En Suisse, les scènes de prises de drogue à ciel ouvert semblent être de retour. Certes, elles sont loin d'être comparables aux images de la Platzspitz zurichoise des années 90, mais l'évolution est tout de même alarmante. La cocaïne chimiquement transformée, comme le crack ou la freebase, est de plus en plus fumée en public, que ce soit à Genève, Lausanne, Bâle ou Zurich. Une autre ville inattendue est toutefois reconnue comme un quartier général de la prise de freebase: Coire, dans les Grisons.
Le Stadtgarten est discrètement niché entre des immeubles d'habitation à proximité de la vieille ville. A quelques mètres seulement, les cafés et les restaurants s'alignent les uns à côté des autres. C'est un endroit accueillant, ensoleillé et confortable. Parfait pour un café ou un pique-nique.
«Crack City»
Dans le coin, juste à la sortie de la très fréquentée Engadinstrasse, un individu s'est visiblement attaqué au panneau officiel de la ville de Coire avec un feutre. Le mot «Stadtgarten» a été généreusement biffé pour être remplacé par «Crack City». Pourtant ici, l'époque du crack semble révolue. La drogue la plus consommée est la freebase — de la cocaïne bouillie avec de l'ammoniaque. Elle se consomme en la fumant.
Une vingtaine de personnes présentes, installées à deux tables et à l'abri de la pluie, nous scrutent avec curiosité, mais aussi un peu de méfiance. «All Right Now», un titre du groupe de rock britannique Free, résonne dans des haut-parleurs de fortune.
Le nom de la chanson a quelque chose de cynique. Car personne ou presque n'est libre ici. Et surtout pas la nuit venue. Les personnes présentes sont prisonnières des substances qu'elles consomment. Une femme est assise sur un banc, recroquevillée. Son regard est fixé sur sa pipe argentée qu'elle tient à la main. Elle marmonne: «Ça te détruit, ça te détruit».
«En fait, j'ai envie d'arrêter»
«Après quelques secondes, on a une sensation de bien-être. On se sent alors libéré», explique Peter T.* L'homme de 41 ans n'habite pas à Coire. Mais deux à trois fois par mois, il fume ici. «On aimerait bien reprendre une dose tout de suite après la première défonce, c'est le mal de cette drogue. On devient accro», regrette Peter en regardant tristement au loin.
Sous l'abri situé dans le coin le moins attrayant du parc, des hommes et des femmes âgés de 20 à 50 ans sont assis par terre, ou désorientés debout. «Si les autres en sortent encore, on en consomme toujours plus», continue Peter. Certaines personnes présentes ont l'air mal en point. Elles ont des plaies ouvertes et semblent aussi agitées que fatiguées. Beaucoup tiennent une petite pipe argentée à la main. Ici, on consomme et on deale ouvertement.
Un appel à l'aide silencieux
Peter affirme qu'il ne pourra jamais s'installer en ville: «La tentation serait trop grande d'émietter tout mon argent. En fait, j'aimerais arrêter», tranche-t-il. Une amie lui demande, incrédule: «Arrêter tout?» Déterminé mais fatigué, il rétorque: «Oui, tout.»
Ses deux enfants et ses parents ignorent tout de sa dépendance. Evoquer son addiction à Blick est néanmoins important Peter. «Je suis conscient des effets de cette drogue. Je ne suis pas le seul.» L'homme parle avec calme et choisit bien ses mots. A sa tristesse, on devine aisément que cette attitude de façade est un appel à l'aide.
Le dialogue trop souvent mis de côté
Dans le jardin public, il ne faut pas craindre de violence. Celle-ci n'y a cours que lorsque que l'argent manque pour augmenter les doses, explique Remo Petschen. Ce natif de Coire vient de temps en temps au Stadtgarten et connaît parfaitement les personnes qui s'y droguent.
L'homme de 47 ans s'insurge contre la réputation douteuse que les nombreux reportages médiatiques du passé ont donné au parc et à ses habitants. Le problème selon lui, c'est que l'on parle beaucoup des personnes concernées, mais très peu avec elles directement.
Même les gens «normaux» consomment
Un homme d'âge mûr, bien habillé avec un pantalon cargo et une chemise à carreaux, se dirige d'un pas décidé vers le parc. Il sort quelques billets de 20 francs de son porte-monnaie et rejoint le groupe assis qui vient de commencer à jouer aux cartes. Moins de 20 minutes plus tard, il disparaît. «C'est comme ça: les médecins, les avocats, les gens normaux, fument aussi», soupire Remo Petschen.
Ne pas se rendre au jardin public est devenu une sorte de dicton local, transmis depuis des décennies. C'est une sorte de mise en garde qui ne rend pas justice aux gens. Ceux-ci croient se mettre en sécurité en pensant de la sorte, alors qu'ils ferment en réalité les yeux sur les problèmes. Remo Petschen souhaite que la problématique des toxicomanes soit traitée politiquement pour leur offrir enfin un espace de consommation sûr.
Alors que les scènes ouvertes de l'héroïne ont pu être largement endiguées grâce à des locaux d'injection, il existe encore peu de salles pour l'inhalation de drogues. C'est le cas à Coire, bien que le problème soit connu depuis une éternité.
«La politique traite ces gens comme des moins que rien. C'est du gâchis», peste Remo Petschen d'une voix tremblante. Cela ne durera pas longtemps. En arrière-plan, on entend «Bombtrack» de Rage Against The Machine.
* Nom modifié