Elle a choisi de quitter la Russie, le 24 février 2022, au premier jour de la guerre, pour aller la couvrir. Peu de temps après son arrivée dans le pays envahi par sa patrie, la journaliste d’opposition russe Elena Kostioutchenko a cependant dû fuir, dit-elle, pour ne pas y laisser sa peau… Échappant de justesse à une supposée tentative d’assassinat, sur ordres du dirigeant tchétchène pro-russe Ramzan Kadyrov, d’après une interview que la jeune femme a donné au média «France 24».
Mais il en faut plus pour effrayer celle qui, en plus de son travail d’investigation indépendante (et donc interdit en Russie) pour «Novaïa Gazeta» et désormais le média «Meduza», s’était attirée les foudres des autorités russes pour avoir, entre autres, pris part à la Gay Pride (non autorisée) de 2014 à Moscou – souvenez-vous.
En automne 2022, la journaliste est à Munich, et s’apprête à repartir en reportage à l’étranger: elle est alors prise d’un malaise. Son état empire d’heure en heure. Rebolote: les médecins évoquent une tentative d’empoisonnement. Une enquête de la police allemande est en cours.
Toujours exilée en Allemagne, Elena Kostioutchenko est de passage dans nos contrées, au Club Suisse de la presse, le mercredi 7 février. La raison de sa halte ici est la sortie de son premier livre, «Russie, mon pays bien-aimé», aux éditions lausannoises Noir sur Blanc, disponible en libraire dès le 8 février. Entre biographie, reportage et roman social, la jeune auteure y brosse le tableau d’une Russie complexe et abyssale, à travers celles et ceux que le pays considère comme ses parias: les journalistes, les travailleuses du sexe et la communauté LGBTQIA+ dont elle fait partie.
Blick a pu s’entretenir, en russe et en vidéoconférence, avec la jeune autreure, alors que cette dernière s’apprêtait à fouler le sol de la Confédération, ce lundi 5 février. Plongeon vertigineux dans la réalité d’une journaliste qui a travaillé sous le régime poutinien — et qui lutte encore et toujours pour la liberté de dire et d’écrire, même en exil.
Elena Kostioutchenko, vous avez survécu à ce que vous décrivez comme deux tentatives de meurtre, supposément orchestrées par les autorités russes. Est-ce que vous vous réveillez le matin avec la peur au ventre?
Lorsque je suis arrivée en Europe de l’Ouest, après mon exil de Russie, j’ai d’abord retrouvé une tranquillité que je n’avais plus connue depuis longtemps. Je me sentais vraiment en sécurité, au début. J’avais, pendant un bref moment, arrêté d’avoir peur. Mais, depuis cette tentative d’empoisonnement en Allemagne, je suis revenue dans le même état d’esprit quotidien que celui que j’avais lorsque je travaillais en Russie…
C’est-à-dire?
En Russie, avant la guerre déjà, si on était journaliste pour un média indépendant, on savait qu’on prenait des risques au quotidien. On a toujours travaillé en sachant qu’on pourrait en mourir. On avait tout un protocole de sécurité pour minimiser ces risques, dans les rédactions indépendantes, d’ailleurs, avant qu’elles ne doivent carrément mettre la clef sous la porte. Aujourd’hui, je travaille pour le média russe indépendant — et exilé — «Meduza». Je suis également un protocole pour me protéger au mieux, depuis que j’y suis. Mais ces «règles» de conduite ne sont pas infaillibles…
À quoi ressemblent ces protocoles?
Je ne peux évidemment pas les dévoiler complètement, sinon, ils ne serviraient plus à rien… Mais ce que je peux vous dire, c’est que je scrute systématiquement qui marche devant ou derrière moi dans la rue, par exemple. Je fais très attention aux canaux de communications que j’utilise, aux informations que je partage, que ce soit par téléphone ou par e-mail.
Ça doit rendre un peu paranoïaque, à la longue…
En fait, c’est tellement devenu un automatisme de vivre comme ça, c'est comme si je me brossais les dents. A force, je ne me rends même plus compte que ce n’est pas une existence normale. Depuis cette tentative d’empoisonnement, je suis à nouveau tous ces protocoles — que j’ai même complétés, avec l’aide de mes collègues. Je ne me sens plus autant en sécurité en Europe de l’Ouest, désormais. Mais j’ai clairement l’habitude, de ne pas me sentir en sécurité, donc ce n’est pas grave (rire nerveux). Je dirais que je suis désormais émotionnellement détachée à ce niveau-là. Mais ce n’est pas le cas de ma compagne.
Elle craint pour votre vie, ou également pour la sienne?
Elle, elle n’a pas connu les expériences que j’ai pu vivre à cause de mon métier. Cette situation d’insécurité constante est assez inédite pour elle. Ça la touche beaucoup, émotionnellement. Si une porte claque trop fort, ou que des bruits de pas semblent un peu trop lourds, elle sursaute, elle est vite tétanisée. La dernière fois que c’est arrivé, nous étions dans un café.
Que s’est-il passé, exactement?
Quelqu’un fêtait son anniversaire, le serveur est arrivé avec un canon à confettis, le faisant exploser derrière nous — sans qu’on le voie arriver. Lorsque le coup a retenti, par réflexe, ma copine s’est penchée, et a essayé de me faire pencher avec elle, comme pour me protéger.
Votre compagne voyage donc avec vous. Quid du reste de votre famille, qui est restée en Russie, j’imagine?
Oui, ma mère et ma sœur sont en Russie. Depuis l’invasion de l’Ukraine, j’avoue que j’ai eu quelques difficultés avec ma mère, qui a commencé par soutenir le régime russe, à force de propagande à la télévision. Mais elle a fini par retrouver ses esprits, et se rendre compte que quelque chose ne tournait en effet pas rond, dans les informations que nous donnait l’État.
Et votre sœur?
Ma petite sœur, elle est aussi journaliste, elle travaille à la «Novaïa Gazeta», mon ancien journal. Quand je lui demande quels sont ses projets, en ce moment, sur quoi elle va écrire, elle me répond: «Je ne sais même pas si je rentrerai à la maison aujourd’hui».
La deuxième fois que vous dites avoir craint pour votre vie, c’était en Allemagne. Moscou aurait donc le bras long: y a-t-il tout un réseau d’agents du Kremlin, infiltrés sous couverture en Europe, prêts à dégainer la fiole de polonium?
Personnellement, je n’ai jamais travaillé sur des sujets directement liés aux services de renseignement extérieurs de la Russie. Mais des collègues de médias russes exilés tels que «The Insider» et «Bellingcat» ont réussi à identifier environ 70 agents secrets russes en Europe, et ils ont commencé à publier ces informations. Les services secrets russes ont déjà été impliqués dans l’assassinat d’opposants, auparavant. Mais avec le début de la guerre en Ukraine, leurs cibles pourraient avoir changé.
Est-ce que ces agents secrets ciblaient moins les journalistes, auparavant?
Auparavant, leurs cibles principales étaient d’anciens agents du Service fédéral de sécurité de la fédération de Russie (FSB), comme l’opposant et lanceur d’alerte Alexandre Litvinenko (ndlr: mort d’un empoisonnement au polonium 210 à Londres, en 2006. La Cour européenne des droits de l’homme a confirmé la responsabilité de la Russie dans sa mort en 2021). Désormais, il semble que les journalistes russes ne sont pas non plus en sécurité en Europe.
Est-ce que la Russie, c’est l’Europe, pour vous?
Personnellement, je n’ai jamais pensé à moi-même comme étant européenne ou non européenne.
Aujourd’hui, on compare volontiers le sort de la Russie postsoviétique à celui de l’Allemagne après la Première guerre mondiale: humiliée, affaiblie et en colère contre (le reste de) l’Europe. Malgré vos positions anti-Kremlin, est-ce que vous partagez ou comprenez tout de même le sentiment de frustration des Russes vis-à-vis de l’Occident?
Je pense que cette comparaison avec l’Allemagne d’après 1918 est assez juste. Y compris au niveau du ressentiment que peut ressentir la Russie vis-à-vis de ses voisins, et vis-à-vis d’elle-même. À la fin de l’URSS, au début de la période chaotique de la perestroïka, dans les années 1990, beaucoup de gens espéraient encore que leur vie allait s’améliorer, avec la chute du mur et l’ouverture de la Russie au monde.
Ce fut l'inverse?
Les années 1990 en Russie ont été celles de la criminalité, et de la paupérisation générale de la société. Énormément de gens ont perdu leur travail. Ma mère, qui était chercheuse en chimie à l’Université, a fini par devoir faire des ménages et récurer des planchers pour joindre les deux bouts. Il y avait des pénuries de médicaments dans les hôpitaux. C’était une période horrible, et les gens n’ont pas tardé à devenir très nostalgiques de l’Union soviétique.
La toute jeune démocratie d’Eltsine n’a donc pas tenu ses promesses…
Je ne comprends d’ailleurs pas pourquoi en Europe, cette période est considérée comme une période de démocratie. Eltsine a plongé le pays dans le chaos, renforçant progressivement le pouvoir présidentiel, ce que Poutine a ensuite pu exploiter.
Quelle est la plus grande idée reçue, dans les pays d’Europe de l’Ouest, à propos de la Russie post 24 février 2022, et son peuple, que vous aimeriez rectifier?
Dire que le peuple russe soutient la guerre en Ukraine, c’est faux! Les médias occidentaux, de ce que j’ai pu voir et lire, perpétuent cette fausse idée en reprenant les chiffres du Kremlin quant au soutien populaire à la guerre en Ukraine et à Poutine. Si les Européens soupçonnent sérieusement Poutine de truquer les élections, vous pensez vraiment que les sondages d’opinion de son gouvernement sont fiables?
Où trouver des données fiables, selon vous?
Il faut aller lire les chiffres des ONG, pas celles du gouvernement. Car ce que disent les gens en public et en privé varie énormément, vu l’oppression des dissidents, il ne faut pas oublier cela. D’après une étude indépendante d’une organisation non gouvernementale, qui va bientôt paraître, et dont je ne peux pas encore révéler la source exacte, en réalité, seuls 15% des citoyens russes soutiendraient la guerre. 15% y seraient farouchement opposés. Les 70% qui restent? Ils affirment la «tolérer».
Pourquoi alors le peuple ne détrône-t-il pas son dirigeant, dont il ne voudrait plus, d’après les chiffres que vous donnez?
Parce que, aujourd’hui plus encore que durant les années précédentes, les peines pour un commentaire critique envers les autorités, prononcé en public ou sur les réseaux sociaux, vont d’une amende salée à quinze ans de prison. Tous les jours, on jette un soi-disant opposant en prison, pour l’exemple et pour la moindre petite critique envers le gouvernement. Vous ne vous rendez pas compte… Mais il est aussi vrai que le peuple russe est assez habitué à vivre dans la peur. L’Union soviétique a énormément marqué la mémoire collective, à ce niveau. On s’en souvient particulièrement, aujourd’hui, malheureusement à raison: les mécanismes d’oppression sont restés similaires à ceux de l’URSS.
Est-ce que la Russie vous manque?
Oui, énormément. J’en rêve toutes les nuits, ça me hante.
Et de quoi rêvez-vous exactement?
De mon quotidien, lorsque j’étais là-bas. De la rédaction de Novaïa Gazeta. Du petit village où vit ma mère. Des rues au hasard, de mon appartement… Mais je sais que si j’y retourne maintenant, je risque ma vie et ma liberté, et que je pourrais être arrêtée à l’aéroport.
Est-ce que la Russie pourrait un jour devenir une démocratie?
Oui, bien sûr, mais il faut la construire, cette démocratie. Et pour cela, il faut changer de régime. Sans nouvelle révolution, il n’y aura pas de démocratie en Russie. Il faut s’y atteler.