Partout où il passe, l’auteur italo-suisse est précédé de son aura de visionnaire. Le grand public l’a découvert en 2022 grâce au «Mage du Kremlin», formidable réflexion sur les dynamiques du pouvoir et véritable phénomène littéraire avec plus de 500'000 exemplaires vendus. Achevé en 2021 — six mois avant l’attaque unilatérale de la Russie sur l'Ukraine —, cette fiction éclaire d’une lumière crue les coulisses du régime russe et la logique belliqueuse de Vladimir Poutine. Et les lecteurs de se ruer sur cet ouvrage, Grand prix du roman de l’Académie française, pour tenter de comprendre l’incompréhensible.
En 2019 déjà, cet ancien conseiller politique du président du Conseil Matteo Renzi démontrait dans «Les Ingénieurs du chaos» comment les nationaux-populistes exploitent les algorithmes, les réseaux sociaux pour conquérir le pouvoir et ébranler les démocraties. Un essai brillant que les politiques s’arrachent aujourd’hui. De quoi définitivement asseoir sa réputation de fin stratège et de prophète. Blick l’a rencontré à Nyon, au Festival international de cinéma Visions du Réel pour un grand entretien.
Giuliano da Empoli, colère + algorithmes = chaos. C’est la théorie que vous développez dans «Les ingénieurs du chaos». Pouvez-vous nous l’expliquer?
La colère existe dans toute société. Le grand philosophe allemand, Peter Sloterdijk, parle de «banques de colère.» Durant tout le XXe siècle, les partis de gauche ont récupéré la colère pour l’insérer dans un projet politique. Or, ces «banques de colère» ont perdu du terrain. Elles se sont normalisées. Aujourd'hui, la gauche n’endosse plus vraiment ce rôle. Et c’est là que des entrepreneurs politiques — consultants, conseillers, spin doctors, leaders — entrent jeu. Cette colère, ils vont l’exploiter.
De quelle façon?
Pensez au fracking, cette technique de fracturation hydraulique pour extraire le pétrole. Vous allez chercher les failles entre chaque rocher, les stimuler afin de trouver une petite poche de pétrole que vous pourrez exploiter. C’est la logique des plateformes numériques. La plateforme n'a pas d'agenda, de valeur ou de croyance. Elle n'est ni de droite, ni de gauche, ni pour le vrai, ni pour le faux. Elle est pour tout ce qui engage.
Et pour engager, il faut qu’elle génère des émotions.
Exactement. Ces émotions vont vous retenir et vous inciter à réagir sous forme de likes, de partages, qui produisent des données utiles pour la plateforme. Il y a plus de chances que vous soyez attiré par un contenu plus extrême. La plateforme peut vous renforcer dans vos préjugés, mais aussi vous montrer des contenus en total désaccord avec votre opinion dans le but de vous amener à réagir. Je suis plutôt conscient de ces enjeux, mais il suffit que je passe dix minutes sur l’ancien Twitter pour avoir envie de réagir de façon polémique, car j’aurai vu des choses qui m’auront mis de mauvaise humeur.
Et vous dites que l’entrepreneur politique ne fait qu’adapter la politique au fonctionnement de ces plateformes numériques afin de réaliser cette union de la rage et de l’algorithme.
Les «ingénieurs du chaos» s’accrochent à des colères réelles qu’ils multiplient et stimulent grâce à des instruments de ciblage beaucoup plus fins que par le passé. Ils créent ainsi des contradictions, des clashs. De nouvelles coalitions politiques émergent, non plus vers le centre, mais vers les extrêmes de l’échiquier politique.
Et laissent la porte ouverte aux mouvements nationaux-populistes…
Ils interceptent la grogne, qui peut monter ou descendre selon des phases historiques. Et force est de constater que celle-ci monte depuis des années. Les gens ont l’impression d’avoir perdu le contrôle de leur destin.
Et dans le jeu politique, comment cela fonctionne-t-il?
Prenez l’exemple du Brexit. Les partisans d’une sortie de la Grande-Bretagne de l’Union européenne (UE) ont exploité la rage des électeurs en segmentant le message qu’ils leur ont adressé, en les ciblant de façon très précise. Aux chasseurs, on a dit que l’UE était mauvaise, car elle protégeait trop les animaux, que la chasse aux renards serait interdite. Aux amis des animaux, on a expliqué que l’UE ne les protégeait pas suffisamment. Cette logique de segmentation est reproduite des milliers et des milliers de fois sur des groupes différents. On dirait de la science-fiction, mais ça ne l’est pas du tout! Avec l’intelligence artificielle, vous pouvez manœuvrer tout ça de façon extraordinaire.
Cela détermine-t-il les résultats politiques?
Pas forcément, car ce n'est pas la seule force qui est à l’œuvre. Mais est-ce que ça peut jouer un rôle? Oui, je pense que oui.
La lutte contre l’immigration est l’un des leviers des nationaux-populistes pour capter la colère. En Suisse, l’UDC ne fait pas exception. Le parti vient de récolter les signatures nécessaires pour son initiative populaire: «Pas de Suisse à 10 millions». Quelle est votre analyse?
Partout en Europe, pas qu’en Europe d’ailleurs, l’immigration est le thème rassembleur de toutes ces colères. Il fédère l'insécurité économique, physique et culturelle. Vous n’avez pas de travail, c’est parce que les étrangers prennent votre boulot. La criminalité augmente, c’est le fait des migrants. Vous ne pouvez plus rien dire, c’est pour préserver la sensibilité de ceux qui n’ont pas la même culture. Ces segments différents trouvent dans l’opposition à l’immigration leur point de ralliement. Un thème tellement puissant qu’il est parvenu à faire basculer une partie de l’opinion publique européenne de la gauche à l’extrême-droite, comme l’a fait le Rassemblement national en France ou la Lega en Italie. Christoph Blocher fait de la lutte contre l’immigration une utilisation efficace et démagogique depuis plus de 20 ans.
Pour vous, il reste le patron de l’UDC?
Je ne sais pas, mais dans mon imaginaire, il n'a pas été remplacé par quelqu'un qui aurait ce type de force, celle d’un leadership politique très fortement renforcé par un leadership économique. Comme ce qu’on a vu avec Berlusconi en Italie.
Pourquoi la gauche ne parvient-elle pas à s’emparer de ce débat?
Elle a probablement dans son ADN une position de départ qui consiste à dire: on accueille les faibles, les déshérités, on prône une attitude d'ouverture face à l'immigration. Ce qui est bien en soi. Or, en termes électoraux, cette posture n’est pas payante, notamment dans la recherche de coalitions politiques.
Et à sa droite, une machine à générer de la colère et de l’engagement sur ce thème.
C'est tout le problème de l'écosystème d'information dans lequel nous sommes immergés. Si vous êtes dans une machine à engager et à polariser, il est difficile de faire des discours qui contiennent quelques contradictions, quelques nuances.
On assiste au même phénomène au sein de la société civile?
Oui, avec des forces centrifuges de plus en plus présentes dans le débat public, où chacun se réfugie dans sa bulle. Et il ne faut surtout pas imaginer que notre propre personne est immunisé. La première hygiène est celle de prendre conscience qu'on y est aussi dans cette bulle. Que ce ne sont pas seulement les autres qui deviennent fous. Nous sommes tous enfermés dans ces bulles. C’est pour cette raison qu’avant d’enrager, il faut vraiment respirer profondément et se poser la question de savoir quel est le processus par lequel on est en train de se mettre en colère.
Est-ce que c’est vraiment possible quand on scrolle frénétiquement ?
Non. On peut évidemment se donner des règles à titre personnel, mais le problème ne se situe pas à ce niveau. On ne peut laisser les individus seuls face à une machine de ce type. J’estime qu'il existe un vrai problème de régulation et de responsabilité.
Comment sortir de ce système d’irresponsabilité complet où ces plateformes se targuent de promouvoir la liberté d’expression?
Il faut imaginer certaines règles qui engagent leur responsabilité. Aux Etats-Unis, par exemple, des jeunes filles ont été exposées de façon systématique sur les réseaux sociaux à des contenus mauvais pour leur santé mentale. Certains États américains, au nom de la protection des mineurs, ont donc introduit des garde-fous. C’est un petit pas, mais cela démontre qu’on peut très bien imposer des règles à ces plateformes et les sanctionner si elles ne les respectent pas. On peut même imaginer aller plus loin et rendre cela compatible avec nos systèmes démocratiques et notre écosystème de débat démocratique. À un moment donné, il va falloir sortir de ce Far West.
Dans votre roman, «Le Mage du Kremlin», vous avez donné des clés de compréhension sur la Russie de Poutine. Est-elle toujours la grande ordonnatrice du chaos ?
La Russie n'ordonne pas le chaos, elle n'en a pas la force aujourd’hui, mais disons qu’elle en profite bien. Avec les élections européennes qui arrivent en juin, beaucoup de questions se posent en lien avec les opérations d’influence ou d’ingérence russe. Est-ce que c'est vrai? Oui, évidemment, qu'il y a des manœuvres. Mais, encore une fois, la Russie surfe sur un écosystème de plateformes et de médias qui le fait déjà spontanément. Et les Russes y vont de leur propre chef pour essayer de renforcer encore un peu plus les fractures et les clashs.
Un exemple récent?
L’affaire des deux cents étoiles juives peintes sur les murs de Paris l’automne dernier, dont le commanditaire serait un Moldave, payé par les Russes. Ils trouvent des failles dans la société pour créer du conflit. Ici, dans les débats autour de l’antisémitisme en lien avec l’actualité à Gaza. C’est un tout petit exemple, mais il illustre cette logique. Les Russes n’inventent pas les fractures, ils n’ont pas la force d’en créer, mais ils les exploitent pour polariser la société.
Ont-il encore cette capacité à créer du chaos avec la guerre qu’ils mènent en Ukraine?
Oui, ils l'ont. Après, ils la subissent aussi, parce qu'ils ont leur propre chaos. Le Kremlin a du mal à le gouverner. Si on regarde l’attentat du Crocus City Hall à Moscou, on voit bien que ça n'a rien à voir avec l'Ukraine, que cela provient d'autres éléments de crise qui sont présents dans la société, dans la réalité russe. Mais en ce moment, le régime est tellement faible qu’il ne peut combattre que sur un seul front. Toutes leurs énergies économiques, industrielles, militaires, rhétoriques, politiques sont concentrées sur l’Ukraine. C’est une forme de réduction de leur chaos qui n’est pas soutenable sur le moyen ou long terme. Ça peut fonctionner durant quelques années. Malheureusement, peut-être suffisamment, pour accentuer la division européenne, américaine et ébranler nos systèmes politiques.
Craignez-vous qu’une éventuelle réélection de Donald Trump, qui affiche des positions pro-russes viennent troubler ce processus?
Je ne fétichise pas la date du 5 novembre, car Trump est déjà là. Les Républicains bloquent l’aide pour l’Ukraine au Congrès, par exemple. Et s’il était réélu, son pouvoir serait soumis à de nombreuses contraintes, notamment sur un sujet aussi crucial que la guerre. Trump représente malheureusement une certaine vérité des Etats-Unis, un pays qui se replie sur lui-même – America first – mais qui en même temps essaie d’imposer ses intérêts de façon unilatérale. En Europe, nous avons tout intérêt à en être conscient et à assumer nos propres responsabilités, particulièrement en termes de sécurité et de défense. L’élection de Trump pourrait ragaillardir celles et ceux qui partagent ses positions. Je suis italien, je sais que les conséquences d’un retour au pouvoir de Trump seront visibles rapidement dans la péninsule. Giorgia Meloni, qui, aujourd’hui fait semblant d’être européiste et un peu anti-Poutine, changera de ton.
Avec la montée des populismes, l’intelligence artificielle, le retour de Trump au pouvoir, que craignez-vous le plus?
L’avantage de notre époque, c’est qu’il est possible de choisir son apocalypse. J’en vois au moins trois. Une apocalypse géopolitique, qui, même si elle est bouleversante, fait un peu partie de la marche du monde. Les modifications d’équilibres politiques et géostratégiques ont toujours existé, il suffit d’étudier l’histoire. Il y a l’apocalypse climatique. Elle est nouvelle et nous concerne de manière évidente. Elle m’inquiète davantage que la géopolitique même si mon apocalypse personnelle est l’apocalypse technologique. Un basculement est en train de s’opérer vers un nouveau stade de l’expérience humaine avec la convergence de l’intelligence artificielle, de la biotechnologie et des neurosciences. Des technologies qui ont le potentiel de transformer radicalement notre évolution humaine, de cela que ça signifie d’être un être humain. C’est l’apocalypse qui me touche le plus. Je ne suis pas dans un scénario d’une intelligence artificielle qui prendrait le contrôle de la planète et qui exterminerait l’humanité. Ce qui me fait peur, c’est qu’il existe un niveau à partir duquel les interactions deviennent exponentielles et la possibilité que cela dérive dans tous les sens l’est aussi.
Vous décrivez un processus peu réjouissant...
Il y a une course entre la catastrophe et le contrôle qui est terrifiante. Le potentiel catastrophique est de plus en plus élevé. Aujourd’hui, avec 25’000 dollars, vous pouvez acquérir un synthétiseur d'ADN et produire des pathogènes dans votre garage. Vous et moi, on ne sait pas le faire, mais de plus en plus de personnes en sont et en seront capables. Quand l’envie leur prendra de se faire remarquer, au lieu de sortir dans la rue ou de tirer sur quatre personnes, elles causeront énormément plus de dégâts. Pour faire face à cela, le seul antidote consisterait en un contrôle encore plus accru de nos faits et gestes. La technologie existe et elle évolue si rapidement que, non seulement tous nos mouvements peuvent être mesurés, mais il y a des outils qui permettent de faire usage de toutes ces données. Le pire, c’est qu’on va finir par réclamer davantage de contrôle pour prévenir les catastrophes. On va entrer dans une spirale où il y aura plus de contrôle et plus de catastrophes. Ça ne se présente pas trop bien. Ce n’est pas très réjouissant, effectivement.