Quelques jours ont passé depuis ma visite des élevages de poulets et de poules pondeuses. Remise de mes émotions, je dois me rendre cette fois-ci dans deux élevages de porcs. Après les poulets et les poules, ce sont les animaux dont les conditions de vie changeraient le plus si l’initiative contre l’élevage intensif était acceptée.
Nouvelle attaque injustifiée envers les paysans pour les uns, inévitable et nécessaire révolution de société pour les autres. Le 25 septembre prochain, les Suisses décideront s’ils veulent abolir ou non l’élevage intensif dans notre pays.
Pour mieux comprendre la réalité du terrain et les enjeux de la votation, Blick vous propose une série en six épisodes, et vous embarque dans les coulisses de l'élevage en Suisse romande tout au long de la semaine du 12 septembre.
Pourquoi la définition de l’élevage intensif crispe-t-elle autant les éleveurs alors que les initiants assurent vouloir les défendre? Peut-on se rendre aussi facilement dans un «gros» élevage que l’on se rendrait dans une petite ferme? Voici les deux premières questions qui seront abordées en introduction de cette série avant d’attaquer le terrain.
Après une immersion dans deux élevages de poules et poulets et deux élevages de porcs opposés à l’initiative, vous découvrirez le témoignage de l’un des rares éleveurs à s’afficher publiquement en faveur du Oui.
En conclusion de cette série, l'interview d'un ancien professeur d'éthique et agriculteur proposera une lecture philosophique et éthique de la question, tout en replaçant les principaux concernés au centre du débat: les animaux.
Nouvelle attaque injustifiée envers les paysans pour les uns, inévitable et nécessaire révolution de société pour les autres. Le 25 septembre prochain, les Suisses décideront s’ils veulent abolir ou non l’élevage intensif dans notre pays.
Pour mieux comprendre la réalité du terrain et les enjeux de la votation, Blick vous propose une série en six épisodes, et vous embarque dans les coulisses de l'élevage en Suisse romande tout au long de la semaine du 12 septembre.
Pourquoi la définition de l’élevage intensif crispe-t-elle autant les éleveurs alors que les initiants assurent vouloir les défendre? Peut-on se rendre aussi facilement dans un «gros» élevage que l’on se rendrait dans une petite ferme? Voici les deux premières questions qui seront abordées en introduction de cette série avant d’attaquer le terrain.
Après une immersion dans deux élevages de poules et poulets et deux élevages de porcs opposés à l’initiative, vous découvrirez le témoignage de l’un des rares éleveurs à s’afficher publiquement en faveur du Oui.
En conclusion de cette série, l'interview d'un ancien professeur d'éthique et agriculteur proposera une lecture philosophique et éthique de la question, tout en replaçant les principaux concernés au centre du débat: les animaux.
C’est dans le Jura que m’attend le premier éleveur, à Mettembert précisément, dans le district de Delémont. J’y suis accueillie par Gaël Monnerat dans son élevage de 450 porcs. Le désormais maire de la commune partage l’exploitation des 3 C avec son cousin et son oncle.
L’argument fallacieux du bien-être animal
Alors que nous discutons dans son salon, l’ex-chargé de communication pour Fenaco pointe d’emblée les conséquences économiques désastreuses qu’aurait l’acceptation de l’initiative: «Pour moi, c’est 40% de porcs en moins dans le même bâtiment. Je veux bien réduire la voilure, mais il faut que les consommateurs soient prêts à mettre le prix. Aujourd’hui, le bio ne représente que 2 ou 3% de la production. Pourquoi si peu? Simplement parce que c'est trop cher!»
Comme ses collègues, le Jurassien ne pense pas que le passage de l’initiative poussera les gens à consommer moins de viande. Partisan de l’éducation et de l’ouverture des porcheries aux consommateurs, il dénonce une stratégie malhonnête de la part des initiants: «Aujourd’hui on ne peut pas allumer la télé sans être matraqués par des injonctions à manger végétarien ou végane. Ça ne marche pas. Alors ces associations antispécistes changent de stratégie et mettent en avant la défense du bien-être animal de manière complètement fallacieuse. En réalité, ce qu’ils veulent vraiment, c’est la fin de l’élevage. Ils ne culpabilisent plus les gens mais tapent sur la production», s’énerve l’agriculteur.
Quant à l’interdiction des importations de viande ne remplissant pas le cahier des charges bio voulu par l’initiative, l’éleveur n’y croit pas un seul instant: «On a interdit la production d’œufs de poules en batterie en Suisse au début des années 1990. Aujourd’hui, il y en a toujours dans les magasins, mais d’origine étrangère. Si on n’a pas réussi pour les œufs, je ne vois pas pourquoi ça passerait pour la viande.»
Le problème de l’ammoniac des élevages ouverts
Après notre échange, c’est en voiture que nous nous rendons à la halle des 450 porcs. Cette dernière se trouve en contrebas du village, un peu à l’écart des habitations. En sortant du véhicule, une odeur âcre me prend à la gorge aux abords du bâtiment. «Ah bah ça sent le cochon, c’est sûr», me lance l’éleveur.
Si les effluves sont aussi forts, c’est parce que le bâtiment où grandissent les cochons de Mettembert est à moitié ouvert. «Écologiquement, on nous critique à cause des émissions d’ammoniac de l’élevage, mais on veut laisser les cochons en plein air. C’est impossible de neutraliser ces gaz sans système de filtration, à part si on couvre les fosses. Donc les animaux seront peut-être mieux, mais on n’aura aucun moyen de maîtriser ces émissions.»
Après avoir enfilé une nouvelle fois des protections plastiques pour mes chaussures, une blouse et un bob pour les cheveux («et les odeurs»), je pénètre dans le bâtiment.
Le bruit de la ventilation y est, comme chez les poules pondeuses, assez fort, mais pas aussi assourdissant. Quand on se rapproche des barrières, les cochons s’enfuient d’abord en grognant bruyamment, le regard fuyant. Avant de revenir vers nous, s’entassant les uns sur les autres. Un comportement que l’éleveur m'assure être normal.
Gaël Monnerat travaille à 80% avec les bouchers de sa région. Pour le reste il revend lui aussi ses porcs à la grande distribution.
Je demande pourquoi certains ont une marque fluo sur le dos. «Ah bah là… C’est le début de la fin pour eux», concède le Jurassien dans un haussement d’épaules désolé mais résigné. Les cochons concernés ont quasiment atteint leur poids maximal. Dans quelques jours, ils seront embarqués pour l’abattoir.
Les porcs alternent entre les halles couvertes pour dormir et manger, et les espaces extérieurs.
À part l’odeur (qui mettra deux bonnes lessives à partir de mes vêtements malgré les protections), je ne ressens pas l’oppression et le malaise que j’ai pu avoir dans la halle aux 12’000 poules. La sensibilité au sort des porcs, elle, reste intacte.
Un sentiment de tiraillement grandissant face à la complexité de la réalité et l’insolubilité apparente du débat me gagne: des deux côtés les arguments sont recevables, mais incompatibles. Selon l’issue de la votation, un monde disparaîtra, ou un statu quo déjà insatisfaisant pour les éleveurs et les animaux perdurera.
Attaquer le système, pas les éleveurs
Empêtrée dans ces réflexions, je finis mon tour des élevages par la plus petite exploitation. À Bernex, dans le canton de Genève, Lara Graf m’accueille dans la maison familiale à une grande table qui fait la jonction entre la cuisine et le salon: «À l’époque, les vaches se faisaient traire ici», me raconte la jeune éleveuse en pointant l’espace derrière moi.
La jeune Genevoise représente, avec son frère, la quatrième génération paysanne de la famille. S’il y a toujours eu des vaches sur l’exploitation, les porcs sont arrivés dans les années 2000.
Le modèle économique de la famille Graf est bien éloigné de celui des exploitations visitées précédemment. Vivant entièrement de la vente directe dans leur magasin en centre-ville, Lara Graf et ses parents contrôlent toute la chaîne de production «de la fourche à la fourchette», jusqu’aux abattoirs. Indépendants des pressions de prix, de calibrage et du nombre d’animaux à produire imposés par les grands distributeurs, les éleveurs emploient deux personnes sur la ferme et font travailler trois bouchers.
Pour la jeune éleveuse, c’est tout le système qui pose problème. Aussi bien celui économique des distributeurs qui acculent les éleveurs, mais aussi le système de consommation qui déconnecte les citoyens de l’origine de leur nourriture. «Aujourd’hui, on se retrouve avec des gens qui n’acceptent pas que pour manger de la viande il faille tuer une vache. Les agriculteurs ne l’ont jamais caché, contrairement aux publicités qui ne l’ont jamais montré. Pire, on recouvre le tout avec de belles images», dénonce la Bernésienne.
Un salaire en moins
«Derrière la publicité idyllique, les distributeurs ont poussé le calibrage de la viande tellement loin, pour que tout soit mécanisé, que les éleveurs se retrouvent sous pression et ont des cahiers des charges qui imposent de travailler à la chaîne», me précise encore l’éleveuse qui n’a pas peur de pointer du doigt le système capitaliste comme origine de tous ces maux.
Je suis déconcertée. J’ai presque l’impression de discuter avec une partisane de l’initiative alors que l’éleveuse est opposée au texte. Comment expliquer sa position? Une fois de plus, malgré un terrain d’entente philosophique et pratique sur la nécessité de diminuer la consommation de viande en Suisse et reconnecter les consommateurs à l’origine de leur nourriture, c’est encore le porte-monnaie et les contraintes économiques qui poussent Lara Graf à s’opposer au projet.
Avec ses 120 bêtes, dont 60 porcs, l’éleveuse genevoise ne serait pas concernée par les limitations d’effectifs de détention. Pour elle, c’est la contrainte du plein air qui pose problème. «Avec la surface actuelle dont je dispose, il faudrait que je fasse construire des fosses pour le lisier, et que j’agrandisse la halle. Ce sont des investissements colossaux et j’ai déjà des dettes liées à mes bufflonnes. Si l’initiative passe je vais devoir complètement abandonner l’élevage porcin, et renoncer à 30% des revenus de la ferme. C’est un salaire qui disparaît.»
«Personne ne veut travailler dans les champs aujourd’hui!»
Après m’avoir exposé ses contraintes, direction la ferme où se trouvent vaches, porcs et quelques bufflonnes. Il faut s’y rendre en voiture. Avec le temps, la ferme historique est devenue trop petite et les Graf ont acheté des terres dans une région plus excentrée de Bernex.
Ici pas d’odeur, pas de bruit, ni d’animaux à perte de vue. La soixantaine de cochons est répartie sur quatre halles avec une épaisseur assez importante de paille, mais toujours sur du béton. Je ne suis pas experte en éthologie animale, mais j’ai la sensation qu’ils sont moins nerveux qu’à Mettembert lorsque l’on se rapproche de leurs barrières.
Non loin des porcs, les vaches et les bufflonnes se reposent à l’ombre des halles. Elles ont, contrairement aux cochons, régulièrement accès au pâturage.
Sur cette petite exploitation, le tour du propriétaire est plutôt rapide, je ne m’éternise pas. Au moment de me ramener, Lara Graf pointe un problème sous-jacent à l’initiative: «Nous, on veut bien répondre aux demandes des consommateurs. Mais pour le faire, il faut de la main-d’œuvre. Sauf que personne ne veut travailler dans les champs aujourd’hui! On préfère rester confortablement en ville et avoir à disposition de la nourriture parfaite.»
Les chiffres donnent raison à l’éleveuse. En 2019, 150’100 personnes ont travaillé sur des exploitations agricoles, soit à peine 1,75% de la population suisse de cette année. Le manque de main-d’œuvre n’est d’ailleurs pas le seul problème: «À côté de ça, l’urbanisation de Bernex ne cesse de grignoter les terres arables. Avec l’arrivée du tram on a encore perdu des hectares. Comment produire toujours plus de nourriture de bonne qualité avec toujours moins de terre?»
Pieds et poings liés à la demande du marché
Sur ces constats, la Genevoise me dépose à l’arrêt de tramway qui me permet de rentrer dans mes quartiers urbains. Ironie grinçante: il s’agit de ce même tramway que Lara Graf vient de critiquer et qui a effectivement défiguré le paysage de Bernex pour directement relier la commune à Genève.
Alors que je prends le train qui me ramène à Lausanne après mon trajet coupable dans le tram, un point commun principal entre les quatre éleveurs me saute aux yeux malgré leurs différences: le souci de rentabilité et les arguments de viabilité économique.
Leur discours et leurs positions sont liés à la demande du marché. Si ces éleveurs avaient plus d’argent, ils n’hésiteraient pas à agir différemment pour les animaux… voire à ne pas en élever du tout. Ce dernier constat est celui qui m’a le plus étonnée. À part, peut-être, Lara Graf, dont l’historique et la démarche familiale traduisent une passion pour l’élevage d’animaux de rente, tous les autres éleveurs m’ont assuré qu’ils abandonneraient cette activité sans pincement au cœur au profit d’un autre travail agricole le jour où les gens arrêteraient de manger des animaux.
«Plus d’argent pour Netflix que pour la nourriture»
Avec cette initiative, les éleveurs clament donc se retrouver à la merci du bon vouloir de consommateurs qui n’ont pas l’intention de réduire leur consommation de viande, jugés déconnectés et attentistes quant à la production de nourriture. Pendant notre entretien, Gaël Monnerat s’était fendu de ce constat, déçu: «Dans les années 1950 le budget des ménages pour l'alimentation était de 30 à 40%. Aujourd’hui on dépense plus dans un abonnement pour Netflix et Internet que pour nous nourrir.»
Les raisons de ce front paysan contre l’initiative, même de la part de petits éleveurs, se sont dévoilées au fil de ces quatre visites. Contraintes économiques, impression de faire tout faux et d’être constamment stigmatisés… Face à leur réalité, j’ai l’impression qu’il est impossible d’être éleveur et de survivre financièrement. N’y a-t-il donc aucun éleveur en faveur du projet qui puisse montrer qu’une autre agriculture est possible?
Heureusement pour moi, il y en a. L’un d’entre eux accepte même de me rencontrer.
>> Vendredi 16 septembre, épisode 5: Rencontre avec le discret camp du «Oui»