Tout le monde pense secrètement qu’il peut passer entre les gouttes. En partant un peu plus tôt, par exemple. Surtout lors du week-end de Pâques. On prend alors sa voiture, direction le Gothard et… on est évidemment pris dans les bouchons.
Ce Vendredi saint, l’affaire semblait déjà pliée dès que l’on atteignait l’autoroute. Déjà à hauteur de Zurich-Wiedikon, un panneau lumineux au-dessus de la tête enterre tous les espoirs: «Gothard 90 minutes de bouchons.» Pourtant, il n’est que 4h30 du matin!
Le véritable chemin de croix commence à Erstfeld (UR). Après dix minutes d’immobilisation, on se doute que le pire s’est effectivement produit. Il y a un bouchon. Et il grandit. Huit, onze, treize, quatorze kilomètres – exprimés en heures: deux, trois, trop.
Attendre, encore attendre
On coupe le moteur. Le temps de jeter un bref regard sur les autres usagers de la route. Le type qui sort de la route sur la droite au volant de sa Maserati appartient clairement à la catégorie des chauffards. Il a gagné quelques mètres par le parking et se remet en file. Ce qui, comme le signale le fort grondement de son moteur, le réjouit énormément. Les motards aussi continuent d’avancer. Ils se faufilent nonchalamment entre les voitures à l’arrêt.
Les premiers – ce sont toujours les fumeurs – quittent leur véhicule et déambulent sur l’autoroute. Dernière promenade sur le versant nord des Alpes. C’est le moment où les chiens font leur sortie. Des groupes de touristes se retrouvent. Le Lucernois devant nous court vers sa Volvo et se réjouit comme s’il avait retrouvé son âme sœur. Un homme qui avait une envie pressante au bord de la route gesticule: il veut que sa femme prenne le volant un instant!
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Le GPS nous indique alors une solution pour nous sortir de ce pétrin. Quitter l’A2 et remonter sur la route nationale. Seulement voilà: cela semble risqué car il y a des chances qu’on finisse par se retrouver en haut du col, où il y a encore de la glace et de la neige. On préfère donc la sécurité des embouteillages.
Après cinq heures de route, on atteint Airolo (TI). Le soleil brille, le restoroute San Gottardo Sud se prépare à l’affluence. La dame derrière le comptoir sourit doucement quand on lui demande combien de «caffè» elle sert aujourd’hui. Près de «cinquemila» (5000, ndlr) sont passés sur le comptoir rien qu’au cours de la matinée.
Les De Sousa font l'aller-retour
Et voilà la famille de Sousa et ses petits-enfants. Ils n’ont fait que trois heures pour arriver de Berne. Ils ont – contrairement à nous – contourné l’embouteillage par la route nationale. Le système de navigation leur aurait soudain proposé cet itinéraire. Deux heures de gagnées. Mais les De Sousa veulent se rendre rapidement à Melide, pour y visiter le parc SwissMiniatur. Et rentrer le soir même.
Ils existent donc encore les téméraires qui font une excursion d’une journée dans le Tessin à Pâques.
On aurait bien sûr aussi pu prendre le train. Les CFF ont mis sur pied plus de deux douzaines de trains spéciaux pendant les fêtes. Comme l’Intercity 667 en provenance de Bâle, qui vient d’arriver à Lugano Stazione. «Très forte affluence attendue», avait prévenu l’application ferroviaire, ce qui ressemble alors un peu à l’une des plaies bibliques sur le quai. La masse se déverse sur la place de la gare et descend vers le lac avec ses sacs sur le dos. Certains ont même pris leur chat avec eux.
Un couple de Zurichois en sac à dos commande rapidement quelque chose à manger au «Binario Snack Bar».
Zurichois:
«Wow. Ils ont aussi une pizza végétarienne ici. Deux parts s’il vous plaît.»
Tessinoise:
«Sì?»
Zurichois:
«Comment on dit deux, déjà?»
La Tessinoise attend.
Zurichois:
«J’ai envie de le dire en espagnol.»
Tessinoise:
«Due?»
Zürcher:
«Oui, c’est ça. Hahaha.»
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Tout le monde parle allemand
Même au bord du lac – où les gens flânent de long en large comme s’il devait faire un nombre de pas précis – tout le monde parle allemand. Ce qui ne semble pas déplaire à tous les autochtones. «On dirait qu’on a de nouveau un nombre record de visiteurs», se réjouissait déjà Lorenzo Pianezzi en début de semaine. L’hôtelier tessinois pense que l’année dernière a donné envie aux gens de venir plus nombreux.
En effet, le Tessin est un gagnant de la crise. Oublié le problème du franc fort, qui a poussé les touristes à se tourner vers le sud. Fini aussi le temps où le nombre de nuitées ne cessait de diminuer et où certains journaux annonçaient déjà la fin du commerce des professionnels du tourisme tessinois.
La pandémie a fait revenir les gens. Comme Denny et Laura, venus de Zoug en train. Le jeune couple de 22 et 19 ans est parti à six heures du matin et rentrera à 19 heures. Entre-deux, ils ont fait le programme obligatoire: pizza et glaces. Il ne leur manque plus que le pédalo. Ils rient, les gelati dégoulinent. Ceux qui sont arrivés jusqu’ici ont vraiment de quoi sourire.
Sur les traces de Hermann Hesse
Mais il faut aussi le dire: la foule se disperse. À Morcote par exemple, considéré par beaucoup comme le plus beau village de Suisse, l’ambiance est encore assez détendue. Idem sur les campings d’Agno. Et à Montagnola, l’agitation de Lugano n’est plus vraiment perceptible. Une table en granit, deux bancs en pierre et, tout autour, une forêt de feuillus. C’est donc ici, dans cette oasis, que le maestro s’est assis autrefois. Hermann Hesse a vécu 40 ans dans le village et y a écrit son «Siddhartha». Et il s’arrêtait parfois au Grotto del Cavicc.
Le jeune Bertoldi, dont la famille tient le restaurant depuis trois décennies, montre fièrement les photos historiques du romandier. Les arbres y sont plus petits, mais il y a moins de maisons.
Depuis, beaucoup de choses ont changé. Au-dessus du Grotto, des investisseurs construisent un complexe d’appartements au milieu de la forêt. Le Vendredi saint aussi, le chantier est bruyant. Bertoldi lève les yeux au ciel.
On a l’impression d’avoir fait le voyage le plus lointain depuis des lustres. Avant que la polenta ne soit servie.
(Adaptation par Matthias Davet)