«Comment le Conseil d’État peut-il justifier l’utilisation du terme «race» dans un manuel scolaire?» La question est posée par Circé Barbezat-Fuchs, députée Libre au Grand Conseil vaudois. Le contexte: un manuel scolaire de géographie destiné à la cinquième primaire, soit à des élèves de huit à neuf ans. L’ouvrage parle du thème «habiter». Son introduction explique les notions principales de la Convention des droits de l’enfant des Nations unies, parmi lesquelles figure le droit à un logement.
Le texte ne cite pas expressément les articles de loi, mais les paraphrase. C’est là que le bât blesse pour Circé Barbezat-Fuchs. Une phrase indique en effet qu’un enfant doit être protégé contre toute forme de discrimination en raison «de sa race, de sa religion, de son origine ou de son sexe». Le terme de race dérange l’élue chablaisienne: en effet, puisqu’il est dépourvu de toute réalité biologique, il n’a pas sa place dans un manuel scolaire. Elle commet toutefois une erreur en appuyant son argument, puisqu’elle affirme à tort que ce mot n’est pas utilisé dans la convention.
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Le Conseil d’État, dans sa réponse à l’interpellation du 3 novembre, lui rappelle que «race» apparaît effectivement à deux reprises dans le traité international. Le gouvernement donne pourtant raison sur le fond à la parlementaire: il n’y a pas lieu, dans un texte destiné aux jeunes enfants, d’utiliser cette notion qui peut être remplacée par un terme plus adéquat. Le Conseil d’État promet même d’agir, puisqu’il va demander à la Conférence intercantonale de l’instruction publique de Suisse romande et du Tessin (CIIP) de faire modifier le texte.
La conseillère d’État en charge de la formation Cesla Amarelle explique à Blick la décision: «C’est normal que l’expression de 'race' ait été utilisée, puisqu’elle figure également dans notre Constitution. Mais aujourd’hui, ce terme est complètement caduc biologiquement parlant». Pour elle, il est tout à fait possible de verbaliser le concept de racisme auprès de jeunes enfants sans utiliser un mot «très chargé historiquement et utilisé par l’extrême-droite». Par ailleurs, elle estime que les autres catégories citées (couleur de peau, religion, origine etc.) se recoupent suffisamment pour parler de la discrimination à des élèves.
Même l’UDC est pour
La décision semble faire l’objet d’un large consensus. Lorsque nous contactons Michaël Buffat, candidat UDC pour le Conseil d’État, nous nous attendions à ce qu’il critique cette volonté de rendre une Convention pourtant bien établie «plus propre», au nom du politiquement correct. Que nenni: «Je peux vivre avec, ce n’est pas quelque chose qui me dérange.» Le conseiller national trouverait même cela plus adéquat, dans le contexte d’un manuel scolaire. Pour une opinion plus tranchée, dit-il en riant, il nous aiguille vers son collègue et président de parti Kevin Grangier.
Ce dernier nous surprend tout autant que Michaël Buffat: «La notion de race dans un texte de loi ne me semble pas du tout appropriée, j’ai une certaine sympathie pour la motion.» Le président de l’UDC Vaud en profite toutefois pour attaquer «le double langage» de ses opposants politiques.
Il critique un Conseil d’Etat de gauche qui s’empresse de gommer «race» d’un manuel scolaire, alors que très souvent, selon lui, ce sont les partis de gauche qui s’empresseraient de fragmenter la société selon des stéréotypes, dont la couleur de peau. Kevin Grangier en veut pour preuve la motion du socialiste Jean Tschopp visant à permettre à des étrangers de rejoindre la police, ou la récente polémique autour de Laurence Cretegny, présidente du Grand Conseil vaudois qui avait eu des propos jugés maladroits dans son discours d’hommage au chancelier sortant. «Ce soi-disant racisme systémique est une manœuvre qui alimente le clientélisme de gauche», assène-t-il.
Les militants antiracistes mitigés
Force est de constater que certains groupes de gauche ne partagent pas l’enthousiasme de Cesla Amarelle ou des deux politiciens UDC lorsque l’on parle de changement de terminologie. Tino Plümecke est l’un des représentants de l’alliance «contre le Racial Profiling» qui lutte contre les «violences policières racistes». Contacté, il explique qu’il n’existe pas de consensus en la matière au sein du faisceau d’associations qui constituent l’alliance.
Si, globalement, les efforts pour changer les termes — notamment légaux — autour du racisme devraient être salués, la suppression pure et simple du terme de race risquerait d’invisibiliser la discrimination: «Il faut quand même que nous puissions parler de racisme». Le sociologue Patrick Simon, relève Tino Plümecke, estime par exemple qu’il ne faut pas gommer le terme de race. Dans une interview accordée au «Monde» en 2019, il critiquait l’Assemblée nationale française qui souhaitait sauter le pas: «même si le terme est chargé par son histoire et reste une aberration scientifique, il conserve une signification et une réalité sociale qu’il est difficile d’éluder.»
Aussi une question d’identité
C’est un fait: la science a exclu la subdivision de l’humanité en races. Cependant, les constructions socio-culturelles autour de la couleur de peau persisteraient, et il ne servirait à rien de chercher à remplacer le terme par autre chose. D’autant plus, rappelle Tino Plümecke, que les autres termes proposés ne permettent souvent pas de remplacer complètement la notion: «On ne peut remplacer 'race' par 'nationalité' ni par 'ethnicité'. Que dire des personnes non-blanches qui sont suisses depuis deux, voire trois générations? Quelle serait leur ethnie?»
Le militant, interrogé précisément au sujet du manuel scolaire, dit qu’il aurait préféré une discussion autour de la terminologie. «De quoi parle-t-on? Que signifie le terme? Quelle est son histoire?» Pour Patrick Simon, le terme pose aussi une question d’identité: la «race» n’est pas seulement attribuée à quelqu’un selon un préjugé extérieur, mais également dans un processus d’auto-identification. Il ne voit pas en quoi cette identité devrait être remise en cause.