Ce jeudi matin, le bureau de Karin Keller-Sutter au Bernerhof est étincelant. Le soleil de fin d’été fait briller le Säntis sur une photo derrière son pupitre. Le tableau du peintre paysagiste Franz Elmiger, devant lequel la ministre des Finances pose pour l’interview, respire la sérénité. Mais l’image que Karin Keller-Sutter donne de la Suisse et surtout du monde lors de l’entretien est bien moins idyllique.
Karin Keller-Sutter, vous avez une réputation de ministre des Finances dure. Êtes-vous rigoureuse dans votre gestion de l’argent en raison de votre fonction, ou êtes-vous également très regardante sur les finances dans votre vie privée?
Dans ma vie privée, je suis plutôt généreuse. Lorsqu’il s’agit par exemple d’offrir un cadeau à quelqu’un, je ne demande pas combien cela coûte. Mais en tant que ministre des Finances, je ne gère pas mon propre argent, mais celui des contribuables. Le Conseil fédéral doit veiller à ce que cet argent soit utilisé efficacement.
Actuellement, il s’agit surtout de dépenser moins…
Le problème, c’est que les dépenses augmentent beaucoup plus vite que les recettes. Le Conseil fédéral doit présenter un budget qui respecte le frein à l’endettement et donc la Constitution. On ne doit pas dépenser plus que ce que l’on gagne. Il faut fixer des priorités. Les citoyens doivent aussi le faire dans leur vie quotidienne et ne peuvent pas tout se permettre.
Dans ses prévisions pour l’AVS, la Confédération s’est trompée de quatre milliards de francs. En tant que citoyen, c’est incompréhensible!
J’étais moi aussi consternée. De telles erreurs ne renforcent pas la confiance dans les autorités. Mais on a ensuite donné la fausse impression que l’AVS n’avait soudain plus aucun problème de financement, mais qu’elle nageait dans l’argent.
Certes… Mais le PS et les Vert-e-s ont présenté les choses ainsi.
Oui. Bien sûr, le déficit est désormais un peu moins important que prévu. Mais à cause de la 13e rente AVS, le résultat de l’AVS sera déjà négatif à partir de 2026. Et dans les années qui suivront, elle enregistrera des déficits croissants.
Vous voulez réduire la part de la Confédération à l’AVS. Vous devez par contre accepter le reproche de vouloir assainir les finances fédérales sur le dos de l’AVS.
Ce que beaucoup de gens ignorent, c’est que la Confédération finance un cinquième de l’ensemble de l’AVS. C’est le plus gros poste de dépenses de la Confédération. L’an dernier, un peu plus de dix milliards de francs. Cette part ne cesse d’augmenter en raison du nombre croissant de retraités et de la 13e rente AVS. Le Conseil fédéral souhaite réduire légèrement la part de la Confédération en proposant un compromis. Mais même ainsi, la Confédération paiera encore environ 500 millions de francs de plus par an à partir de 2026.
Le Conseil fédéral veut financer la 13e AVS uniquement par la TVA. Cela ménage la caisse fédérale, mais pèse sur les petits porte-monnaie. Cette proposition ne passera jamais!
Ce ne sera certainement pas facile. Mais c’est une proposition que ma collègue Elisabeth Baume-Schneider défendra au Parlement. Il faut répondre à la question de savoir comment ils veulent financer la 13e rente AVS, et l’AVS en général à l’avenir.
Vous avez mis en place un groupe d’experts externes chargé de trouver un potentiel d’économies de quatre milliards de francs par an dans le budget. Cela ne serait-il pas plutôt du ressort de votre département?
Parfois, un regard extérieur est utile. Mais l’administration des finances collabore bien sûr. L’ouverture aux propositions d’économies dans les autres départements est ainsi plus grande que si le département des finances venait simplement dire où il faudrait faire des économies.
Où pouvez-vous faire des économies dans votre propre département?
Nous faisons déjà des économies. Nous avions d’abord réduit de 2% et maintenant encore de 1,4%.
Ne craignez-vous pas que le Parlement ne mette en pièces les propositions d’économie?
Il y a une prise de conscience croissante au Parlement aussi. Il ne s’agit pas seulement d’économiser ou de restreindre. Il s’agit aussi de gagner une marge de manœuvre pour investir dans la sécurité militaire et sociale.
Cela fonctionnera-t-il, ou ça passera par une augmentation des impôts?
Encore une fois: le budget fédéral n’a pas de problème de recettes. Et si l’État a un problème de dépenses, il ne peut pas simplement dire aux citoyens: «Nous avons trop besoin d’argent, donc nous vous en demandons maintenant plus.» Pour augmenter l’impôt fédéral, il faudrait une modification de la Constitution et donc une votation populaire. Je pense que cela n’aurait aucune chance.
L’argent est-il tout simplement mal réparti? De nombreux cantons font beaucoup plus de bénéfices que ce qui a été calculé.
C’est un sujet. Dans le cas de l’aide pendant la dernière pandémie, presque tout a été pris en charge par la Confédération. Et de manière générale, il n’est pas acceptable que la Confédération finance de plus en plus de tâches qui relèveraient de la compétence des cantons. Il faut se défaire tout cela. Et nous avons lancé un projet dans ce sens.
Les cantons se défendront quand il s’agira de payer.
J’ai moi-même été conseillère d’État pendant douze ans. Je suis une archi-fédéraliste. C’est aussi dans l’intérêt des cantons: celui qui paie, c’est celui qui commande. Cela renforce leur autonomie. La centralisation croissante affaiblit les cantons.
Le réarmement de l’armée est une tâche définitivement fédérale. Le frein à l’endettement est-il plus important que la sécurité?
Nous augmentons déjà les dépenses de l’armée de 20 milliards de francs jusqu’en 2035. Car nous devons améliorer notre capacité de défense. Mais le frein à l’endettement est aussi un pilier du succès de la Suisse. Il nous a permis de sortir de l’économie d’endettement.
Un frein à l’endettement strict n’empêche-t-il pas, au cas par cas, l’accomplissement de tâches importantes?
Au contraire: c’est uniquement parce que nous sommes si disciplinés que nous avons pu dépenser quelque 35 milliards de francs lors de la pandémie pour soutenir les particuliers et l’économie. Et nous avons également eu suffisamment de marge de manœuvre pour gérer la crise ukrainienne. D’autres pays sont tellement endettés qu’ils ne peuvent plus guère agir.
À qui pensez-vous?
Par exemple à la France. Mon homologue français dit qu’il dépense désormais plus d’argent pour les intérêts de la dette que pour la défense nationale. Regardez aux Etats-Unis, aussi! C’est une bombe à retardement. Le mini-krach boursier de début août a été un coup de semonce.
Pourquoi?
À cause de la peur des investisseurs face à une récession. L’endettement aux Etats-Unis et en Europe est un risque pour la stabilité financière internationale, et surtout pour la Suisse.
Et le frein à l’endettement protège la Suisse d’une crise financière mondiale?
Nous devons veiller à rester souverains en matière de politique financière. C’est pour cela que nous avons un frein à l’endettement. En tant que petite économie, la Suisse ne peut pas simplement aller à Bruxelles en cas de crise et demander de l’argent.
Une grande banque qui vacille est également un danger. L’UBS doit désormais augmenter massivement ses fonds propres pour se couvrir. Le CEO Sergio Ermotti s’y oppose. Vous, vous restez ferme?
Ce n’est qu’une mesure parmi d’autres. Mais elle est importante. Nous devons protéger les contribuables. Lorsqu’une banque doit être assainie ou liquidée par l’État, d’énormes risques apparaissent, par exemple pour les filiales à l’étranger. Il faut suffisamment de fonds propres pour les absorber et pouvoir protéger les activités bancaires nationales, qui sont importantes pour la Suisse. Pour Credit Suisse aussi, l’objectif premier était d’éviter tout dommage à la Suisse.
Parlez-vous à Sergio Ermotti de cette question épineuse?
Non, je n’ai plus eu de contact avec lui. C’est maintenant un processus politique qui a pris le relais. En Suisse, c’est la politique qui décide et, selon les cas, le peuple.
On entend dire que l’UBS pourrait quitter la Suisse, si cela ne lui convient plus. Est-ce que ce serait grave?
La «Suissitude» est un avantage pour cette banque. La Suisse est un Etat de droit, nous avons un système politique stable, une politique financière et fiscale fiable.
Et du point de vue de la Suisse?
Le Conseil fédéral est d’avis qu’il est bon pour l’économie qu’il y ait une grande banque suisse. Mais c’est à la banque elle-même de décider comment elle veut se positionner.
Dernière question: des entrepreneurs comme Peter Spuhler menacent également de quitter la Suisse à cause de l’initiative de la Jeunesse socialiste sur l’impôt sur les successions. Avez-vous réussi à le convaincre de renoncer à ses projets d’émigration?
Personnellement, non. Mais le Conseil fédéral s’est exprimé clairement: il rejette l’initiative. Elle est néfaste pour l’économie et nous ferait perdre des recettes fiscales. Le Conseil fédéral a également précisé cette semaine qu’un impôt dit de départ n’entrait pas en ligne de compte. En d’autres termes, personne ne doit être imposé s’il déménage à l’étranger en cas d’acceptation de l’initiative. Mais je ne doute pas que le peuple prendra la bonne décision. Nous devrions avoir confiance dans le peuple.