A Lausanne, des toxicomanes se piquent devant des enfants ou au milieu d’étrons, en pleine rue ou à peine cachés. La capitale olympique semble avoir perdu le contrôle sur sa scène ouverte de la drogue, à la Riponne et alentour. Blick vous l’a raconté tout au long de la semaine du 21 août, entre mardi et vendredi matin, photos et témoignages à l’appui.
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Après avoir refusé nos demandes d’interview, la Municipalité a fini par annoncer vendredi en fin de journée de nouvelles mesures — et un virage plus répressif — sur les ondes de la RTS et dans les colonnes de «24 heures». La police va créer un groupe antidrogue «dédié à l’ordre et à la tranquillité publics».
Quarante-deux agentes et agents combattront le deal, mais viseront aussi la consommation dans l’espace public, en collaboration avec des travailleurs sociaux. En outre, l’Exécutif étudie l’élargissement des horaires du futur local d’injection de la Riponne et la création d’un local de repos attenant, souhaités par une partie de la population.
Le chef-lieu vaudois est-il enfin sur la bonne voie? Pourquoi la situation s’est-elle dégradée à ce point? Pourra-t-on un jour éliminer le deal de rue? Dans cet entretien accordé jeudi à Blick, Frank Zobel, directeur adjoint d’Addiction Suisse et auteur de nombreuses études sur les politiques publiques en la matière, livre son analyse. Pour cet ancien membre de l’Observatoire européen des drogues et toxicomanies de Lisbonne, Lausanne, comme Genève, sont enfin en train de rattraper leur retard face à leurs homologues alémaniques.
Frank Zobel, la situation lausannoise vous inquiète-t-elle?
Oui, c’est inquiétant lorsqu’il y a de la consommation dans l’espace public. Ces jours, Zurich, Bâle ou Coire connaissent le même genre de problèmes.
Comment expliquer que Lausanne et d’autres villes suisses font à nouveau face à des scènes ouvertes de la drogue, à des gens qui se piquent en pleine rue, parfois devant des enfants, parfois entourés d’excréments?
D’une part, ce genre de problèmes a plutôt tendance à apparaître en été. Les gens sont plus mobiles, peuvent passer la journée dehors, dormir dehors plus facilement. Mais, surtout, la situation actuelle est renforcée parce que la cocaïne est actuellement hyperaccessible. Résultat, une boulette coûte dix balles à Lausanne. Idem à Genève pour un petit caillou de crack. De plus, le produit en vente sur le marché noir en ce moment a un taux de pureté de 70 à 90%.
C’est énorme!
En 25 ans, je n’ai jamais vu ça. L’hyperdisponibilité et l’extrême pureté d’une substance font aussi qu’une personne dépendante peut consommer de manière plus intensive qu’avant.
Aujourd’hui, les toxicomanes s’injectent donc de la cocaïne et plus de l’héroïne?
La plupart des héroïnomanes sont aujourd’hui en traitement de substitution. Les gens qui s’injectent dans la rue le font surtout avec de la cocaïne.
Cette forme de consommation est-elle particulièrement dangereuse?
Comme lorsqu’on fume du crack (ndlr: cocaïne fumable), on peut assez vite perdre pied avec l’injection — oublier de boire, manger, dormir. L’effet du produit est très fort, mais pas long et suivi d’un état désagréable. Résultat, on entre dans une consommation compulsive. Parfois, les personnes ont un côté «zombie» parce qu’elles sont à la fois très stimulées par leur consommation et complètement épuisées de n’avoir pas dormi depuis 2-3 jours.
Consommation compulsive dans l’espace public et dans des conditions sanitaires ignobles, voisinage en rogne, population inquiète… Que doit faire la Ville de Lausanne?
Il n’y a pas de formule magique. Comme le montrent d’ailleurs les exemples de Zurich ou Bâle, dont on pensait qu’elles avaient la situation bien en main, qui perdent un peu le contrôle en ce moment et qui doivent réajuster leurs dispositifs. C’est de la fine dentelle. Il faut trouver un compromis entre des mesures de protection de l’espace public, de diminution des nuisances, incluant des mesures parfois plus répressives.
La police semble déjà dépassée...
Le volet réduction des nuisances publiques ne doit pas être effectué uniquement par des policiers, mais aussi par des travailleurs sociaux. Ensuite, d’un point de vue sanitaire et social, il faut garder le contact avec ses populations, éviter qu’elles ne se dispersent. Et ce, pour pouvoir aider ces personnes, qui souffrent de grosses dépendances et d’autres problèmes, notamment de santé mentale.
Concrètement, ça voudrait dire quoi?
La Suisse romande doit rattraper son retard. Les villes alémaniques ont développé un cocktail assez efficace. Il y a d’abord la mise à disposition de lieux de consommation, comme il en existe un à Lausanne depuis 2018. Ensuite, il y a des travailleurs sociaux dans la rue, qui vont au contact, qui aident, mais qui en appel au civisme. Qui rappellent aux gens qu’ils ne doivent pas consommer n’importe où. Et puis, quand ça ne suffit pas, la police intervient, emmène les gens qui enfreignent les règles au poste pendant un moment, les met à l’amende. C’est autour de ces trois éléments — lieux de consommation, travail social de rue et police de proximité — qu’on construit un espace public dans lequel on ne s’injecte pas, ou très peu.
Lausanne vous semble-t-elle sur la bonne voie?
On a du retard, ç’a toujours été plus compliqué de mettre en place des dispositifs pragmatiques et coordonnés en Suisse romande. Mais j’observe que Lausanne et Genève vont dans la bonne direction, ces derniers temps. Lausanne va ouvrir un deuxième local de consommation, à la Riponne, plus proche des consommateurs. La Ville met aussi un nouveau groupe de travailleurs sociaux dans la rue, depuis le 1er août (ndlr: au moment de l’interview, la Municipalité n’avait pas encore annoncé la création d’un groupe antidrogue au sein de la police dans le but de rétablir l’ordre et la tranquillité publics). C’est une bonne idée d’y aller pas à pas. De tester et d’analyser.
Et contre le deal, comment lutter efficacement?
Ce que notre étude avait montré est que les mesures du type aller à la Riponne avec un grand contingent de policier et attraper tous les dealers ne servent pas à grand-chose. C’est un jeu du chat et de la souris. Le mieux est probablement de constamment renouveler les stratégies de dérangement et de partager les tâches et les responsabilités entre les forces de l’ordre et les travailleurs sociaux. Travailleurs sociaux qui, eux aussi, doivent aller au contact et oser dire aux dealers qu’ils n’ont rien à faire là.
Les dealers ne vont pas s'évaporer pour autant!
C'est vrai, ils ne vont pas disparaître, mais il faut les déranger le plus possible. On doit essayer de rendre la situation acceptable en ville pour toutes et tous. Lorsque, à l’arrêt de bus de la Riponne, à 11h le matin, il y a deux grands-mères et dix Africains de l’Ouest dont on peut penser que ce sont des dealers, ce n’est pas vivable, même s’ils ne sont pas menaçants. Personne n’a envie de vivre dans une ville comme ça! L’hypervisibilité du deal n’est pas supportable pour la population, comme nous le savons depuis quelques années.
Vous dites qu’on ne fera pas disparaître les dealers. On peut dire que la répression ne fonctionne pas?
On peut les déranger, diminuer leur nombre, mais je ne connais pas d’endroit dans le monde qui a réussi à s’en débarrasser. Ce que la police et la justice font aujourd’hui — et je crois que tout le monde s’accorde sur ce point — c’est surtout de déranger le trafic et la vente de drogue pour qu’ils ne s’étendent pas davantage. Et, parfois, ça marche très bien.
Pourquoi ne pas faire comme à Singapour, où les lois sont extrêmement strictes et où on pend des gens qui ont vendu des microquantités de drogue?
Voudriez-vous que votre enfant soit condamné à mort parce qu’il a vendu quelques grammes de drogue? Je ne pense pas que les approches choisies par certains pays soient compatibles avec nos valeurs et je doute aussi de leur efficacité sur le moyen et le long terme.
Pourquoi est-ce si difficile de se débarrasser des trafiquants?
Dans notre étude sur le marché de la cocaïne dans le canton de Vaud, il y a un chapitre sur les gains réalisés le long du chemin de la cocaïne. Le système n’est pas organisé à la Pablo Escobar, mais à travers des réseaux qui s’adaptent constamment aux stratégies policières. Un système également nourri par la misère du monde. Face à ce tableau, il vaut mieux être pragmatique.
Vous dites ne pas connaître de villes dans le monde ayant réussi à éradiquer le deal de rue. Y en a-t-il qui ont éliminé la consommation dans la rue?
Avec les locaux de consommation ou la prescription d’héroïne, la Suisse est souvent désignée comme l’exemple à suivre. Je suis allé à Vancouver, il y a cinq ans, les gens étaient couchés dans la rue en train de s’injecter! Il n’y avait à l’époque qu’un local de consommation pour toute la ville (ndlr: 660’000 âmes).
Aujourd’hui, en Suisse, nous sommes quasi dans une situation de dépénalisation de fait de la vente et de la consommation de stupéfiants, puisque plus grand monde n’est inquiété. Ne serait-il pas tant de penser à la légalisation de toutes les drogues?
A l’heure actuelle, le débat de la légalisation touche surtout le cannabis. Mais le Parlement de la Ville de Berne et celui de la Ville de Zurich ont récemment adopté des textes invitant à réfléchir à des projets pilotes autour de la cocaïne. L’idée serait de voir si et comment il serait possible d’extraire les consommateurs des griffes du marché noir. Lorsqu’on perd un peu le contrôle comme ça nous arrive aujourd’hui, ne faudrait-il pas explorer de nouveaux modèles, comme nous l’avons déjà fait dans les années 1990?
Vous en pensez quoi, vous?
Quand je vois ce qui se passe sur les marchés des stupéfiants, je me dis qu’il faut qu’on réfléchisse sérieusement. Ne restons pas assis à subir la situation et à écouter des débats politiques stériles! La cocaïne coûte moins cher que le Spritz… Beaucoup de choses indiquent que nous n’arrivons plus à endiguer le marché de la cocaïne.
Vous êtes en train de dire que vous êtes pour une légalisation des drogues dures comme la cocaïne?
Non, ce n’est pas ce que je dis. La cocaïne est une substance très toxique, notamment pour le cœur et les artères. Une substance très puissante aussi. On ne légalise pas un truc comme ça sans avoir réfléchi durant longtemps à comment le faire, qui peut y avoir accès, qui peut en vendre, etc. De toute façon, on n’en est vraiment pas là. On pense avant tout à sortir les gens du marché noir pour les aider.