La vie de Nuria Gorrite, 54 ans, a basculé il y a un an. Cruelle ironie: à quelques jours d'octobre rose, le mois consacré à la sensibilisation et la mobilisation du grand public contre le cancer du sein, la conseillère d'État socialiste vaudoise, véritable figure romande de la politique, apprenait à la suite d'un contrôle de routine qu'elle était elle-même touchée par ce mal. Comme une femme sur huit.
Depuis, la ministre à la fibre populaire, à jamais marquée dans sa chair, a été opérée et a suivi un traitement de radiothérapie. L'ancienne syndique de Morges le répète à plusieurs reprises dans le très intime entretien accordé à Blick et à «L'illustré»: elle a eu de la chance. Beaucoup de chance. Son carcinome, de biologie favorable, a été découvert à un stade précoce.
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Assise dans son bureau lausannois de la place de la Riponne, la cador du parti à la rose se livre comme rarement et martèle un message de santé public: le dépistage sauve des vies. Dont la sienne. L'élue se confie par ailleurs sur son rapport à la mort, à la foi et au monde professionnel qui devrait mieux prendre en compte la réalité des personnes qui reviennent au travail après un long arrêt maladie. Interview sensible et sans tabou.
Nuria Gorrite, il y a un an, vous annonciez avoir le cancer du sein. Comment allez-vous aujourd’hui?
J’apprenais effectivement la nouvelle le 21 septembre 2023 et l’annonçais plus ou moins une semaine plus tard. Aujourd'hui, je vais très bien. Très, très bien!
Tout a commencé, l'année dernière, par une visite chez votre médecin. Racontez-nous.
C’est un contrôle de routine, comme j’en fais depuis mes quarante ans (ndlr: elle a 54). Une précaution recommandée puisqu’il y a eu des cas de cancers dans ma famille. Pas forcément du sein, d'ailleurs. Comme convenu avec ma médecin, je m’y soumets tous les deux ans. Cette fois-là n’est pas différente des autres.
Vous y êtes allée l’esprit et le cœur légers?
C’est pire que ça! Ma maman venait de décéder trois mois plus tôt d’un cancer foudroyant du pancréas, qui ne lui a donné guère de chance. Cela m’a beaucoup affecté. Figurez-vous que le jour du fameux contrôle, je venais de dire à mon équipe que j’avais bien avancé dans mon processus de deuil. J’étais pleine de projets et d’entrain. Je pensais aller me faire ausculter en vitesse le matin avant de retourner au bureau et de plonger dans mes dossiers. Mais quand j’ai vu la tête de ma radiologue après ma mammographie, j’ai tout de suite compris que ce n’était pas la même histoire que d’habitude.
Que vous a déclaré votre radiologue?
C’est une grande professionnelle. Elle me dit avec calme qu’il y a quelque chose, probablement un petit cancer, et que nous allons immédiatement faire une biopsie. La confirmation est tombée le lendemain chez ma gynécologue: la masse alors identifiée est un carcinome à un stade très précoce, de biologie favorable. Ensuite, tout va très vite: scanner, rendez-vous avec le chirurgien et l’oncologue… On planifie dans la foulée l’opération pour l'enlever et la radiothérapie.
Au moment où on vous confirme que vous souffrez d’un cancer, où va votre première pensée?
À ma fille. Comment lui annoncer? Et comment expliquer à mon père que mon mal est différent de celui de maman? J’ai attendu d’avoir les informations précises pour qu’il y ait le moins d’incertitude possible. C’était important de commencer par m’ouvrir en famille avant de me mettre en action.
Comment votre entourage a-t-il réagi à cette annonce?
Comme tout le monde. D’abord, c’est le choc. Puis ma fille a été d’un soutien formidable. Vous savez, mon papa a 80 ans. C’est donc plutôt moi qui l’ai accompagné dans cette période. C’est un âge où l’on devient un peu les parents de ses parents.
Ce diagnostic vous a-t-il mis face à votre propre mort?
[Silence] Oui.
C’est la première fois que vous y pensiez?
Non. Le fait d’accompagner ma maman, qui est pratiquement restée deux mois aux soins palliatifs, m’a malheureusement — ou heureusement? — mise face à ces questions que nous avons tendance à éluder dans notre société. Une société dans laquelle il faut être jeune, beau, sportif et performant. Il y a vraiment une assignation à la réussite et donc peu de place pour la spiritualité et la mort. La maladie puis le décès de ma mère m’ont confronté à ces tabous.
Comment la question de votre propre fin s’est-elle manifestée?
J’ai pensé à comment ma fille allait peut-être devoir affronter ce que je venais de traverser avec ma maman, mais à 26 ans, un âge beaucoup plus jeune. J’ai aussi regardé en arrière et fais des bilans: je me suis demandé ce que j’avais accompli et ce qu’il me restait à faire, cas échéant. Heureusement, j’ai très vite été rassurée par le corps médical qui m’a donné des explications et mis des mots là où c’était nécessaire. J’ai affronté les choses avec sérénité.
Avez-vous eu peur de rendre public votre maladie et donc de vous montrer vulnérable?
Non. Évidemment, il était important pour moi de pouvoir en parler à mes proches avant qu’ils ne l’apprennent par la presse. Je leur ai aussi demandé s’ils étaient ok avec le fait de rendre tout cela public. Mais, très vite, j’ai compris que je n’avais en réalité pas le choix.
Pourquoi?
J’estime qu’il y a un devoir de transparence et que la population a le droit de savoir pourquoi une conseillère d’État sera absente trois mois. Et puis, ce n’est pas une maladie honteuse. Le cancer du sein touche une femme sur huit et des femmes de plus en plus jeunes. En parler permet aussi de sensibiliser et de marteler un discours de prévention: allez vous faire dépister!
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Votre témoignage a eu quel effet?
J’ai reçu 800 témoignages de femmes en retour.
800?!
Oui. C’était… très fort. Ces femmes m’écrivaient pour me raconter leur histoire, celle de leur maman, de leur tante, de leur fille ou de leur cousine. Même si j’étais débordée, j’ai répondu à tout le monde.
Vous dites avoir quasiment immédiatement plongé dans l’action. C’est ce qui vous a permis de tenir?
J’ai très vite pensé au job et j’avais besoin de savoir que tout était organisé, sous contrôle. On s’est réuni avec mes équipes pour faire le nécessaire. J’avais un remplaçant officiel, le conseiller d’État Vassilis Venizelos, et je savais qu’avec lui les affaires étaient entre de bonnes mains. J’ai aussi eu beaucoup de soutien du Conseil d’État et un appui formidable des équipes médicales. C’est notamment durant ce processus que j’ai pu mesurer ma chance, en me confrontant à la réalité de gens qui ont aussi des maladies, mais pas du tout l’entourage, l’accompagnement et la bienveillance dont j’ai pu bénéficier.
Vous avez la réputation d’être une immense bosseuse: d’abord comme syndique de Morges, comme députée puis comme ministre. Avez-vous été prise de vertiges au moment de devoir vous arrêter?
J’ai eu très peur. Je dois dire que quand mon oncologue m’a dit qu’il fallait que je m’arrête trois mois, ma première réaction a été de rétorquer que c’était impossible. Il m’a regardé, l’air de dire: «Il va bien falloir…»
Vous avez tiré quelque chose de cet arrêt forcé?
C’était la première fois de ma vie, excepté durant mon congé maternité il y a 26 ans, où j’ai dû me choisir moi. Et ça, je ne savais pas faire. Je me trouvais dans une sorte d’aspiration vers l’autre. Vers la fonction, vers l’obligation de travailler et aussi le plaisir de rencontrer les gens. Mais toujours comme si cela était en dehors de moi, en dehors de ma réalité, d’ailleurs difficile à définir. Là, pour la première fois, mon corps me montrait des limites.
À vous entendre, vous vous êtes découverte sous un autre jour.
Absolument. Quand on fait de la politique, on peut parfois être dans l’hubris de soi. On exige
beaucoup de nous. Certaines journées commencent avec des séances à 7h et se terminent très tard. On rentre se coucher, on dort jusqu’à 5h15 et on recommence le lendemain. D’une certaine manière, je me suis longtemps sentie invincible. Jusqu’à ce que cette maladie très intense me touche et me fasse paradoxalement du bien.
Comment ça, «du bien»?
Je pratiquais déjà la médiation en pleine conscience et les pilates, mais je ménage encore plus mon corps depuis. Je bois moins d’alcool, je fais attention à bien dormir, je suis suivie par une diététicienne pour mon alimentation… Ce retour vers moi, notamment spirituel, m’a été d’un grand secours durant la période des soins.
Vous croyez en Dieu?
Oui, je pense que… [elle réfléchit] Je pense que le décès de ma maman m’a rapproché de ces questions. Dieu, c’est un grand mot. Mais oui, j’ai une espérance. Et croire, c’est accepter de ne pas savoir, d’avoir des doutes. Je suis nourrie de cette espérance et du fait qu’on ne sait peut-être pas tout.
En clair, vous pensez qu’il y a des choses, des énergies, qui nous transcendent?
Vraisemblablement. Je ne suis pas une fanatique, mais croire m’apparaît comme un plaidoyer d’humilité. Je ne peux pas l’expliquer aujourd’hui. Peut-être qu’un jour, on pourra.
Votre rapport à la foi a changé avec le cancer?
Oui. Croire, c’est aussi penser qu’on n’est pas vraiment seul. C’est quelque chose de très intérieur, je ne suis pas du tout pratiquante au sens classique de l’Église. Je pense, au fond, que l’acte de foi, c’est l’acte d’amour. Et réfléchir à ces questions m'apparaît comme particulièrement important dans un moment où, en politique, on se polarise. Je trouve que la bienveillance se perd. L’écoute et le respect sont des notions qui ont tendance à s’effacer au bénéfice de l’invective, des postures, de l’agressivité…
Vous l’avez personnellement vécu?
Ces temps-ci, j’ai un peu vécu le mouvement inverse. Je relativise et essaie de moins adhérer à l’immédiateté, de ne pas perdre l’essentiel de vue.
En ayant le cancer du sein, des choses ont sauté aux yeux de la femme de gauche que vous êtes?
J’ai toujours lutté pour les questions d’accessibilité à la santé publique. Avec les témoignages que j’ai reçus, j’ai eu la vérification de ce qui fonde mon engagement. J’ai bénéficié de circonstances que d’autres n’ont pas eues. Quand la plupart des malades reviennent au travail, ils et elles n’ont pas, contrairement à moi, les applaudissements du Grand Conseil. La maladie, l’épreuve du corps, est déjà quelque chose d’extrêmement dur. Mais quand elle est en plus accompagnée de difficultés professionnelles, financières ou sociales, elle est évidemment encore plus terrible.
Que faudrait-il changer pour faciliter la vie des personnes souffrant de cette maladie?
Nous avons une chance immense avec les dépistages gratuits dès 50 ans. Mais, dans certains cas, il faudrait vraisemblablement pouvoir le faire encore plus tôt. Au-delà des moyens nécessaires à la recherche et aux soins, il me semble capital de sensibiliser le monde professionnel. Qu’est-ce que cela signifie de reprendre son poste après une maladie de longue durée? J’ai remarqué que les gens étaient très empathiques et compréhensifs lorsque vous êtes en phase de traitement ou d’opération…
... et après?
Les gens pensent que c’est terminé, que c’est derrière. Or, ce n’est pas vrai. D’abord, parce que psychologiquement, on vient de gravir des montagnes. Ensuite, nous ne sommes pas tous égaux face aux traitements. Certains corps et certains esprits sont beaucoup plus meurtris que d’autres. Viennent encore s’ajouter les traitements préventifs qu’on prend pour éviter une rechute. Là aussi, nous ne sommes pas égaux dans la manière d’y réagir.
Vous êtes actuellement sous traitement?
Je fais une hormonothérapie qui durera cinq à sept ans. J’ai de la chance car je la tolère très bien. Pour d’autres, notamment les plus jeunes, cela peut être beaucoup plus difficile. Les effets secondaires peuvent causer un immense bouleversement. Le monde de l’emploi doit le prendre en compte!
Ce n’est pas le cas aujourd’hui?
J’ai eu des témoignages de femmes à qui l’on a diminué le taux d’activité alors qu’elles étaient déjà dans une situation proche de la précarité. Dans les situations familiales ou personnelles fragiles, la maladie est un véritable coup de massue. Pour éviter la double peine, il y a beaucoup à faire, particulièrement en termes d’accompagnement socioprofessionnel.
Le cancer du sein touche un organe qui définit largement la féminité et l’estime de soi. Avez-vous eu peur de voir corps changer?
Évidemment! C’est un cancer particulier qui touche directement à la féminité. Nous, les femmes, avons une double assignation symbolique dans la vie: la maternité et la sexualité. Le sein les réunit. Cette maladie peut causer des changements plus ou moins légers, mais aussi des amputations. Il y a une reconquête de la dignité autour de ces questions à faire.
Il y a aussi la perte des cheveux, pour celles qui doivent passer par une chimiothérapie…
Oui… Celles qui ont l’infortune de devoir passer par là sont aussi directement touchées dans leur féminité, les cheveux étant un symbole — là encore — de sexualité et sensualité. J’ai eu la chance de ne pas le vivre.
Au début, vous aviez imaginé aller en chimiothérapie et perdre vos cheveux?
Oui! J'ai vu cette hypothèse comme une catastrophe. C'était très bizarre comme sensation. J'avais l'impression d'aller bien et que c'étaient les traitements qui allaient me faire du mal. Cependant, très vite, l'envie de vivre a été plus forte que tout le reste. J'ai mentalement accepté de faire tout ce qui serait nécessaire.
Dans un monde idéal, comment devrait-on voir ces épreuves qui marquent à jamais la chair?
Comme l’occasion de magnifier tous les corps. Ces épreuves nous grandissent. Paradoxalement, ces cicatrices, elles renforcent. Avoir une trajectoire aussi favorable que la mienne ne doit pas faire oublier qu’il y a des beaucoup plus compliquées. Avec des femmes qui souffrent, encore et encore, et d’autres, même, qui décèdent. Chaque corps est différent, chaque histoire est différente. Mais si j’en parle aujourd’hui, c’est aussi pour dire que mon cas a été découvert à un stade très précoce. Alors qu’octobre rose va débuter, il faut répéter et encore répéter que le dépistage sauve des vies.
Que voulez-vous dire à vos camarades d’infortune, les environs 6000 femmes à qui l’on diagnostique chaque année un cancer du sein en Suisse?
Que je suis une parmi elles, pas autre chose. Et qu’il est important que nous prenions soin l’une de l’autre.
En parlant de prendre soin de vous, cette législature sera votre dernière?
Les statuts de mon parti sont clairs (ndlr: Nuria Gorrite devrait demander une dérogation dans le cas où elle voudrait partir pour une quatrième législature). Toutefois, à trois ans des élections cantonales, il est beaucoup trop tôt pour me déterminer. Je me concentre sur le présent. J’ai encore beaucoup d’énergie et de dossiers captivants à mener. Le moment venu, j’aurai une belle discussion avec mon parti. Nous inclurons dans l’équation les intérêts de la population, les siens et les miens. Et ça, c’est nouveau pour moi.