Mervelier, un village jurassien situé aux confins du val Terbi. Impression de bout du monde. Dans ce havre de paix cerné de forêts et de pâturages, le clocher de l’église rythme le quotidien. On songe aux mots de Gilles pour Edith Piaf: «Village au fond de la vallée, comme égaré, presque ignoré…» Baby Volcano, artiste jurassienne aux sons résolument urbains, mélangeant avec bonheur électro, hip-hop et reggaeton, réside là, dans une ancienne ferme rénovée.
Le «Dring, dring, dring» écrit à la main au-dessus de la sonnette nous oblige. Exécution. Lorena Stadelmann, son vrai nom, ouvre à «L’illustré» sa maison d’artiste, «en perpétuel chantier». Un lieu vivant où le mobilier de seconde main voisine avec une multitude d’objets insolites – souvent des créations originales.
On imaginait Baby Volcano installée dans un loft en ville. Elle s’épanouit en périphérie. «Vivre ici m’aide à relativiser ce qui m’arrive depuis deux à trois ans. J’aime être sur la route, découvrir de nouveaux lieux, aller à la rencontre de différents publics, mais pour mon équilibre, j’ai besoin de mon refuge jurassien et de la nature, ne serait-ce que pour me libérer de ma propre image.»
Un décalage criant
Le décalage entre l’artiste, une vraie furie sur scène, et la jeune femme posée et réfléchie qui nous reçoit, cheveux corbeau et piercing au nez, apparaît criant. Elle réagit: «Moi, j’ai du mal à voir ce qui différencie Baby Volcano de Lorena, même si je peux comprendre qu’on ressente un décalage. J’ai l’impression que dans ma musique, il y a énormément de cette terre jurassienne où j’ai grandi. Je suis un mélange nourri d’une telle diversité qu’on aura facilement tendance à souligner ce qui me différencie des gens d’ici, mais pour moi, la musique que je crée me reflète dans mon ensemble.»
Les médias romands mettent souvent son identité guatémaltèque en avant. «Ça ne me gêne pas. Je suis riche de deux cultures, mais chacune participe à ma musique.» Et dans ce village de Mervelier, comment est-elle perçue? Probablement comme une originale, une allumée un peu sorcière sur les bords. Elle éclate de rire: «Je dois être quelqu’un qui divise pas mal, qui génère aussi un peu d’appréhension, ce que je peux comprendre.»
Traversons la cuisine, ultramoderne avec son immense îlot central, sa hauteur sous plafond inhabituelle, ses néons ronds au contour accidenté et ses placards aux poignées triangulaires. Elle a été rénovée l’an dernier. L’ancienne ferme poursuit sa métamorphose. Baby Volcano nous emmène à l’étage. Après un arrêt dans son atelier, la pièce où elle confectionne encore elle-même, à la machine à coudre, certains de ses costumes, on rejoint le studio, qui n’est pas terminé. Une fenêtre ronde dans une paroi permet d’observer la cuisine en bas.
C’est dans cette pièce, devant son ordinateur aux deux écrans, que l’artiste a écrit et composé son nouvel EP intitulé Supervivenxia, avec un x au lieu du c, qui sortira en avril. Le titre a été choisi avec soin: «C’est autant la survie que le fait d’être «supervivante», qu’il s’agisse de vulnérabilité ou au contraire d’énergie, de douceur ou de rage. J’explore beaucoup cette dualité dans ma musique. Et dans mon corps, je ne vis pas la vulnérabilité comme une fragilité. Elle est source de beaucoup de force et de rage. Ma musique se nourrit de la perméabilité qui existe chez moi entre ces sentiments, comme de ma perméabilité à ce qui m’entoure, à ce que je vis.»
Un studio sur mesure
«Après deux années de tournée intense, je me suis construit un petit studio à la maison où j’ai élaboré mon nouvel EP. C’était la première fois que je composais et produisais mes morceaux seule. Besoin de prendre confiance en moi et aussi de définir ma musicalité, mon identité musicale. Pour cela, il me fallait un lieu qui me ressemble, loin de l’industrie musicale.» Baby Volcano reste volontairement évasive sur le contenu de son nouvel EP. «Ce n’est pas du guitare-voix, assure-t-elle en éclatant de rire. J’explore des choses nouvelles.»
Le studio est doté de sa propre terrasse, orientée plein sud. Le plancher reste à poser, mais la vue est splendide. «C’est vraiment du luxe d’avoir autant de lumière naturelle. Souvent, les studios sont des lieux aménagés dans des caves ou des bunkers. Autre avantage: le bruit ici ne gêne personne.» Baby Volcano compose essentiellement sur ordinateur, mais elle est attachée à la musique organique. Son père, fan ultime de Carlos Santana, l’a initiée à la guitare, dont il jouait en amateur avec talent. «J’ai beaucoup appris avec lui», confie Lorena Stadelmann.
Derrière la maison, une cabane bricolée trône dans le verger. Un lieu de détente. «Construire son chez-soi représente quelque chose d’assez récent pour moi, puisque cela fait cinq ans que je suis venue vivre ici, chez mon copain.»
Entre Jura et Guatemala
Lorena a grandi pas très loin, à Courfaivre. Mère guatémaltèque, père jurassien. Un mélange détonnant. «Le Jura, c’est chez moi. J’y ai fait toutes mes écoles. Je n’ai en revanche jamais vécu au Guatemala, même si la culture guatémaltèque est très présente en moi.» Lorena s’efforce d’aller au Guatemala tous les deux ans. Elle s’y trouvait en novembre dernier. Ce pays d’Amérique centrale reste une destination périlleuse. Rien à voir avec le Jura. «Là-bas, de temps en temps, tu entends des coups de feu – ils font partie du décor –, mais aussi beaucoup de musique partout, le grondement des volcans, le brouhaha de la rue. Pour moi, c’est le bruit qui marque le plus la différence entre ici et là-bas.»
«Ma mère vient d’un village d’altitude, situé non loin de l’ancienne capitale, Antigua.» Lorena a une sœur aînée. Leur mère est enseignante de formation. Le papa, lui, travaille comme ingénieur en micromécanique. «Il a dédié sa vie professionnelle à l’autoroute A16», précise sa fille cadette. Ses parents ne l’ont pas entravée dans son émancipation musicale. «Ils savent pourquoi je le fais. On en a beaucoup parlé. Ils savent que je me suis donné les moyens de parvenir à mes fins.»
La danse l’a amenée «de manière totalement hasardeuse» à vivre quatre ans en Argentine. «A la base, je voulais faire une école de théâtre et ça a capoté. Du coup, je me suis dirigée vers le mouvement. J’avais besoin d’aller en Amérique latine. A Buenos Aires, je suis littéralement partie à l’aventure.»
Fascinée par l’épigénétique
Lorena Stadelmann s’intéresse de très près à son héritage culturel amérindien. «Ma grand-mère maternelle vient d’un minuscule village du côté du lac Atitlán, une région où personne ne parle espagnol. Au Guatemala, il existe plus d’une vingtaine de dialectes mayas. Moi, je ressens des liens directs avec ces gens, mais je ne peux en être sûre à 100%. Depuis toute jeune, je suis fascinée par les questions d’épigénétique par l’héritage ancestral transmis de génération en génération que j’ai reçu en venant au monde. Personne ne débarque sur la planète comme une coquille vide.»
Elle ajoute: «Je me sens Jurassienne et j’en suis fière, tout comme je le suis de mes origines guatémaltèques.» Dans ses chansons, Baby Volcano privilégie l’espagnol à d’autres langues. Ses influences musicales sont multiples. «J’écoute plein de choses, mais beaucoup de musique d’Amérique latine, de la cumbia au reggaeton, en passant par la salsa. J’ai grandi avec ces musiques-là. Le reggaeton est un genre aujourd’hui hyper à la mode, mais vers 2010, il souffrait de beaucoup de préjugés négatifs, comme le rap à ses débuts.» Evolution spectaculaire, le reggaeton est aujourd’hui l’un des genres musicaux les plus écoutés sur la planète.
Au fond, qui de Baby Volcano et de Lorena Stadelmann reflète le mieux ce qu’elle est vraiment? «C’est la même personne, mais sur scène, mon être est démultiplié. Je pousse tout ce qui me constitue à son extrême. Et croyez-moi, il faut du courage pour oser se dévoiler ainsi.» A 28 ans, elle confie que ses choix artistiques se sont affirmés tardivement, en 2020, au moment du covid. Le récit de la petite surdouée qui chantait à 5 ans déjà n’est pas le sien. «Je ne rêvais pas de devenir musicienne quand j’étais plus jeune et je n’ai compris qu’assez récemment que je ferai de la musique toute ma vie.»
«Je n’ai jamais eu la volonté de faire de l’art féministe»
Baby Volcano a conscience d’être souvent identifiée comme une combattante féministe habitée. «A mon avis, cette image qu’on me donne vient du fait que je travaille beaucoup avec mon corps, que ce corps de femme m’a été assigné à la naissance et que, du coup, beaucoup de femmes se reconnaissent dans ce que j’exprime, mais je n’ai jamais eu la volonté de faire de l’art féministe et je ne me sens pas légitime comme porte-drapeau. Cela ne m’empêche pas de résister et de m’affirmer en tant que femme et j’ai envie de continuer à explorer cette veine-là dans ma musique.»
Etonnamment, Baby Volcano ne s’est encore jamais produite au Guatemala. «J’avoue ressentir un peu d’appréhension, reconnaît-elle, mais en même temps j’aimerais beaucoup. Ça se fera un jour.»
Cet article a été publié initialement dans le n°05 de L'illustré, paru en kiosque le 30 janvier 2025.
Cet article a été publié initialement dans le n°05 de L'illustré, paru en kiosque le 30 janvier 2025.