Le froid est mordant, ce vendredi 22 novembre. Mais moins que Marc Atallah, qui nous reçoit à l’Université de Lausanne (UNIL), où le quadragénaire au regard bleu magnétique exerce en tant que maître d’enseignement et de recherche.
Ce n’est cependant pas pour philosopher sur la grande littérature, les utopies ou dystopies — ses domaines d’expertise — que l’ancien très médiatique directeur de la Maison d’Ailleurs, vénérable musée de la science-fiction à Yverdon-les-Bains (VD), a accepté de rencontrer en exclusivité Blick et «L’illustré». Celui qui dirige par ailleurs le Digital Dreams Festival sur le campus après avoir imaginé et lancé les Numerik Games dans la capitale du Nord vaudois vient de recevoir un sacré coup sur la cafetière. Sonné, il refuse néanmoins de baisser la tête.
La veille, face aux médias venus en nombre, le conseil de fondation de la Maison d’Ailleurs et la Municipalité (exécutif) à majorité de gauche d'Yverdon pointaient les errances de l’ex-direction sans toutefois jamais prononcer le nom de Marc Atallah. Exsangue, l’institution demande 200’000 francs à la Ville afin de surmonter pour de bon la crise révélée en 2021 par Blick, dont les remous continuent de submerger les murs placés aujourd’hui sous la responsabilité de Frédéric Jaccaud. Alors que le Conseil communal de la cité thermale aura le dernier mot, Marc Atallah consent à monter sur le ring pour livrer sa vérité. Interview coup de poing.
Marc Atallah, ma première question s’impose d’elle-même: comment allez-vous?
Je vais bien. Je suis évidemment surpris de ce qui s’est dit à la conférence de presse concernant la Maison d’Ailleurs, mais je vais bien.
C’est-à-dire?
C’est-à-dire que je sais ce que j’ai fait. J’ai pu rafraîchir ma mémoire, donc je suis serein. Même s’il reste des choses que je ne comprends pas, comme cet acharnement du conseil de fondation du musée et de la ville d’Yverdon-les-Bains à me faire passer pour le méchant de l’histoire.
Donc malgré les critiques et enquêtes de ces dernières années, vous ne vous attendiez sincèrement pas à vous faire charger de la sorte à l’heure du bilan qui montre de gros soucis financiers et RH au sein de l’institution que vous avez dirigée durant treize ans?
Non, parce que quand j’étais directeur de la Maison d’Ailleurs, j’ai toujours fait l’interface entre un couple fonctionnel: le conseil de fondation et l’équipe opérationnelle. Pour moi, le travail tel que je l’ai conçu pendant treize ans, c’était d’œuvrer en bonne intelligence avec le conseil de fondation, qui était mon employeur. A mes yeux, il m’avait fait confiance en me nommant et je lui montrais en retour que j’étais digne de cette confiance en étant transparent avec lui sur la situation du musée. C’est ce que j’ai toujours fait, en lui annonçant scrupuleusement chaque nouvelle. Qu’elle soit bonne ou mauvaise.
Pourtant, la Ville d’Yverdon — largement représentée au sein du conseil de fondation de la Maison d’Ailleurs — vous fait des reproches graves. Notamment d’avoir utilisé 200'000 francs alloués par le Canton de Vaud pour votre trésorerie générale alors que ce montant devait alimenter un projet spécifique.
C’est du grand n’importe quoi! On fonctionnait avec ce qu’on appelle un tableau de liquidité. Je donnais au conseil de fondation ce que j’imaginais être — en n’oubliant à aucun instant que c’était du prévisionnel — les rentrées et les sorties d’argent par mois. L’objectif était d’anticiper les mois où il fallait être particulièrement vigilant. Concernant le projet en question, il s’avère qu’on a obtenu son financement alors que des charges exceptionnelles s’amoncelaient.
Conséquence?
J’ai écrit un courriel au conseil de fondation pour l’avertir de cette entrée d’argent exceptionnelle (il nous le montre, ndlr). Un membre actuel de cet organe, visiblement soulagé, répond par écrit que cette subvention nous permettra de souffler avec nos liquidités. Cela ne m’a pas choqué sur le moment car je considère, tout comme lui, que c’est sur l’année qu’on parvient à équilibrer les comptes. J’assume cette vision. Mais je refuse de laisser le conseil de fondation, qui la partageait aussi et qui l’a entérinée, faire comme s’il découvrait la lune face aux médias et au Conseil communal.
Vous comprenez néanmoins que ce modus operandi puisse interpeller?
Une fois encore: le conseil de fondation était mon employeur. Mon travail consistait à lui exposer les faits et à lui proposer différentes solutions: la plus safe, la plus équilibrée, la plus ambitieuse, la plus originale… C’est lui qui décidait de la voie à suivre et je l’appliquais. Indépendamment de mon avis personnel.
N’est-ce pas une façon un peu facile de vous déresponsabiliser? Si vous étiez régulièrement en désaccord avec ce conseil de fondation, comme vous semblez le suggérer, vous n’aviez qu’à démissionner.
Mes dix premières années au musée furent exceptionnelles, ce sont les trois dernières qui furent plus complexes. Si je n’ai pas démissionné plus tôt (il a tourné les talons début 2024, ndlr), c’est parce que j’aimais mon travail et parce que — vous trouverez certainement cela niais — je trouvais que ma mission avait du sens. J’étais intimement convaincu que le musée méritait que j’avale des couleuvres, que je sacrifie mes soirées et une partie de ma vie de famille. Je pense que la science-fiction est un merveilleux outil pour penser et critiquer nos sociétés. Qu’il permet d’imaginer des systèmes alternatifs, de rêver des utopies et de critiquer les excès du capitalisme — ce qui ne fait jamais de mal.
Et où placez-vous votre propre intérêt dans tout cela? Vous n’étiez pas non plus entré en religion...
Religion, non. Mais foi dans ma mission, oui! A mes yeux, le musée et son rôle ont toujours été beaucoup plus grands que moi et méritaient «tous» les sacrifices. J’ai vécu ce travail comme un honneur et une immense responsabilité qui pouvait me faire mal au bide mais aussi pleurer quand, par miracle — je le vivais à chaque fois comme tel —, des gens venaient découvrir nos expositions après des mois de travail durant lesquels nous nous demandions si tout cela intéresserait les gens. J’ai toujours œuvré dans l’intérêt de l’institution. Comment peut-on sérieusement penser ou me reprocher l’inverse?
Certains pourraient imaginer que vous ne l’avez pas fait à dessein mais que, pris d’hubris à force de briller dans les médias, vous vous êtes enfoncé dans une fuite en avant.
Je ne veux pas faire ma thérapie ici, mais j’ai un peu la névrose du succès. Je travaille dur pour éviter l’échec. Autrement dit: quand les choses se passent mal et qu’il y a de la merde. Or, quand vous vous exprimez dans les médias, la merde, c’est pour vous. Cela fait six mois que je ne suis plus dans les radars des journalistes et, plus globalement, trois ans que je refuse de répondre à des interviews. Croyez-moi, je m’en porte beaucoup mieux.
Alors pourquoi accepter de sortir de ce confort aujourd’hui?
Parce que je suis d’accord de prendre mes responsabilités et de reconnaître que j’ai certainement fait des erreurs à la Maison d’Ailleurs. Je n’ai pas été parfait, personne ne l’est, et je n’ai jamais pensé le contraire. Il y a néanmoins quelque chose que je refuse: être le bouc émissaire. J’ai un devoir de diligence envers mon employeur que j’ai toujours respecté. Lui me devait également la loyauté. En me faisant porter le chapeau, il m’a trahi. Mais il m’a aussi libéré.
Quelles erreurs reconnaissez-vous?
La principale, c’est que j’ai un côté «con-con», ou spontané, appelez cela comme vous voulez. J’ai tendance à accorder très facilement ma confiance. Quand un politique ou un membre du conseil de fondation vient me demander mon avis, je le lui donne. Je ne suis pas stratège et ne me dis pas que cela pourra être utilisé contre moi le moment où tel ou tel voudra me couper la tête pour des raisons qui lui appartiennent. Le corollaire, c’est que j’ai beaucoup trop tendance à penser que les gens me disent ce qu’ils pensent réellement.
Cela vous a nui?
Personne, je dis bien personne, au conseil de fondation ne m’avait jamais reproché la qualité de mes expositions. Aujourd’hui, je découvre que certaines personnes, alors même qu’une partie d’entre elles ne sont probablement jamais sérieusement venues voir mon travail, le jugent moins bon que dans le passé. Si vraiment elles pensent cela, pourquoi ne jamais me l’avoir remonté? Comment améliorer les choses — si tant est que cela soit véritablement nécessaire — en agissant de la sorte? Vous savez, je suis un garçon simple. S’il y a un problème, je le dis. Je déplore que mon employeur, sur ce point en tout cas, n’en ait pas été capable.
Les critiques artistiques, ce sont celles qui vous touchent le plus?
Avec celles sur ma femme, oui. Concernant mon travail, peu importe ce qui est dit: j’ai repris un musée qui avait une moyenne de 10'000 visiteurs par an entre 2005 et 2010, et je l’ai amené à 27'000 visiteurs la meilleure année. J’ai fait rayonner l’institution par le biais de plusieurs centaines d’articles de presse, d’articles dans des revues spécialisées ou scientifiques et de conférences. Je suis le premier en Suisse romande à avoir fait une thèse sur la science-fiction. Ma légitimité et mon bilan sont posés.
Concernant votre femme, vous faites allusion aux accusations de népotisme puisque vous l’aviez mise à la tête de la boutique du musée?
La seule autorité capable d’engager ou de licencier, c’est le conseil de fondation. C’est donc le conseil de fondation qui a engagé ma femme, pas moi. Ce qui est triste dans cette histoire, c’est que personne n’a jamais parlé de ses compétences. Ses compétences, ce n’est pas d’avoir épousé Marc Atallah, mais d’avoir une grande expérience dans le commerce de détail et le marketing. Suggérer qu’elle a été mise là uniquement grâce à moi est immonde. On ne lui ferait pas cet affront si elle était un homme.
Bon, quand même… il faut être complètement déconnecté pour avoir laissé placer sa femme.
Le conseil de fondation aurait pu dire: «Nous ne voulons pas d’elle car nous ne voulons pas prêter le flanc au moindre soupçon de népotisme.» J’aurais compris. Mais ce n’est pas ce qu’il a fait.
Comment vos enfants ont vécu cette crise?
Le grand est en âge de comprendre (il a 12 ans, ndlr), alors j’ai dû lui expliquer que l’important était de lutter pour la vérité, même si ce n’est pas toujours ceux qui disent vrai qu’on écoute. Après la conférence de presse du conseil de fondation, il n’arrivait pas à manger. J’ai réussi à le faire marrer en lui disant que son père était comme Voldemort: on parle de lui sans jamais donner son nom. Problème: cela a fait pleurer la petite (elle a 7 ans, ndlr) qui ne voulait pas que son père soit Voldemort. On s’en sort comme on peut.
Selon vous, pourquoi le conseil de fondation vous charge?
Je peux envisager plusieurs hypothèses. Le conseil a peut-être oublié certains échanges de mails et a donc vraiment l’impression d’avoir «découvert» des choses. Ou alors, vu qu’il y a une forte représentativité politique au sein du conseil, l’approche d’une prochaine élection complémentaire à la municipalité et des élections communales en 2026 pourrait conduire certains à craindre pour leurs projets… Je n’en sais rien, donc, mais je m’interroge sur cette volonté de vouloir me tenir responsable de tout, alors que la fondation était mon employeur.
Vous ne pouvez toutefois pas nier que la fréquentation du musée a baissé ces dernières années et que cela ne vient pas de nulle part.
On peut l’expliquer, comme le fait le conseil de fondation, par la qualité de mes expositions. On peut aussi dézoomer et constater que plusieurs institutions culturelles locales sont en souffrance ou en baisse de fréquentation. Selon moi, la situation est endémique: Yverdon a mal à sa culture et le reconnaître permettrait de réfléchir à des solutions.
Vous réglez vos comptes avec Carmen Tanner, cosyndique verte en charge de la culture et membre du conseil de fondation de la Maison d’Ailleurs, qui a tenté à de multiples reprises — selon des documents en notre possession — de cadrer le musée et son organisation avant le crash? La ficelle est un peu grosse venant du chouchou de l’ancienne majorité libérale-radicale (PLR) que vous êtes, non?
Je ne règle mes comptes avec personne. Encore moins par voie de presse. Je dis simplement qu’il y a eu un changement de paradigme: Yverdon voulait briller par sa culture et était prête à prendre des risques pour le faire. Ce n’est plus le cas aujourd’hui. Quant à votre dernière remarque, il faut vraiment n’être venu à aucune de mes expositions pour penser que je puisse épouser bigotement les idées d’un parti. J’ai la distance critique du chercheur et je revendique mon indépendance.