Scène ouverte de la drogue
«Les tox' à Lausanne? C'est de pire en pire!»

Lausanne est-elle en train de perdre le contrôle sur sa scène ouverte de la drogue? A la place de la Riponne, des toxicomanes ne se cachent plus pour se piquer, parfois dans des environnements insalubres, a constaté Blick. Le voisinage est à bout. Reportage.
Publié: 23.08.2023 à 11:50 heures
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Dernière mise à jour: 23.08.2023 à 14:31 heures
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Lundi 21 août, place de la Riponne à Lausanne, autour de 10h.
Photo: Amit Juillard
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Amit JuillardJournaliste Blick

Il file dans les buissons. Seul. Son compère reste là, au pied du palais de Rumine, à l’angle sud-ouest, sur la place de la Riponne. En fauteuil roulant, amputé d’une jambe, cheveux blancs et barbe touffue, avant-bras tatoué et gonflé, celui-ci balance des coups d’œil inquiets derrière lui. Moi, je suis perché un peu plus haut, sur les escaliers adjacents, ce lundi matin. Par hasard.

Son compagnon — la quarantaine, peut-être, crins foncés, chignon, barbe taillée — ressort des fourrés. Dans la main, un sac en papier. Dix minutes s’évaporent. Les garrots étranglent désormais les bras des deux gaillards. Ils «trinquent» avant de s’injecter. Une poussette monte les marches menant au bar du Great Escape sans les remarquer.

Un homme se pique derrière un hangar à vélos. A ses pieds, des excréments humains.
Photo: Darrin Vanselow

Ces scènes ne choquent plus grand monde dans ce quartier du centre-ville lausannois. Et pour cause: passez quelque temps à vous y balader, impossible que vous n’en soyez pas témoin. La preuve? Quelques minutes plus tard, à la rue des Deux-Marchés, derrière les immeubles qui bordent le nord de la place de la Riponne, un autre homme se pique derrière un hangar à vélo. Un genou à terre, au milieu d’excréments — humains, indiquent les morceaux de papier toilette. Contactée par Blick, la Municipalité juge la situation «très préoccupante» et «pas acceptable» (lire encadré en fin d'article).

«Quand je sors, je fais attention où je mets les pieds»

C’est dans ce secteur que la photo choc publiée par «20 minutes» ce 21 août a été prise. Pour mémoire, l’image montre un homme, torse nu, en train de se shooter, debout, sur le trottoir. A quelques mètres passe un gosse sur une trottinette.

Un voisin promène son marcel blanc et son chien. Malgré sa gueule de cinéma grisonnante et ses bandes dessinées sur la peau, il préfère rester dans l’ombre. Sniper anonyme. Il habite ici depuis de nombreuses années. «C’est insupportable! Ça fait des années que c’est comme ça, mais c’est de pire en pire. Ce que vous avez vu ce matin, je le vois tous les jours. Je n’en peux plus.»

Colère. Peur. «Quand je sors, je fais attention où je mets les pieds. Un jour, c’est un emballage, le suivant, c’est une seringue. Des fois, du sang. Quand mes enfants étaient plus jeunes, je ne les laissais pas jouer ici. La police est bien présente, mais les drogués se sont installés, ils ne se cachent même plus. Je suis dégoûté, c’est devenu la zone! On se sent vraiment délaissés.»

«Ils font leurs besoins contre l’une de nos portes»

Et l’espace de consommation sécurisé, dont l’ouverture est prévue cet automne? «Ce sera là-bas sous le couvert. Ce n’est pas une bonne idée. Ça va juste leur donner plus de confort, mais ça ne changera rien. Je suis désolé et malheureux pour eux de dire ça. Avant de vivre ici, je n’avais pas une opinion comme ça.»

Civiliste à la Maison du vélo, Lucien Huber retrouve parfois des aiguilles devant la porte.
Photo: Darrin Vanselow

À deux pas, des roues de petite reine se refont une beauté. Des bicyclettes attendent d’être louées. Bienvenue à la Maison du vélo, gérée par l’association Pro Velo. «Ils font leurs besoins contre l’une de nos portes et l’odeur s’infiltre, déplore Lucien Huber, civiliste. On retrouve des aiguilles.»

L’endroit est aussi utilisé par l’Établissement vaudois d’accueil des migrants (EVAM). «Ce programme d’intégration va être déplacé en grande partie à cause de la situation ici. Et Pro Velo sera au Flon dès 2024. Très peu de gens osent venir ici et on souffre d’un manque de visibilité, sur cette rue.»

«En deux semaines, j’ai trouvé une seule pipe à crack»

Quelques minutes plus tard, un barbu — oui, encore un — tire sur sa clope sur le trottoir d’en face. «Je travaille dans le quartier, je peux vous parler, mais seulement si vous ne donnez pas mon identité. Je dirais que la situation se dégrade depuis un an, malgré les efforts de la police. Au fond, tout le monde fait ce qu’il veut de son corps. Mais je suis papa et ça me choque de savoir que les enfants de la garderie d’à côté peuvent être témoins de tout ça. Pourtant, il y a un local d’injection à 10 minutes à pied, au Vallon (ndlr: ouvert en 2018), mais ils ne l’utilisent pas.»

La «garderie», propriété de la Ville, déboule souvent dans les discours. La halte-jeux de la Grenette accueille gamins et darons gratuitement du mardi au samedi, dit la porte close. Tout près, les potagers urbains font pousser une chansonnette de Dire Straits. Dans le groupe qui squatte ici, les cheveux rouges dressés sur le crâne de Céline ne font pas tache. «Punk’s not dead», hurle le côté droit de son cou.

Céline travaille à «la garderie» de la Grenette et nettoie les environs tous les matins: «Il y a plusieurs mois en arrière, je trouvais cinq ou six seringues chaque matin. Je peux t'envoyer des photos! Là, en deux semaines, j'ai trouvé une seule pipe à crack.»
Photo: Darrin Vanselow

«Je travaille à la garderie depuis cinq ans. Il n’y a jamais eu d’accident et la sécurité des enfants est assurée, même si la scène de la drogue a explosé à Lausanne. Tous les jours, à 6h, je nettoie tout, je fouille dans les bacs. Il y a plusieurs mois en arrière, je trouvais cinq ou six seringues chaque matin. Je peux t’envoyer des photos! Là, en deux semaines, j’ai trouvé une seule pipe à crack. La situation s’améliore, aussi grâce à la police qui fait des rondes. S’il n’y avait pas les enfants et leurs parents ici, ce serait pire!»

«La seule solution, c’est le local d’injection»

A côté, Noël enchaîne les sèches. «J’y peux rien si je suis né un 25 décembre! Mais tu peux aussi m’appeler Nonoss.» Look de motard, immenses rouflaquettes, tête rasée. Le sexagénaire a connu les manifs de Lôzane Bouge, la taule, la rue. La Riponne de jour, comme de nuit. «Parmi nous, dans ce coin, personne ne se pique. Ou ceux qui le font vont ailleurs. Moi, je ne l’ai jamais fait. Je fume des joints et je bois de la gnôle. Pour régler le problème qu’il y a dans le quartier, la seule solution, c’est le local d’injection.»

Noël, dit Nonoss, n'est pas toxicomane, mais connaît bien l'endroit: pour lui, pour vraiment améliorer la situation, il faudra que les horaires du futur espace de consommation soient étendus.
Photo: Darrin Vanselow

Problème, à ses yeux: les horaires d’ouverture annoncés. «C’est bien beau d’ouvrir de 15h30 à 21h30! Mais avant et après, ils vont aller où? Et il faudrait une annexe pour qu’ils puissent se reposer après avoir consommé leurs trucs à la con. C’est bien que la presse parle de tout ça, il faut que la population soit au courant pour qu’on puisse faire bouger ce bordel. Parce que la Muni…»

«J’ai failli perdre mon bras gauche»

Devant lui, l’édition du jour du quotidien gratuit de Tamedia. Celle du fameux cliché. «Si je le chope, celui qui s’est shooté devant ce gosse, il va chier du papier mâché, avertit Céline. Je vais lui faire bouffer des '20 minutes'! Je suis en colère et déçue. On l’a souvent aidé, on l’a pris sous notre aile. Et là, il fait ça.» Jim, dit Baby, ne comprend pas non plus. «J’ai arrêté l’héroïne depuis deux ans, raconte ce Français au catogan, qui remettra son t-shirt au moment de poser pour Darrin Vanselow, le photographe qui m’accompagne. J’ai failli perdre mon bras gauche, j’étais descendu à 35 kilos, je me suis mis dans des états pas possibles, mais je n’ai jamais fait ce qu’il a fait devant des gens, comme ça!»

Jim, dit Baby, ex-héroïnomane, ne comprend pas comment on peut en arriver à se piquer devant tout le monde.
Photo: Darrin Vanselow

Côté est de la place de la Riponne, sous la tenture blanche, plus difficile de discuter. Là, on prépare sa dose pour aller se défoncer dans les toilettes publiques voisines. On plane quand on en revient. Seul Ruben* me remarque et s’indigne face à l’acte dénoncé dans le journal. Il se réjouit de l’ouverture du futur local de consommation.

Peu avant 13h, trois collègues de la police lausannoise accompagnent le nettoyeur de la Ville, pour qu’il puisse poutzer les WC gratuits, squattés du matin au soir par des toxicomanes. En sortant d’une cabine où logeaient plusieurs personnes, une jeune femme promet d’avoir «tout bien nettoyé» à l’employé communal. Tout le monde ne peut pas s’en vanter. Un poil plus tard, de l’autre côté de la mer de béton, nous trouverons une seringue échouée dans les fourrés.

*Prénom d’emprunt

«Pour la Municipalité, cette situation est très préoccupante»

La Municipalité de Lausanne, à majorité de gauche, reconnaît-elle qu’il y a un problème avec cette scène ouverte de la drogue et que celui-ci est en train d’empirer? Comprend-elle le ras-le-bol des habitants du quartier? Estime-t-elle normal qu’on puisse être témoin en tout temps de personnes s’injectant en plein centre-ville? Les horaires du futur nouveau local de consommation seront-ils suffisamment étendus? Quelles mesures sont prises pour endiguer ce phénomène?

Blick a contacté les autorités de la Ville avec cette série de questions. L’Exécutif — plus précisément la socialiste Emilie Moeschler et le libéral-radical Pierre-Antoine Hildbrand — y répond en partie dans sa prise de position, transmise ce mardi en début de soirée par e-mail. «Pour la Municipalité, cette situation est très préoccupante et n’est pas acceptable, écrivent les deux collègues. Nous travaillons de concert et avec nos partenaires au renforcement des mesures de réduction des risques, mais également au renforcement de la présence policière en ville pour le maintien de l’ordre public.»

Plus précisément? «Nous voulons ouvrir le plus rapidement possible l’antenne de l’espace de consommation sécurisé (ECS) à la Riponne pour une phase pilote d’une année, poursuivent les édiles. La nouvelle équipe sociale de rue et la police travaillent à la mise en place d’un protocole d’intervention qui doit permettre d’une part d’apporter du soutien aux personnes concernées notamment en les orientant vers les prestations sociosanitaires comme l’ECS et être à l’écoute du voisinage, d’autre part d’intervenir en cas de non-respect de l’ordre public.»

Enfin, ces élus appuient sur un point: les événements actuels sont inadmissibles. «Il n’est pas acceptable que des enfants ou des personnes de tout âge soient confrontées à ces situations de consommation dans l’espace public.» Vous avez remarqué? La socialiste et le libéral-radical ne se prononcent pas quant aux horaires du futur local d’injection de la Riponne, jugés trop peu étendus pour être efficaces. D’autre part, la Municipalité refuse d’accorder une interview à Blick sur cette brûlante thématique.

La Municipalité de Lausanne, à majorité de gauche, reconnaît-elle qu’il y a un problème avec cette scène ouverte de la drogue et que celui-ci est en train d’empirer? Comprend-elle le ras-le-bol des habitants du quartier? Estime-t-elle normal qu’on puisse être témoin en tout temps de personnes s’injectant en plein centre-ville? Les horaires du futur nouveau local de consommation seront-ils suffisamment étendus? Quelles mesures sont prises pour endiguer ce phénomène?

Blick a contacté les autorités de la Ville avec cette série de questions. L’Exécutif — plus précisément la socialiste Emilie Moeschler et le libéral-radical Pierre-Antoine Hildbrand — y répond en partie dans sa prise de position, transmise ce mardi en début de soirée par e-mail. «Pour la Municipalité, cette situation est très préoccupante et n’est pas acceptable, écrivent les deux collègues. Nous travaillons de concert et avec nos partenaires au renforcement des mesures de réduction des risques, mais également au renforcement de la présence policière en ville pour le maintien de l’ordre public.»

Plus précisément? «Nous voulons ouvrir le plus rapidement possible l’antenne de l’espace de consommation sécurisé (ECS) à la Riponne pour une phase pilote d’une année, poursuivent les édiles. La nouvelle équipe sociale de rue et la police travaillent à la mise en place d’un protocole d’intervention qui doit permettre d’une part d’apporter du soutien aux personnes concernées notamment en les orientant vers les prestations sociosanitaires comme l’ECS et être à l’écoute du voisinage, d’autre part d’intervenir en cas de non-respect de l’ordre public.»

Enfin, ces élus appuient sur un point: les événements actuels sont inadmissibles. «Il n’est pas acceptable que des enfants ou des personnes de tout âge soient confrontées à ces situations de consommation dans l’espace public.» Vous avez remarqué? La socialiste et le libéral-radical ne se prononcent pas quant aux horaires du futur local d’injection de la Riponne, jugés trop peu étendus pour être efficaces. D’autre part, la Municipalité refuse d’accorder une interview à Blick sur cette brûlante thématique.

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