Derrière la première vitrine, deux baristas en tablier vert s’activent. L’autre partie de la devanture ressemble à celle d’une librairie spécialisée dans le développement personnel. Exemple: les bouquins «Aimer un proche atteint d’Alzheimer» et «Relations toxiques: savoir s’éloigner» figurent en bonne place.
Bienvenue à Madeleine — Café, livres & Co, un joli endroit branché, au cœur de Lausanne, où l’on vient parfois télétravailler et profiter du calme ambiant, depuis mars 2022. A priori, donc, rien de bien nouveau sous le soleil entre les célèbres places de la Palud et de la Riponne. Mais, c’est bien connu, le diable peut se cacher dans les détails.
Rencontré dans un restaurant voisin, le socialiste Benoît Gaillard est remonté. Le conseiller communal (législatif) de la capitale olympique a acheté deux livres à Madeleine. Pour le candidat au Conseil national, tous les deux pourraient tomber sous le coup de la norme pénale antihomophobie, acceptée par le peuple en février 2020.
«Au mépris de la loi»
Leurs titres: «Un être cher est gay» et «Dieu est-il homophobe?». «Au mépris de cette loi, ces deux ouvrages comparent l’homosexualité à une maladie et font ouvertement l’apologie des soi-disant thérapies de conversion (ndlr: qui prétendent de pouvoir guérir les orientations sexuelles non hétérosexuelles, mesures pour l’heure encore légales dans le canton de Vaud) et des organisations qui les pratiquent, tonne le trentenaire. L’homophobie a pignon sur rue en plein centre-ville!»
L’élu de gauche compte bien porter le sujet sur le terrain politique. Dans son interpellation, qui devrait être discutée en août, Benoît Gaillard souligne deux passages, qu’il juge problématiques et qui feraient, à ses yeux, le lien entre homosexualité et maladie. «Quand une personne souffre de problèmes cardiaques, le médecin procure à sa famille de la lecture indispensable afin qu’elle apprenne à faciliter le processus de rétablissement du patient. Lorsqu’il s’agit de l’homosexualité, il nous faut être également préparés à porter secours», peut-on lire à la page 196 du premier nommé.
«Prosélytisme»
Deuxième exemple, à la page 45 de la seconde publication. «Attendons-nous à ce qu’un certain nombre de chrétiens éprouvent des formes d’attirance pour le même sexe. Nous vivons dans un monde déchu. Notre péché a affecté la création. Celle-ci a été soumise à la vanité. Les maladies et les troubles affectent nos corps, nos cœurs et nos esprits.»
Benoît Gaillard pointe vers le «mouvement évangélique». «Avant, cet endroit abritait la libraire protestante 'Le Cep', se souvient ce porte-parole de l’Union syndicale suisse. Aujourd’hui, il y a eu un ravalement de façade complet, c’est plus cool que Starbucks. Mais, il y a une volonté de dissimuler la vraie nature de cet endroit: cette librairie est en fait rattachée à la C3 Church Global, une église anglo-saxonne connue pour encourager les soi-disant thérapies de conversion, qui mise activement sur les nouvelles technologies et les plates-formes utilisées par les jeunes pour attirer de nouveaux fidèles.»
Le Lausannois dénonce ce «prosélytisme» et attend de l’exécutif qu’il prenne position publiquement, voire qu’une dénonciation pénale soit faite. «Je voudrais que la Municipalité précise sa politique en la matière, parce que nous avions déjà eu affaire à un prêche homophobe sur l’espace public, en 2018. Maintenant, il y a une loi claire.»
Quid de la liberté religieuse?
Qui de la liberté religieuse? «Dire que l’homosexualité est un péché relève de la liberté religieuse, comparer l’homosexualité à une maladie incurable relève du pénal, balaie Benoît Gaillard. Je condamne cet appel à la discrimination. Pour moi, une ligne rouge est franchie.»
Le camarade tire donc la sonnette d’alarme. «Ces églises évangéliques sont organisées comme des multinationales, ont un agenda politique — elles soutiennent d’ailleurs Trump aux États-Unis ou Bolsonaro au Brésil — et ont mis en place des stratégies immobilières, commerciales et de communication. Les autorités regardent ailleurs, ne font pas de prévention contre l’endoctrinement sectaire et ne se rendent pas compte de ce qu’elles tolèrent.»
Que va faire la Municipalité?
La Municipalité considère-t-elle aussi ces brulots comme étant pénalement répréhensibles? Les condamne-t-elle? «En tant que conseiller municipal en charge de la politique LGBTIQ+ (ndlr: pour lesbiennes, gays, bi, trans, intersexe et queer) de Lausanne, je m'oppose fermement à toute expression ou acte homophobe, répond Pierre-Antoine Hildbrand. La police de Lausanne est très attentive aux délits homophobes et dispose d'une plateforme de signalement et d'une unité spéciale pour soutenir les victimes et leur fournir des conseils.»
Par le passé, l'élu libéral-radical est déjà allé au combat, rappelle-t-il dans son courriel adressé à Blick. «J'ai par exemple dénoncé au Ministère public les publications homophobes d'Alain Soral en 2021.» Le fera-t-il cette fois? Il faudra sans doute attendre pour le savoir. «L'interpellation que vous mentionnez, à ma connaissance, n'a pas encore été déposée», tempère-t-il en guise de conclusion.
Un livre aussi en vente chez Payot
Contactée par Blick, la direction de l’église C3 de Lausanne — «église lausannoise indépendante fondée en 1992, membre du Réseau Évangélique Suisse» — qui gère la librairie, annonce avoir retiré les objets incriminés de la vente. «Ces livres ne font plus partie de notre assortiment. Nous sommes opposés aux thérapies de conversion ou à l’idée que l’homosexualité est une maladie», précise-t-elle dans un courriel avant d'indiquer: «La personne humaine et le respect de son identité et de ses choix, y compris au niveau sexuel, sont fondamentaux à notre jeune librairie.»
À ses yeux, «le sujet paraît [donc] clos». Même si le pamphlet «Dieu est-il homophobe?» est en vente chez Payot, glisse encore — preuve à l'appui — la personne derrière l’e-mail, qui ne décline pas son identité.
L’équipe de Madeleine se défend de tout prosélytisme. «Nous n’avons pas pour volonté de promouvoir l’église au travers du café-librairie, mais de pérenniser une librairie chrétienne à cet endroit, au service de tous ceux que cela pourrait intéresser.»
Aucune volonté de dissimuler quoi que ce soit non plus, assure-t-on. «Nous ne cachons aucunement le fait que la librairie est une librairie chrétienne, les livres affichés – notamment en vitrine – sont assez clairs pour que la clientèle ne se sente pas trompée. Cet endroit est d’ailleurs une librairie chrétienne depuis des décennies et est connue comme telle.»