Sur son chemin, des exclamations et des doigts qui se pointent. «Woaw! Regarde!» Les têtes se tournent – la mienne aussi. J’aperçois de dos une grande femme habillée en fluo, très féminine. Elle avance d’un pas affirmé vers l’un des chars de la Pride 2023, ce samedi sur le Quai Wilson à Genève. Un couloir s’ouvre sur son passage. Normal? Peut-être, il faut dire que son personnage a de quoi attirer l’œil. Kaede Mirédo est une drag queen, ou plutôt, une «artiste de drag»: elle me le précise d’ailleurs directement lorsque je vais à sa rencontre.
C’est la première fois que je parle avec une drag, et il faut dire qu’elle me fait directement entrer dans son univers un peu sassy (insolent ou impertinent), mais surtout très franc. «Être artiste drag, c’est exprimer son art, ses positions politiques et sortir ce qu’il y a au fond de notre tête. Le drag, c’est un univers divers, mais il ne faut pas oublier qu’à la base, c’est politique, punk et anarchiste», souligne-t-elle. Entre les lignes: la culture du drag est à l’origine un mouvement d’affirmation et d’émancipation LGBT, bien plus que le simple fait de se travestir.
Les lectures aux enfants fâchent la droite
Le monde du drag questionne en partie l’assignation au genre et à ses codes. «Les gens ne prennent pas le temps de comprendre ce que l’on fait. Ils confondent les artistes drag avec les personnes transgenres, reprend Kaede Mirédo. Être drag, c’est ce que l’on fait, être trans, c’est ce que l’on est. Mais on peut bien sûr être les deux à la fois!» En parlant, mon interlocutrice lève de temps en temps les yeux au ciel, démontrant – pour elle – l'absurdité de la question.
Le «manque de compréhension» évoqué par cette dernière reflète toutefois le climat tendu de ces derniers mois en Suisse, en particulier les polémiques liées aux «Drag Time Stories», ces événements lors desquels des drag queens lisent des histoires à des enfants dans des bibliothèques en Suisse.
Ceux-ci ont fait monter la moutarde au nez de la droite conservatrice, qui dénonce une «propagande arc-en-ciel», voire un «endoctrinement» des enfants. A Zurich, l’une de ces lectures a même été perturbée par des groupes néonazis en octobre 2022, tandis qu’en Valais, en mai 2023, des courriers «déplacés» ont été adressés aux organisateurs.
Au même moment, toujours en Valais, le député suppléant UDC, Damien Raboud, déposait une motion pour «empêcher les structures étatiques et paraétatiques de promouvoir et de défendre les concepts de la théorie dite du genre auprès de la jeunesse du canton», montrant ainsi une volonté d'une frange de la droite d'empêcher ce type d'événement. Kaede Mirédo semble toutefois donner peu de poids à ces polémiques. «Personnellement, j'ai la phobie des enfants!», lâche-t-elle en riant, avant que nous nous séparions.
Des projets de loi américains anti-drag
Dans la foule de la Pride, qui prend de plus en plus d'ampleur (35'000 personnes ont participé à la Marche des fiertés), je me faufile entre les divers drapeaux, et tombe sur Lily Taxiss, une drag queen qui performe depuis sept ans. Pour elle, le monde du drag est un univers artistique, où l'on chante, l'on fait de l'humour, l'on interprète. Je l'apprendrai d'ailleurs au fil des discussions entreprises avec ces grandes femmes à talon: il y a en réalité divers types de drag: la drag queen (se comportant comme une reine, très voyante), la beauté (très féminine), le drag king (une femme se travestissant en homme), le/la drag queer (un ou une drag qui s'identifie en fonction de l'univers queer)...
Ce qui les relie? «Généralement, la drag est une performeuse, me glisse Lily Taxiss. On est des garçons qui se maquillent, qui se transforment et qui performent sur scène. Tu peux faire du lipsing, c’est du playback sur une chanson que tu vas interpréter, tu vas danser dessus. Mais tu peux aussi chanter en live, faire de l'humour. C’est tout un art avec plein de facettes, c’est ça qui est génial!»
Que répond-elle aux critiques de la droite? «Moi, je trouve génial de faire des lectures aux enfants. Ce n’est pas seulement pour les éduquer, mais aussi pour faire comprendre à un petit garçon ou une petite fille que s’ils se sentent différents, ce n’est pas grave. Il est important de transmettre que l’on a le droit d’être qui l’on veut.»
Cet homme habillé en robe dont le visage est très maquillé, ne se sent d’ailleurs pas vraiment en danger – même lorsque je lui mentionne le fait qu'aux Etats-Unis, certains Etats commencent à introduire des projets de lois anti-drag, et que ces mêmes débats arrivent aussi dans les sphères politiques suisses. «Vis-à-vis de la société, je me sens bien, je pense que ça avance, soutient-elle. Mais c’est sûr qu’il y a encore beaucoup de travail, c’est pour ça qu’on est là aujourd’hui (ndlr: à la Pride 2023). Il faut faire comprendre aux gens que chacun est libre d’être qui il veut, de faire ce qu’il veut, de coucher avec qui il veut.»
Même son de cloche du côté de la drag queen Rachel von Tits, qui porte à merveille la barbe et le maquillage. Je la rencontre deux chars plus loin, entourées d'autres camarades drag. «Le jour où une drag queen aura fait un acte violent sur un enfant, on pourra en reparler. Pour l’instant, cela ne s’est jamais passé, donc qu’on aille viser ailleurs.»
Sa collègue Tito von Tits, née femme et se définissant comme «drag queer», est du même avis. Cette dernière, parée d’une moustache en guise de maquillage, fait partie des rares femmes à évoluer dans l’univers drag. «Je ne me sens pas vraiment mise en danger par les polémiques aux Etats-Unis. Mais si les mouvements d’extrême droite gagnent en puissance ici, peut-être qu’effectivement, je me sentirais moins en sécurité.»
Ces personnages hauts en couleurs me paraissent tous extrêmement sûrs d’eux. Mais ils sont aussi univoques: Ils et elles se sentent bien mieux entourés de leurs pairs, que lorsqu’ils ont pris le bus pour rejoindre le cortège. A l’exception de Yolande Morue, une drag queen qui rejoint notre petit groupe, «complètement jet-laguée».
«Je n'embête personne»
Cette dernière a une forte personnalité qui représente bien, à mon sens, l’univers loufoque de la drag: «Je suis la doublure fesse de Brigitte Bardot dans le film 'Le mépris' de Jean-Luc Godard», se présente-t-elle. Je la regarde, interloquée et amusée. «Oui, on fête les 60 ans de mon cul cette année, ce n’est quand même pas rien!»
Ses collègues éclatent de rire, même si elle indique ne pas comprendre pourquoi. Comparée aux jeunes drag que j’ai rencontré lors de mon aventure, elle est sans aucun doute la plus affirmée. «Je suis bien contente de voir le monde évoluer dans un esprit un peu plus bienveillant, malgré les conflits.»
J'insiste toutefois, «comment réagissez-vous face aux critiques, aux gens qui se montrent agressifs?» Elle me répond au quart de tour: «Oh, vous savez, ils n’ont qu’à continuer à regarder la télé. Moi, je n’embête personne, il n’y a pas de raison que l’on vienne m’embêter. Concernant les lectures pour les enfants, eh bien, là, on touche à la famille, on a une vision beaucoup trop conservatrice. Mais les enfants, ils sont comme nous… ils ont juste besoin d’amour.»
Sur ces belles paroles, la musique couvre nos discussions, les visages s'éclairent et la vraie fête commence. Dans le défilé, je fais la rencontre d'autres drags, plus timides. L'une d'entre-elle se définit comme une baby-drag en formation. «J'étais juste terrifiée à l'idée de sortir comme ça pour la première fois», me confie celle qui est habillée d'une robe noire en dentelle. Son nom de scène: Ophelia lemag. Lors de notre discussion, une passante nous interrompt: «Tu es magnifique!»
Le monde drag et sa bienveillance. A l'issue de ma plongée dans cet univers, un sentiment: qu'on ait peur d'elles ou pas, ce samedi, les drag queens se sont emparées de la rue. Et c'était plus de paillettes que de mal: personnellement, je n'ai perçu que des regards de quidams curieux et admiratifs sur ces personnages arc-en-ciel.