de la population. Un point de vue exagéré? Pas tout à fait. Le WEF apporte des millions dans les caisses de nombreux habitants. En même temps, ses effets secondaires sont de plus en plus évidents et de plus en plus pesants.