«C'est un vrai signal d'alarme pour l'écosystème des cryptomonnaies, tonne le socialiste Benoît Gaillard. Il faudra créer des limites.» Ce qui préoccupe l'élu communal (législatif) lausannois, observateur critique du monde de la cybermonnaie? Le manque de transparence qui l'entoure, et notamment le bitcoin, utilisé pour financer des organisations criminelles.
Ce dernier dépassait les 60'000 dollars, mercredi 28 février, et s'approche de son record historique. À mesure qu'il reprend du poil de la bête, l'anonymat offert par la devise inquiète les organes de contrôle.
Une enquête menée par la cellule enquête de Tamedia révèle notamment que 3000 francs ont été envoyés à Al-Qaïda depuis la Suisse. Une somme qui peut sembler dérisoire, mais un crime financier grave. Le Bureau de communication en matière de blanchiment d’argent (MROS) a pu identifier la personne qui a envoyé les fonds, en 17 fois, au groupe terroriste.
Seulement voilà. Il existe en Suisse plus de 100 «cryptobancomats», où il est possible d'échanger des billets contre des bitcoins distribuables partout dans le monde à l'envi, en un claquement de doigts et en toute discrétion.
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Par ailleurs, 200 intermédiaires, des start-ups notamment, échangent et manipulent des bitcoins pour des clients. Or, seules 24 de ces places de négoce ont adressé des soupçons de blanchiment au MROS entre 2020 et 2022, indique l'enquête de Tamedia. Un groupe d'expert de la Confédération en conclut que c'est très peu.
Blanchiment, financement du terrorisme... Comment mieux contrôler les échanges de cryptomonnaie? Benoît Gaillard répond aux questions de Blick.
Benoît Gaillard, l'univers du bitcoin est-il un Far West ingérable?
Il faut distinguer deux choses lorsqu’on parle de crypto-actifs. D’abord, les réseaux de blockchain eux-mêmes (ndlr: Une technologie qui permet de certifier des transactions sans passer par des tiers ou des organismes bancaires classiques). Le principe même de ces réseaux est d'échanger des actifs de pair-à-pair partout dans le monde. Je peux donc envoyer instantanément une somme de grande valeur à l’autre bout du monde, et faire des transactions financières spéculatives sans aucun frein.
Il n'y a aucune régulation?
Pas beaucoup, et donc pratiquement pas de règles décidées démocratiquement. Il n’y a que les règles que se donnent ces réseaux. Et il faut bien dire que pas grand-monde, y compris le Parlement fédéral, ne veut agir. Alors qu’il y a, déjà là, d’importants risques, par exemple du vol, ou de la manipulation de petits investisseurs naïfs.
Et l'autre aspect à distinguer?
Ce sont les intermédiaires financiers. Des brokers, des fournisseurs de service, des exploitants de place de marché. Eux sont soumis à des règles, mais c'est assez théorique et pas grand monde ne vérifie leur application. En deux ans, en Suisse, ces agences actives dans la crypto et annoncées auprès de la FINMA (ndlr: L'autorité fédérale de surveillance des marchés financiers) sont passées de 10 à 200. Or, il n'y a quasi aucune annonce faite de soupçon de blanchiment. C'est bizarre. Comme le relève le rapport fédéral sorti fin février, on peut avoir un fort doute sur le fait que le cadre légal soit suivi.
Faut-il interdire la détention et l'usage de cryptomonnaies si le détenteur n'est pas identifié?
C'est très compliqué de changer le fonctionnement de la blockchain pour accéder à l'identité des gens. Le système est conçu pour garantir l’anonymat, là-dessus, il faudrait une action coordonnée sur le plan international. Et certaines personnes actives dans l'écosystème de la blockchain y seront toujours opposées. Il faudrait une discussion collective, construite, sur l’avenir des cryptos, qui sortirait des batailles rangées.
Il n'est donc pas possible d'agir dans l'immédiat?
En Suisse, on pourrait introduire une obligation d’annonce : les détenteurs de cryptomonnaies ou cryptoactifs devraient l’annoncer, par exemple dès le moment de l’achat. Il s’agirait d’une obligation individuelle d’annoncer la détention d’une suite de ce type d’actif, même avant la conclusion d’une année fiscale. Cela serait proportionné aux risques spécifiques liés à la détention de ces actifs.
Mais n'est-ce pas punir l'investisseur «lambda»?
Il ne s’agit pas de punir. Il s’agit de tenir compte du fait que les risques sont plus élevés avec les cryptomonnaies: risque de vol, d’escroquerie, de blanchiment, d’évasion fiscale. Mais ce qui menace le plus le petit acheteur, en réalité, c’est de se faire avoir en croyant, justement, faire un «investissement» qui va forcément gagner de la valeur, et de se retrouver victime de mouvements à la baisse.
Faut-il surveiller plus attentivement les intermédiaires, dans ce cas, pour protéger les «petits»?
Oui, on devrait les regarder de beaucoup plus près. Si une transaction passe par un intermédiaire, il doit être possible de savoir à qui appartiennent les actifs, en dotant la FINMA de ressources supplémentaires.
Même pour de petites sommes?
Une transaction au-dessus de mille francs devrait théoriquement être traçable avec l’identité de l’émetteur et du destinataire, mais nous ne savons franchement pas si cette règle est respectée aujourd’hui. Je précise aussi que quand on voit les accusations très graves dont ont fait l’objet d’immenses plateformes comme Coinbase ou Binance, sans parler de la faillite désastreuse de FTX, on voit qu’il y a aussi une dimension de protection du consommateur à prendre en compte. Cependant, il faut bien comprendre ce qui est différent dans le monde des cryptomonnaies: un intermédiaire ne gère pas forcément votre compte. Vous pouvez détenir vous-même des sommes très importantes. D’où la nécessité d’agir sur les deux plans.
Les gens se plieront-ils à l'obligation d'annonce?
Les fournisseurs de service pourraient devoir tenir une liste de leurs clients. Et les clients déclareraient individuellement ce qu’ils détiennent et leurs transactions. En fait, on serait dans un niveau de règlementation qui semble aujourd’hui évident sur les marchés financiers «classiques». Mais c’est comme avec l’argent liquide: certaines personnes vont essayer de tricher. Dans le monde physique, vous n’êtes pas censé franchir la frontière avec plus de 10’000 francs en cash, pourtant, des gens s’y essaient. Mais le fait que des gens contournent une loi ne veut pas dire que la loi n’est pas justifiée.
Il sera toujours possible de s'adonner à des activités criminelles avec de l'argent liquide, non?
Avec les bitcoins, je peux envoyer 500’000 dollars en claquant des doigts. Cette extrême fluidité fait que c’est totalement justifié d’imposer des règles supplémentaires pour éviter la fraude, le blanchiment et la criminalité. Les limites physiques n’existent pas avec les bitcoins, il faut donc créer des limites ailleurs.
Existe-t-il un autre moyen de faire circuler anonymement de l'argent et de financer des organisations criminelles, ou les cryptomonnaies sont actuellement uniques sur le «marché» de la criminalité ?
Il y a le cash, l'or, et pour être correct, il existe évidemment du blanchiment dans le système financier normal. On le voit avec tous les «leaks» récents. Il y a de la criminalité sur des comptes standards détenus par des banques. Mais le mouvement général va vers plus de transparence et de vérification. On doit aussi initier cela dans la crypto!
Et si cet «écosystème» de la cybermonnaie refuse?
La part des cryptomonnaies dans les transactions illégales de toutes sortes va augmenter. Ce rapport de la Confédération doit être compris comme un signal d'alarme. La crypto n'est plus réservée à la sphère privée ou aux pages technologies du «Temps». Aujourd'hui, Al-Qaïda a touché 3000 francs. Et la prochaine fois, quoi? Des trafiquants d'êtres humains recevront 3 millions? La communauté crypto doit prendre conscience que certaines caractéristiques de ses systèmes offrent de gros potentiels à la criminalité. Il faudra renoncer à certains aspects de rapidité, de fluidité, d'absence totale de règles – et sortir de l'idée que ceux qui critiquent n'ont rien compris.
L'apparition de la cybermonnaie a-t-elle amené un élément positif au monde de la finance?
Il faudrait faire un bilan sur l’utilité sociale des cryptos, qui sont aujourd’hui en grande partie des actifs spéculatifs, qui gagnent de la valeur par des effets de mode et de masse, sans apporter quoi que ce soit au monde réel, hormis une consommation d’énergie délirante.