Gilbert Casasus n’en peut plus! Pour cet ancien professeur à l’université de Fribourg, défenseur de la vocation européenne de la Suisse, l’interminable labyrinthe des négociations bilatérales entre Berne et Bruxelles révèle le manque de passion et d’attraction mutuelle.
C’est le thème de son dernier livre: «Suisse-Europe: Je t’aime moi non plus» (Ed. Slatkine). Un essai percutant qui met le pied dans la fourmilière administrative, politique et diplomatique des relations entre la Confédération et cette Union de 27 pays qui l’entoure et reste, de très loin, son premier partenaire commercial.
Le sujet Suisse-Europe était évoqué lors de la conférence «Reparlons d’Europe» à l’Université de Lausanne mardi 14 mai, après le discours d’Emmanuel Macron et d’Alain Berset dans ce campus le 16 novembre 2023. Notre expert s’est confié à Blick juste après.
Gilbert Casasus, vous venez de publier un livre sur les relations entre la Suisse et l’Europe. Je t’aime moi non plus. En clair, finie l’illusion: pour vous, la Suisse n’adhérera jamais à l’Union européenne?
La réalité brutale est que le pays, à mon avis le plus européen de toute l’Europe, la Suisse, refuse de faire partie de l’Union européenne. Mais, il ne faut jamais dire jamais. Ce qui est sûr, c’est que l’Europe communautaire devrait sacrément se réformer pour que la Suisse change sa position. Je suis donc convaincu que les négociations bilatérales vont se poursuivre encore longtemps, très longtemps. Première étape en 2026-2027 avec un référendum pour approuver les Bilatérales III en cours de négociation? Sans doute. Puis ensuite, on repartira pour un tour jusqu’en 2030, voire 2040! Après les bilatérales III, il y aura les Bilatérales IV, puis V. Oui, cette impasse est bel et bien partie pour s’éterniser jusqu’en 2040! Peut-être qu’à l’issue de ce long délai, ce pays comprendra enfin qu’il a toute sa place au sein de l’UE? Pas sûr. La réalité, je le reconnais, c’est que l’envie n’est plus là. Alors on joue la montre. Or en matière de temps, la Suisse s’y connaît. En matière européenne, beaucoup moins!
Dans l’expression «Je t’aime moi non plus» il y a quand même de l’amour. Cet amour, il est où? Où est l’amour européen de la Suisse? C’est lui qui sous-tendait la rencontre Macron-Berset de novembre 2023. «Vous êtes Européens sans le savoir» avait même affirmé le président français aux étudiants de l’université de Lausanne…
Cela fait plus de quarante ans que j’entends parler de couple, de chambre à coucher, d’amour rompu, retrouvé ou revigoré. La réalité est que depuis 2005, après l’échec du projet constitutionnel pour l’Union européenne, l’Europe ne fait plus rêver ses citoyens. Et ce, malgré son élargissement, et la ferveur proeuropéenne que l’on constate aujourd’hui en Ukraine, en Moldavie, en Géorgie. Les Suisses ne font donc pas exception à la règle : pour redevenir amoureux, encore faudrait-il que l’Europe les fasse rêver, qu’elle leur fasse envie. Car sans rêve et sans envie, il n’y a pas d’amour. Résultat: on bricole des accords bilatéraux les plus bénéfiques possibles, et on patiente. Je vous l’ai dit: je ne m’attends à rien de neuf sur le front Suisse-Europe dans l’immédiat. En revanche, je n’exclus pas que dans quinze ou vingt ans, donc à l’horizon 2040, la Suisse puisse devenir membre de l’Union européenne! Cela dépendra du contexte géopolitique et de la forme prise par l’UE. Vous voyez, comme tous les amoureux, je continue de rêver…
Nous sommes à un mois des élections européennes du 9 juin. Presque partout, les partis nationaux populistes sont donnés gagnants dans les sondages. C’est la victoire de «l’Euroblochérisme»? L’europhobie helvétique a contaminé nos voisins?
L’Euroblochérisme, quel néologisme percutant! La victoire annoncée de la droite extrémiste ou ultra-conservatrice, en Suisse comme dans les pays de l’Union européenne, n’est qu’une marche en arrière. C’est une attitude réactionnaire au sens littéral du terme. Christoph Blocher a-t-il précédé cette vague nationaliste? Sans doute. Son refrain, centré sur l’identité, la défense des frontières, le rejet de l’immigration et la détestation de toute forme de pouvoir supranational, est repris en chœur un peu partout. Et cela ne laisse présager rien de bon, surtout si la droite traditionnelle se résout à faire des appels du pied à la droite extrême, comme semble le faire désormais Ursula von der Leyen pour sauver son poste de présidente de la Commission européenne. L’alliance entre la droite et l’extrême droite s’est toujours soldée, à travers l’histoire de notre continent, par des lendemains qui déchantent.
Emmanuel Macron parle beaucoup, ces temps-ci, de la communauté politique européenne (CPE), ce forum informel dont la Suisse fait partie avec le Royaume uni. Elle peut être une troisième voie entre la non-adhésion à l’UE et le partenariat bilatéral que les diplomates suisses négocient en ce moment même à Bruxelles. Dans 10 ans, vous pariez sur la CPE?
La «Confédération européenne», parallèle à l’UE, est une idée enfouie du Mitterrandisme. Pour François Mitterrand, la «Confédération européenne» devait servir d’antichambre ou de salle d’attente pour des pays désireux d’adhérer à l’Union européenne. Ce forum, rebaptisé Communauté politique européenne, peut-il faire avancer l’Europe et la puissance de celle-ci, indispensable dans le monde global et concurrentiel qui est le nôtre? Oui, à condition que ce projet reste fidèle à sa vocation initiale. Le problème est que la Suisse est tentée aujourd’hui d’y voir tout autre chose. Aux côtés d’un Royaume-Uni dépité par le Brexit, la Confédération envisage la CPE comme une annexe de l’Union, sans droit d’entrée. Or cette troisième voie est illusoire. Elle peut au contraire nous conduire dans une impasse ou une voie de garage. La CPE, ce n’est pas encore l’Europe à la carte, loin de là. Ne rêvons pas!
La Suisse organise les 15 et 16 juin une conférence de paix sur l’Ukraine. La preuve qu’elle est encore utile à l’Europe pour ses missions de bons offices?
La Suisse vient ici de franchir un Rubicon qui honore son rôle international et sa vocation de facilitatrice. Une fois de plus, elle démontre sa fidélité à sa mission de bons offices. Mais, pourvu qu’elle ne crie pas victoire trop tôt! Une Conférence pour la paix ne se mesure pas seulement à la valeur de son organisation, mais aussi à celle de son résultat. Tout communiqué final qui, même de façon voilée, remettrait en cause la souveraineté territoriale de l’Ukraine, traduirait un échec relatif de la Conférence du Bürgenstock des 15 et 16 juin prochains. Ce que je ne souhaite pas.
À lire: «Suisse-Europe, je t’aime moi non plus» de Gilbert Casasus (Ed. Slatkine)
«Comment parler d’Europe? Les mots, les mythes, les faits» de Richard Werly (Fondation Jean Monnet pour l’Europe)