Il fait beau et chaud en ce jeudi d’août. C’est mon premier jour de visite sur le terrain après en avoir passé plusieurs à chercher un éleveur enclin à m’accueillir. Malgré le soleil qui cogne, j’ai enfilé pour la première fois de l’été un legging et des chaussures fermées, prête à fouler de la terre au lieu du bitume lausannois.
Nouvelle attaque injustifiée envers les paysans pour les uns, inévitable et nécessaire révolution de société pour les autres. Le 25 septembre prochain, les Suisses décideront s’ils veulent abolir ou non l’élevage intensif dans notre pays.
Pour mieux comprendre la réalité du terrain et les enjeux de la votation, Blick vous propose une série en six épisodes, et vous embarque dans les coulisses de l'élevage en Suisse romande tout au long de la semaine du 12 septembre.
Pourquoi la définition de l’élevage intensif crispe-t-elle autant les éleveurs alors que les initiants assurent vouloir les défendre? Peut-on se rendre aussi facilement dans un «gros» élevage que l’on se rendrait dans une petite ferme? Voici les deux premières questions qui seront abordées en introduction de cette série avant d’attaquer le terrain.
Après une immersion dans deux élevages de poules et poulets et deux élevages de porcs opposés à l’initiative, vous découvrirez le témoignage de l’un des rares éleveurs à s’afficher publiquement en faveur du Oui.
En conclusion de cette série, l'interview d'un ancien professeur d'éthique et agriculteur proposera une lecture philosophique et éthique de la question, tout en replaçant les principaux concernés au centre du débat: les animaux.
Nouvelle attaque injustifiée envers les paysans pour les uns, inévitable et nécessaire révolution de société pour les autres. Le 25 septembre prochain, les Suisses décideront s’ils veulent abolir ou non l’élevage intensif dans notre pays.
Pour mieux comprendre la réalité du terrain et les enjeux de la votation, Blick vous propose une série en six épisodes, et vous embarque dans les coulisses de l'élevage en Suisse romande tout au long de la semaine du 12 septembre.
Pourquoi la définition de l’élevage intensif crispe-t-elle autant les éleveurs alors que les initiants assurent vouloir les défendre? Peut-on se rendre aussi facilement dans un «gros» élevage que l’on se rendrait dans une petite ferme? Voici les deux premières questions qui seront abordées en introduction de cette série avant d’attaquer le terrain.
Après une immersion dans deux élevages de poules et poulets et deux élevages de porcs opposés à l’initiative, vous découvrirez le témoignage de l’un des rares éleveurs à s’afficher publiquement en faveur du Oui.
En conclusion de cette série, l'interview d'un ancien professeur d'éthique et agriculteur proposera une lecture philosophique et éthique de la question, tout en replaçant les principaux concernés au centre du débat: les animaux.
Autre première: je peux mettre un nom, mais aussi un visage, sur une personne que j’ai eue en amont au bout du fil. Le premier éleveur que je rencontre s'appelle Jean-Daniel Staub. Il assure l’engraissement de poulets de chair, principalement pour Micarna, filiale de Migros, à Cuarnens dans le canton de Vaud. Homme sympathique et chaleureux, il m’accueille avec sa femme Suzanne dans leur jardin richement décoré. Leur fils doit s’y marier en fin de semaine. Ouvert au dialogue, le couple avait participé à des vidéos de promotion de Viande suisse. L'habitant du district de Morges semble à l’aise et rodé à la communication.
L’élevage familial avant tout
Depuis la table extérieure où nous discutons, seuls le chant des oiseaux et le vrombissement moins mélodieux des quelques tracteurs empruntant la route qui longe l’exploitation nous parviennent. Difficile d’imaginer que dans les deux halles dressées à quelques dizaines de mètres de là à peine se trouvent 12’300 poulets.
Comme son confrère et ses consœurs me le répéteront après lui, le Vaudois estime que l’élevage intensif n’existe pas en Suisse. «Nous sommes toutes des familles paysannes à détenir des poulaillers. Il y a un lien direct avec la ferme. L’intensif commence, pour moi, quand vous avez des bâtiments et des structures dans lesquels le nombre de poulets n’est pas limité, ni réglementé. Le bien-être animal ne peut pas y être respecté.»
Je le prends au mot: les quatre halles de Micarna, gérées par l’entreprise et non par une famille, aux 12’500 poulets chacune, ne correspondent-elles pas un peu à sa définition de l’élevage intensif? L’éleveur botte en touche: «Ces halles permettent d’avoir une production de poussins suisses et de diminuer les importations. De ce que je sais, les animaux y ont accès à un jardin d’hiver, ce qui est une exception totale pour les poulets parentaux. C’est clairement une mesure pour le bien-être animal!»
Éduquer le consommateur
Comme tous mes interlocuteurs, Jean-Daniel Staub craint un «oui» le 25 septembre. Si l’initiative était acceptée, le Vaudois verrait son quotidien bouleversé. Il devrait drastiquement réduire son cheptel de poulets et entreprendre de conséquents aménagements pour assurer le plein air à ses animaux. Les poulets devraient être détenus par groupe de 500, dans des cabanons mobiles ayant accès au pâturage.
Bien qu’il soit d’accord sur le besoin de diminuer notre consommation de viande, l’éleveur estime que les initiants font fausse route: «Les gens iront juste chercher de la viande là où elle est moins chère! Il faut miser sur l’éducation. C’est aussi à nous, agriculteurs et éleveurs, d’ouvrir nos portes et de montrer comment on détient nos bêtes. Les gens sont souvent surpris en bien lorsqu’ils visitent notre exploitation. Et cela leur donne envie d’acheter local.»
Après notre échange, il me propose d’aller voir les poussins qu’il a reçus la veille. Nous commençons par la halle la plus récente et moderne, qui en accueille 8000 sur 660 m2. «L’équivalent de 13-14 poulets par m2 une fois qu’ils ont grandi» me précise Jean-Daniel Staub.
Bien qu’ils soient des milliers, l’espace semble immense à côté des poussins. Mais il ne faut pas oublier qu’ils vont y rester le temps de leurs 37 jours d’engraissement, et, de facto, perdre de la place à mesure qu’ils grandissent.
Mais je n’ai pas vraiment le temps de faire des calculs de superficie dans ma tête: il faut suivre le guide, hors de la halle.
«Si le consommateur n’achète pas, ça ne sert à rien»
Même si les poussins de Jean-Daniel Staub ne foulent jamais l’herbe, ils ont accès dès 22 jours, au plus tard, au jardin d’hiver, un espace grillagé d’où ils peuvent jouir d’un climat extérieur et de la lumière naturelle comme dans le bâtiment.
«L’accès à l’herbe pourrait être envisageable c’est sûr, réfléchit l’aviculteur. À condition que les consommateurs soient prêts à mettre le prix! Aujourd’hui plusieurs labels sont déjà mis à leur disposition. Mais on peut faire tous les efforts qu’on veut, si les consommateurs n’achètent pas, ça ne sert à rien.»
«On nous reproche aussi que nos poulets actuels ne peuvent plus bouger, enchaîne le Vaudois. Ce ne sont pas des gazelles, mais je vous assure que quand j’ouvre le jardin d’hiver à 6h, il est plein en très peu de temps. Les poulets courent, s’ébattent… C’est beau à voir!»
Pour des questions d’hygiène, je ne pourrai entrer dans aucune des halles. L’éleveur vaudois m’amène tout de même à l’entrée du bâtiment historique de l’exploitation, construit en 1963 par son père.
M’indiquant une limite à ne pas dépasser avec mes chaussures, Jean-Daniel Staub se rapproche de la porte, frappe quelques coups pour que les poussins ne prennent pas peur avant d’ouvrir. Des effluves en sortent: ça sent les copeaux de bois, mais rien de pestilentiel.
J’entends les pépiements des poussins se mêler au bruit de la ventilation. La halle est un peu plus sombre que le bâtiment plus moderne, mais a été aménagée par Jean-Daniel Staub pour offrir un peu de lumière aux animaux.
J’arrive au bout de ma visite. Peu avant de quitter mes accueillants hôtes, je suis rattrapée par ma sensibilité: je ne peux pas m’empêcher de demander à Jean-Daniel Staub si ce n’est pas trop dur d’envoyer ses poulets à l’abattoir après 37 jours passés à s’en occuper. «C’est vrai que je n’ai pas la même relation avec eux qu’avec un chien. Malgré cette différence, cela ne m’empêche pas de les respecter et d’assurer leur bien-être. Pour le reste, il faut faire confiance aux agriculteurs qui prennent de plus en plus de mesures en faveur du bien-être animal», relativise l’aviculteur.
Ras-le-bol et peur pour l’avenir
Je n’ai pas le temps de m’attarder sur le sort des poulets que je dois déjà prendre congé de la famille Staub. J’ai rendez-vous avec la deuxième éleveuse et je dois prendre deux autres bus pour arriver à l’heure. En longeant le Léman, je change de canton pour arriver à Céligny. Dans cette petite commune genevoise coincée entre la France et le canton de Vaud, Sandra Baudet m’attend pour une visite.
Dans leur exploitation où cohabitent chevaux d’agrément et vaches allaitantes, Sandra et son mari Florian élèvent des poules pondeuses depuis sept ans. Comme pour les Staub, c’est la faîtière qui m’a permis d’établir un premier lien et de nous rencontrer.
Dès mon arrivée, l’énergique éleveuse me fait enfiler des protections en plastique pour mes chaussures. Direction la halle pour discuter et visiter ses entrailles.
Sandra Baudet attaque d’emblée l’initiative: cette nouvelle offensive écologiste va encore mettre des bâtons dans les roues des éleveurs déjà emprisonnés dans des régulations contradictoires. «Il faut des exploitations de production, comme les nôtres pour nourrir la population suisse. Il n’y a pas de miracle, soutient la Genevoise. Bientôt nous aurons 18’000 poules, le maximum légal. Si l’initiative passe, nous ne pourrons en garder que deux lots de 2000 par élevage. Pour atteindre la production actuelle en réduisant les effectifs, il faudrait construire 1500 poulaillers. Au niveau de l’aménagement du territoire, ça ne passera jamais…»
Ras-le-bol et peur pour l’avenir: voilà les deux émotions prédominantes dans le discours de l’ancienne employée de commerce, reconvertie dans l’agriculture lorsque son mari a décidé d’abandonner l’élevage laitier au profit de celui des poules pondeuses, plus rentable. Un investissement que le couple a peur de ne pas pouvoir transmettre à leur fils, désireux, pour l’instant, de reprendre l’exploitation.
S’attaquer au tourisme d’achat
Passé les craintes, un sentiment d’injustice profond se fraie dans les réponses de l’éleveuse. «Je pense que nous sommes tous conscients, surtout cette année, des effets du changement climatique et du fait que nous devons tous faire des efforts, admet l’avicultrice, tout en laissant un certain agacement poindre. Avec cette initiative, on demande aux agriculteurs d’en faire pour, et à la place de la population en espérant que cette dernière va manger moins de viande… Alors qu’elle ira sûrement en acheter moins cher ailleurs!»
Sandra Baudet dénonce une attaque «injuste et facile» contre les éleveurs. Comme l’avance le comité du Non, l’initiative se tromperait de cible. «Pourquoi n’y a-t-il pas d’initiatives contre les avions? Contre le tourisme d’achat? C’est fatigant», se désole l’éleveuse.
Quant au bien-être de ses animaux, elle maintient que ce n’est pas leur nombre qui le garantit. «Avoir 12’000 poules dans une halle c’est impressionnant, bien sûr. Mais malgré l’espace à leur disposition, elles s’entassent par nature, explique l’avicultrice.»
Parfois, l’une d’entre elles se fait manger si elle reste immobile ou se coince l’aile quelque part. La voyant sans défenses, ses congénères n’hésitent pas à l’attaquer. Lors de leur passage matinal, les Baudet retrouvent régulièrement des pondeuses mortes. Un comportement que reproduisent également les poules de petits élevages, assure l’éleveuse. «Il ne faut pas oublier qu’elles sont carnivores!»
Une marée de poules
Sur ces paroles (peu) rassurantes, direction la halle. Après avoir enfilé par-dessus mes vêtements une combinaison de protection intégrale, je suis fin prête pour la rencontre. Comme Jean-Daniel Staub, Sandra Baudet toque (avec plus de vigueur que le Cuarnenais) sur la porte, pour prévenir les poules de notre arrivée: «Vous allez voir, elles sont curieuses.» Nous entrons. La halle nous engloutit.
D’un coup, tout n’est que bruit. Entre le caquètement des 12’000 gallinacés et les claquements de la ventilation, il faut pousser la voix pour se faire entendre. Lorsque je demande à Sandra Baudet si le vacarme ne la dérange pas elle ou les poules, elle assure que non, en ajoutant qu’il y a bien plus de chahut le matin lors de la ponte. «C’est même plutôt calme, là!»
Nous marchons dans une marée de poules qui s’écarte et se rapproche de nous par vagues de plumes et de pattes.
L’éleveuse se fraie un sentier à renfort de mouvements de bras et de jambes. Direction le jardin d’hiver où les poules se font rares: il faut dire qu’il fait plus chaud dehors que dedans…
De retour à l’intérieur, nous traversons le bâtiment dans le sens de la longueur.
Entre la chaleur, le bruit et la pause déjeuner que j’ai sautée, je progresse avec mille précautions: ces 24’000 yeux braqués sur moi ne me mettent pas très à l’aise.
L’éleveuse semble avoir lu dans mes pensées. «Parfois, je me dis que, j’espère ne pas m’évanouir un jour où je suis seule dans la halle. Je ne suis pas sûre qu’elles m’épargneraient!»
Nous sortons enfin du bâtiment, et respirons à nouveau. La Genevoise me fait faire le tour des machines pour trier les œufs et de tous les dispositifs de contrôle de la halle.
Après un dernier tour de propriétaire, Sandra Baudet me raccompagne à l’arrêt de bus. Sur le trajet qui me ramène à la capitale olympique, des sentiments contradictoires et les réflexions s’entrechoquent.
Une certitude d’abord: ni elle ni Jean-Daniel Staub ne sont des tortionnaires de bêtes. Ils exercent une profession qui s’est mécanisée et industrialisée avec le temps, par souci de productivité et pour nourrir une population toujours plus demandeuse de produits d’origine animale. Je n’ai pas l’impression d’avoir visité les élevages cauchemardesques que dénoncent les initiants. L’exemplarité de ces deux couples d’éleveurs n’exclut toutefois pas les abus dans les plus grosses exploitations suisses.
Malgré ce constat rationnel, je dois admettre que je ne ressors pas indemne de cette visite. Certes, les poules que j’ai vues n’avaient l’air ni en mauvaise santé ni sciemment maltraitées. Les installations étaient en ordre, tout ce que j’ai vu était parfaitement légal et les contraintes des deux éleveurs tout à fait tangibles. Reste que l’ex-militante en moi est difficilement restée insensible à la sensation d’oppression qui régnait dans la halle, et au fait de détenir autant d’animaux dans un espace restreint pour produire des œufs.
Il faut tête froide garder. J’ai encore des visites à faire, et pas des moindres: celles de deux élevages de porcs.
>> Jeudi 15 septembre, épisode 4: Rencontre avec deux éleveurs de porcs