Ce courriel nous a été envoyé il y a quelques jours comme on jette une bouteille à la mer. «Je ne sais pas si la médiatisation de notre affaire permettra de faire avancer notre cause, je vous écris en désespoir de cause, car je sens que nous allons tout perdre. C’est l’énergie du désespoir qui m’a donné la force de vous contacter. Une ultime brasse avant de se noyer.»
Cet appel à l’aide vient d’un village de la Broye fribourgeoise. C’est là, à quelques kilomètres d’Estavayer-le-Lac, que le rêve de Samuel, 37 ans, chargé de communication et d’Aurélie, son épouse de 34 ans, active dans l’informatique et enceinte de huit mois, devait devenir réalité. Au lieu de ça, le couple, déjà parent d’un petit garçon de quatre ans, a été contraint de prendre possession d’une villa encore en chantier, sans eau, ni électricité et où le thermomètre indiquait 5 °C.
«Il n’y avait pas de porte à l’intérieur et l’appartement était truffé de finitions en suspens», décrit à Blick Samuel, qui a traversé des moments particulièrement difficiles avec sa petite tribu. Il enchaîne: «Quant à la vue, elle donne toujours sur l’énorme tas de terre issu des travaux de terrassement des quatre villas jumelées du projet et sur un environnement pas du tout aménagé.»
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Notre témoin est devenu porte-parole malgré lui des quatre familles qui ont investi leur 2e et 3e pilier dans l’aventure. Toutes se retrouvent aujourd’hui face à un promoteur en faillite et en manque de liquidités pour terminer la construction de leur logement. «C’était ça où continuer à squatter à gauche et à droite, s'étrangle-t-il. Ce que nous avons fait six fois ces six derniers mois.»
Il lâche: «C’est une situation très éprouvante pour tous. Je pense à nos voisins, Aurore et Nicolas, qui scolarisent leurs enfants depuis une année sur la commune et ont dû faire des allers-retours quotidiens faute de pouvoir emménager à temps. Ou encore à cette famille qui a déjà la lourde charge d’une enfant souffrant de handicap.»
«Nous risquons de tout perdre»
Une situation qui rappelle en tout point celle des cinq couples de Valaisans qui ont témoigné sur les plateformes de Blick et dans les colonnes de «L’Illustré», il y a quelques semaines, auxquels se sont encore ajoutées trois autres familles depuis. Le cynisme en plus, puisque la société sévissant dans la Broye, passée aux mains de son personnel, a «ressuscité» sous un autre nom quelques semaines plus tard.
Un grand classique. «Dans les mêmes bureaux, avec les mêmes employés et les mêmes machines», glisse Samuel, entre amertume et colère. Et pour cause. «Aujourd’hui, nous savons que l’entrepreneur a floué d’autres familles dans la région. De notre côté, nous nous sommes entourés d’un architecte, d’un avocat, du notaire, de nos banques, avons signé des conventions, etc. Mais même en ayant l’impression d’avoir tout fait juste, nous sommes au bord du précipice et risquons de tout perdre.»
Le Valaisan d’origine, malgré sa colère, expose clairement la situation: «Chaque famille a encore besoin de 100’000 francs pour terminer les travaux. Heureusement, nos banques respectives nous soutiennent et sont prêtes à libérer une partie de ces fonds. Mais pour le solde, chacun devra se débrouiller. C’est la banque du promoteur que nous mettons en cause. Selon nous, elle n’a pas contrôlé l’utilisation de son crédit.»
«Il nous a constamment menti»
Concrètement, Samuel et Aurélie ont signé un contrat d’entreprise générale à fin 2021 pour une villa à 1 million de francs, terrain compris. Prudent, le couple a opté pour une opération en deux temps: d’abord, le versement des 20% de fonds propres usuels (200’000 francs), au promoteur et le solde, soit 800’000 francs, à la prise de possession de leur villa, agendée à fin septembre 2023, mais impossible à réaliser vu l’état du chantier.
Lisez plutôt. «À ce moment-là, on a réalisé que le promoteur mentait constamment, allant jusqu’à nous fournir un document de remise des clés qui nous a conduits à résilier notre bail ainsi que notre engagement à la crèche pour notre petit garçon», se désole Samuel, pour qui les possibilités d’obtenir justice sont compliquées, coûteuses et n’ont que peu de chance d’aboutir, même avec un avocat spécialisé à ses côtés.
La suite est pire: «Il a fallu arriver à cette situation extrême pour qu’il avoue enfin faire face à des problèmes financiers. Nous avons alors négocié la reprise des bâtiments, la seule possibilité de sauver notre investissement et nous avons signé une convention dans ce sens avec lui pour partager les frais de certains travaux en cours. Il s’est également engagé à nous dédommager pour nos double-loyers. Au final, il n’a rien respecté. Pire, comme il n’avait pas payé les sous-traitants, nous devons payer certains travaux à double.»
Appel à la vigilance
Impression confirmée par Me Jean-Rodolphe Fiechter, le conseiller du père de famille en détresse. «Il n’est bien sûr pas interdit de faire faillite: malheureusement, une fois que cette dernière s’est produite, les moyens de défense à disposition des maîtres d’ouvrage sont limités», constate ce spécialiste du droit de la construction et de l’immobilier.
Avant de s’interroger sur le rôle des banques: «Elles disposent pourtant d’une liste noire des entreprises à risque et sont en mesure de contrôler leur solvabilité et elles ont tout intérêt à le faire. Mais il arrive parfois qu’un responsable des crédits se laisse charmer par le charisme d’un entrepreneur et lui fasse à tort une confiance aveugle.»
Pour lui, les gens devraient surtout redoubler de vigilance avant de confier des travaux à une entreprise ou de signer un contrat d’entreprise générale. En se renseignant par exemple auprès du dernier maître d’ouvrage ayant eu affaire avec l’entreprise ou l’entrepreneur contacté. Ou encore, en demandant un extrait du registre des poursuites les concernant.
«Mais à l’Office lui-même, pas à l’entrepreneur ou à l’entreprise ou sur un site inofficiel qui s'enrichit au passage», recommande Me Fiechter. Et d'ajouter: «C’est en amont qu’il faut agir. Après, c’est très compliqué.»
Samuel, Aurélie et leurs voisins d’infortune l’apprennent à leurs dépens et dans la douleur. «Espérons que notre démarche servira à de futurs acheteurs et fasse bouger le monde politique pour faire cesser ces injustices qui brisent des honnêtes familles, souffle encore Samuel. Peut-être que notre appel au secours touchera aussi une âme charitable qui nous donnera le dernier coup de pouce, car nous avons épuisé toutes nos ressources.»
Ceci étant dit, le communicant se battra jusqu’au bout: «Malgré l’adversité, on arrive à relativiser et à garder espoir.» Vivre sans espoir, c’est cesser de vivre, disait Dostoïevski…