Irène Kälin nous précède et ouvre son vaste bureau de présidente du Conseil national. «Cela fait très 18e siècle, non?», rigole l'Argovienne, pas encore totalement à l'aise dans ses nouveaux quartiers. La Verte a déjà installé sa propre machine à café «mais dans un placard», histoire de ne pas rompre avec la solennité d'un lieu pour lequel elle a beaucoup de respect.
Il y a un côté symbolique à voir une femme de 34 ans s'emparer d'un bastion autrefois réservé aux vieux sages. Femme, écologiste, jeune: Irène Kälin représente parfaitement la triple vague qui a déferlé sur le Parlement en 2019. Pour l'islamologue de formation, il s'agissait néanmoins d'une (brillante) réélection — elle avait débarqué à la surprise générale et au pied levé en 2017 pour remplacer Jonas Fricker, poussé vers la sortie à cause d'un dérapage verbal.
Après deux demi-législatures, voilà Irène Kälin première citoyenne du pays. «C'est tellement plus élégant comme terme qu'höchste Schweizerin!», ajoute la 14e Argovienne et 15e femme à accéder à la fonction. Dans un excellent français, héritage d'un stage agricole à Beurnevésin dans le Jura. Irène Kälin est décidément pleine de surprises. Asseyons-nous pour la découvrir un peu plus.
Comment avez-vous vécu cette élection à la présidence du Conseil national?
Je suis très fatiguée mais surtout super contente! C'est un honneur d'endosser ce rôle pour une année. Ce que je retiens, c'est surtout le fort soutien: je n'aurais jamais cru être élue avec un tel résultat (151 voix sur 166, ndlr.). C'est un signal qui montre que les mentalités changent — je pensais qu'une partie des votants estimaient que ces postes doivent être réservés à des «anciens».
Vous saviez depuis deux ans que vous alliez — normalement — devenir première citoyenne. Est-ce qu'il reste une dose de surprise le jour J?
Lorsque j'ai accédé à la deuxième vice-présidence il y a deux ans, le Covid arrivait. Isabelle Moret a été la «présidente de la pandémie», et puis Res Aebi aussi. J'ai toujours pensé que je serais la présidente du retour à la normalité, de l'ère post-Covid. En réalité, les plexiglas reviennent dès lundi au Palais fédéral et la situation dans les hôpitaux est très tendue.
Vous accédez à 34 ans au perchoir du National. Seul une présidente avait fait «mieux»: c'était une autre Argovienne, la socialiste Pascale Bruderer (à 32 ans, en 2010). Il y a un gène de la précocité dans votre canton?
(Rires) Je pense qu'il s'agit d'un hasard. Mais si l'on regarde notre exécutif cantonal, 100% masculin avec ses cinq hommes, c'est bien que l'Argovie soit représentée par des femmes à Berne.
Vous êtes une femme et écologiste: vous représentez les deux vagues des dernières élections fédérales de 2019. Quel bilan intermédiaire tirez-vous?
Pour moi, c'était clair dès le soir des élections que tout n'allait pas être bouleversé, parce que nous n'avons pas la majorité. Même si nous avons obtenu des succès d’étape. Mais je suis tout de même frustrée, notamment de certaines positions du Centre qui font que nous n'arrivons pas encore à faire bouger les lignes.
Dans votre chronique pour Blick, vous avez déploré le manque de couverture médiatique de la Session des femmes, il y a quelques semaines. N'est-ce pas antinomique de plaider l'égalité en organisant une session qu'avec des femmes?
Je serai la première contente le jour où il n'y aura plus besoin d'organiser une Session des femmes! Cela fait 50 ans que les femmes peuvent voter. C'est très peu, un demi-siècle de vraie démocratie, mais c'est en même temps déplorable que 50 ans après, il y ait autant à faire pour arriver à l'égalité. Les 40% de femmes au National représentent un premier pas, mais il y a encore énormément de travail. A commencer par la représentation aux États, à peine un quart...
Les femmes de droite ont-elles beaucoup participé?
Les sensibilités étaient plutôt à gauche. Mais le fait que les femmes PLR soient venues, par exemple, est déjà un bon signal.
Vous avez été élue à la fin 2017 alors que vous étiez en train de terminer votre mémoire de Master. Vous êtes présidente du National sans avoir jamais vraiment connu le monde du travail?
C'est juste et cela montre les limites de notre système actuel! Je ne compte pas rester au National toute ma vie — je ne le veux pas, d'ailleurs. Mais à l'heure actuelle, il est simplement illusoire de vouloir travailler à côté, surtout avec un enfant en bas âge comme dans mon cas.
Est-ce la fin du système de milice cher à la Suisse mais de plus en plus déconnecté de la réalité à Berne?
Nous avons encore un système de milice sur le papier, mais dans les faits, c'est différent. Il y a quatre fois trois semaines de Session, en plus de tout le travail en commission et le reste... Mais j'ai espoir que les choses changent avec le rajeunissement du Parlement. Il s'agit d'une convergence des luttes: féministe, écologiste, générationnelle.
Comment peut-on rendre le Parlement plus compatible avec une vie professionnelle?
Peut-être avec des Sessions plus régulières mais plus courtes, ou alors avec la possibilité de nommer des remplaçants lorsque l'on ne peut pas venir voter, par exemple en raison du congé maternité. Le système actuel met de la pression sur les parlementaires: vous ne savez pas si vous allez être réélu. Vous pouvez vous retrouver sans emploi simplement parce que votre parti a perdu des sièges. Et il y a encore un autre problème bien pire...
Lequel?
Il suffit d'observer les professions représentées au Parlement. Comment imaginer concilier un emploi d'infirmière ou d'ouvrier avec une carrière politique à Berne? Avec le système actuel, c'est l'un ou l'autre. Cela contribue à exclure toute une gamme de profils sous la Coupole au profit d'autres métiers surreprésentés parce que c'est plus facile à concilier, ne serait-ce que par du travail à distance. Si l'on veut que la démocratie soit aussi belle qu'on le dit, il faut aller chercher ces gens. Il y a encore des partis où l'on peut payer pour la place que l'on occupe sur la liste...
La représentativité passe-t-elle aussi par faire voter les étrangers, selon vous?
Bien sûr, c’est indispensable. Mais nous en sommes encore loin. Récemment, à Soleure, le droit de vote au niveau communal a été refusé très largement. Pour moi, c'est soit on laisse voter les étrangers, soit on rend la naturalisation plus accessible. Il n'est pas normal que beaucoup d'étrangers de la 2e ou 3e génération aient passé toute leur vie dans notre pays, paient des impôts ici et n'aient pas de droits civiques. Ce sont des Suisses! C'est un gros manque pour notre démocratie, comme les femmes il y a 50 ans.
Récemment, vous vous êtes plusieurs fois inquiétée de la polarisation grandissante dans le débat politique. Vous êtes vous-mêmes plutôt au pôle qu'au centre...
Nous pouvons être en désaccord et avoir des positions très éloignées, mais se respecter. Tant que l'on accepte le débat, tout se passe bien. Ces derniers temps, hélas, les choses ont été beaucoup trop loin. Peu importe la position politique — nous observons une fracture d'une partie de la population, avec parfois de la radicalisation. Cela me fait peur.
Dans plusieurs portraits qui vous sont consacrés, vous êtes présentée comme la «gauche hardcore». Cela vous correspond-t-il?
Cette année, la question ne se pose pas puisque je dois et je vais représenter la Suisse dans son ensemble, en essayant précisément d'éviter toute fracture. Plus largement, je n'ai jamais pensé le système comme droite contre gauche. Je suis d'ailleurs très frustrée à titre personnel que certaines idées humanistes soient qualifiées comme «de gauche». Ces valeurs devraient être communes.
Qu'avez-vous appris en quatre ans au Parlement?
(Réfléchit) Les choses durent toujours beaucoup trop longtemps, ici. La pandémie a montré que nous ne sommes pas prêts pour gérer de graves crises. Le temps scientifique n'est pas celui de la politique. Et, surtout, les compromis qui font notre force n'aident pas contre les crises existentielles. En tant que jeunes, nous avons l'habitude d'être «speed», nous voulons agir vite.
On ne peut pas dire que le Parlement agisse vite en matière de climat...
Simonetta Sommaruga doit venir avec un nouveau projet qui respecte les accords de Paris. Il est important de montrer que le refus de la loi CO₂ n'est pas simplement dû au fait que la facture était trop salée pour le porte-monnaie individuel (alors que les conséquences seront bien plus chères!), mais qu'une partie de l'électorat a refusé la loi parce qu'elle n'allait pas assez loin.
Vous pensez vraiment que c'est le cas?
Oui. Je trouve choquant que certaines entreprises parmi les plus polluantes aillent plus loin que la loi en matière de climat parce qu'elles veulent faire leur part du travail. Cela montre que, sans cette loi CO₂, c'est comme si le changement climatique n'existait pas. Ceci alors que nous avons en Suisse les moyens scientifiques et financiers pour faire changer les choses.
Que pensez-vous des jeunes qui ont versé dans la désobéissance civile parce qu'ils estiment que les politiciens n'arriveront jamais à des solutions?
J'ai une certaine empathie pour eux, parce que je comprends qu'ils en aient marre. Mais pour ma part, je crois en nos institutions, au fait que nous pouvons trouver un plus grand dénominateur commun pour un compromis efficace. Si chacune et chacun dans ce pays qui se préoccupe du climat participe aux prochaines élections, nous ne serons pas loin d'avoir une majorité. Les sondages montrent que les vagues vertes et violettes sont toujours là.
Les jeunes sont donc trop impatients?
Non, ils ont raison d’être impatients, il y a urgence. Les jeunes Verts m'épatent dans leur engagement. Ils le font à l'intérieur des institutions et cela donne espoir que les choses changent. Je n'ai aucune compréhension pour les gens qui râlent mais qui ne votent pas, alors que nous avons cette immense chance dans notre pays. Je regrette beaucoup qu'il y ait souvent un plafond à 50% de participation.
Un mot sur la Suisse romande. Vous tenez une chronique «Röstigraben» pour Blick. Pourquoi cette sensibilité?
Pour moi, il va de soi de m'intéresser aux Romands! Cette pluralité linguistique est notre identité forte, c'est peut-être la plus belle caractéristique de notre pays. Je n'aurais jamais cru qu'il y ait des Zurichois qui ne soient jamais allés à Lausanne. Avec cette chronique, j'ai découvert que l'inverse était aussi vrai, malheureusement... Il faut faire des ponts.
Vous qui êtes habituée aux minorités: comprenez-vous que la Suisse romande se sente lésée, par exemple dans les investissements ferroviaires? Le trou de Tolochenaz l'a bien montré...
Le trou de quoi?
Tolochenaz. Vous savez, le blocage de la ligne CFF Lausanne - Genève durant deux semaines...
Deux semaines, vraiment? C'est fou! J'ai dû lire ça mais dans une brève dans la presse alémanique... Cette paralysie montre bien qu'il faut davantage de communication entre les différentes régions linguistiques.
Un mot pour les lecteurs de Blick?
Solidarité. Nous devons nous souvenir que nous avons toujours été un pays de minorités. Jusqu'à présent, nous avons toujours réussi à vivre ensemble grâce à une intégration de toutes et tous. C'est cela que je veux défendre durant cette année de présidence.