Le DFAE dans la tourmente
Redéfinir la neutralité suisse, la mission impossible d'Ignazio Cassis

Le chef du Département fédéral des affaires étrangères est sous pression avec la guerre en Ukraine. L'UDC critique les sanctions contre la Russie et à l'étranger, on s'interroge sur le rôle de la Suisse. Un nouveau rapport doit clarifier la question de la neutralité.
Publié: 20.03.2022 à 15:54 heures
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Dernière mise à jour: 20.03.2022 à 17:39 heures
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Un moment qui paraît bien loin: Le 16 juin 2021, Ignazio Cassis reçoit à Genève Sergueï Lavrov.
Photo: Keystone
Reza Rafi

Ce n’est pas ainsi qu’Ignazio Cassis avait imaginé son année présidentielle. Habituellement, son département des Affaires étrangères (DFAE) est en quelque sorte le département star de la Confédération. Réceptions d’Etat, relations aux petits oignons et négociations pleines de suspense font partie de sa mission.

Or, depuis le 24 février, la guerre en Ukraine a plongé le DFAE dans la tourmente. Des bombes tombent sur des civils en Europe et il s’agit de limiter les dégâts. Sur le plan international, la Suisse a été clouée au pilori, taxée de paradis des oligarques, tandis que la perception de notre neutralité fait l’objet de malentendus dans le monde entier.

Le rapport devrait être prêt avant l’été

En politique intérieure, le ministre des Affaires étrangères doit se défendre contre les critiques de l’UDC, qui reproche au Conseil fédéral les sanctions contre la Russie. Et à l’horizon s’approche la candidature controversée de la Suisse au Conseil de sécurité de l’ONU. Ignazio Cassis veut maintenant y voir plus clair: il a chargé cette semaine son administration de rédiger un rapport sur le sujet.

Un porte-parole du DFAE l’a confirmé auprès de nos collègues du SonntagsBlick: «Le président de la Confédération Ignazio Cassis a chargé son département de rédiger un rapport sur la neutralité. Le document devrait être achevé avant l’été.» La Direction du droit international public est responsable du projet. Selon le département, le document doit «contribuer à mieux faire comprendre la neutralité suisse dans le contexte actuel» et est également conçu comme un complément à la brochure du DFAE du 3 mars. Le dernier rapport sur la neutralité du Conseil fédéral remonte à trois décennies.

Une conférence de presse marquante

L’initiative du conseiller fédéral suffira-t-elle à calmer les esprits? Ce qui est sûr, c’est que la question de l’ingérence dans les affaires étrangères n’a pas été aussi explosive politiquement depuis longtemps. La conférence de presse, au début de la guerre («Aujourd’hui est un jour très triste»), lorsque Cassis a justifié la non-application des sanctions de l’UE contre Moscou avant de disparaître soudainement, a été marquante.

Soudain, la Suisse s’est retrouvée face à un vent contraire d’envergure mondiale. Des chefs de mission indignés se sont adressés directement au chef du DFAE par e-mail. Quatre jours plus tard, le Conseil fédéral changeait d’avis, ce qui provoquait à nouveau la confusion au niveau international. L’ambassadeur suisse aux États-Unis Jacques Pitteloud a dû expliquer à la télévision américaine pourquoi le gouvernement suisse n’a pas sacrifié sa neutralité historique, malgré la reprise des sanctions.

Une opinion publique sans pitié

La présentation ratée du 24 février ne porte toutefois pas la seule signature du ministre des Affaires étrangères. Outre le Secrétariat d’Etat à l’économie (Seco), responsable des sanctions, deux des meilleurs éléments de Cassis en sont également coupables: la négociatrice européenne Livia Leu Agosti et Johannes Matyassy, chef de la direction consulaire. «On s’est trop investi dans la technique, nous glisse un collaborateur du DFAE, mais il manquait le message principal.»

Une semaine seulement avant cette mésaventure, Johannes Matyassy avait donné plusieurs interviews aux côtés de Natallia Hersche, cette citoyenne suisso-biélorusse libérée des geôles d’Alexandre Loukachenko. L’éclat de cette heure de gloire diplomatique a vite été oublié. L’opinion publique est sans pitié.

Blocher contre le gouvernement

Ce n’est pas tout. Ignazio Cassis a maintenant également Christoph Blocher sur le dos. Depuis l’application des sanctions contre la Russie, le ténor de l’UDC et son parti ont levé une fronde contre le gouvernement. Les mesures économiques prises à l’encontre de la Russie sont vues comme un péché envers la neutralité historique de la Suisse, et le Conseil fédéral est caricaturé comme le fossoyeur des bons offices.

Pour Christoph Blocher, ce n’est pas l’invasion de l’Ukraine par l’armée russe qui constitue une césure historique, mais les sanctions suisses contre le Kremlin et ses sbires. Il ignore ainsi généreusement le fait que, par le passé, Berne avait déjà soutenu des mesures contre des Etats comme la Biélorussie, le Venezuela ou l’Iran.

La polémique autour des propos de Christoph Blocher culmine avec sa déclaration selon laquelle la Confédération, avec ses sanctions, est désormais «en guerre». Au vu de la violation flagrante du droit international par Moscou, il semble opportun de se demander si ce n’est pas le contraire qui est vrai, c’est-à-dire qu’il s’agit plutôt d’une prise de position salvatrice, alors que la Suisse sert de base de repli financière aux criminels de guerre russes.

Inquiétude dans le corps diplomatique

Mais une telle chose se perd dans le brouhaha, tout comme le point de vue des professionnels. On raconte ainsi que des présentations sur les bons offices circulent au sein du DFAE à des fins de formation et contredisent diamétralement l’UDC: la neutralité n’est pas une condition pour fournir de bons offices. En effet, sur le marché très disputé des médiateurs, la Norvège, pays de l’OTAN loin d’être neutre, connaît un grand succès et même les Etats-Unis sont considérés comme l’un des principaux médiateurs.

L’inquiétude règne dans tous les cas au sein du corps diplomatique. Des collaborateurs se plaignent auprès du SonntagsBlick que le chef «colporte» des offres de dialogue à grand renfort médiatique et néglige les aspects plus discrets, mais d’autant plus efficaces, des bons offices. La Suisse dispose pourtant d’excellents médiateurs, de compétences dans le domaine de la facilitation, c’est-à-dire de la facilitation des contacts entre les belligérants, et d’experts reconnus en matière de cessez-le-feu.

Cependant, «la direction du département s’intéresse davantage à la grande conférence de Genève», explique un fonctionnaire du DFAE. L’entourage de Cassis conteste cette version des faits. Selon lui, l’organisation de discussions fait partie, comme tous les autres aspects, du domaine complexe des bons offices.

La Turquie se profile

Le métier d «hôtelier» diplomatique comporte des risques: Recep Tayyip Erdogan vient ainsi d’inviter Vladimir Poutine et Volodymyr Zelensky à tenir des pourparlers sur son sol. Reste à savoir si les deux belligérants accepteront. Toujours est-il que deux délégations se sont déjà rencontrées à Antalya avant-hier.

Au même moment, le ministre russe des Affaires étrangères Sergueï Lavrov avait fait des confidences sur l’offre de médiation de Berne lors d’une interview télévisée. Le président turc est soudain considéré comme un possible porteur de paix et fait de l’ombre à la Suisse.

L'«art impossible de la neutralité»

La vieille question de la définition de la neutralité plane sur le débat. En 1962, l’auteur suisse et britannique Jon Kimche a écrit dans son livre sur Henri Guisan un chapitre sur «l’art impossible de la neutralité».

Il cite le général, selon lequel la neutralité «n’est pas une forme de vie supérieure», mais «une ligne de politique étrangère qui change au fil des années et doit s’adapter aux exigences du temps et aux besoins changeants». Ignazio Cassis a maintenant le privilège de continuer à écrire cette histoire.

(Adaptation par Lliana Doudot)

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