Personnel licencié, savoir faire déplacé
La plus grande usine suisse de munitions est en train de mourir

La fabrique de munitions de Thoune a d'ores et déjà licencé des dizaines de collaborateurs. Pour les employés, les propriétaires italiens cherchent sciemment à couler l'usine. En cause: l'attractivité d'autres sites en Europe. De quoi faire trembler la Suisse.
Publié: 05.03.2025 à 08:57 heures
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Des dizaines de collaborateurs de la fabrique de munitions Swiss P Defence à Thoune ont été licenciés avec effet immédiat.
Photo: Blick (ZVG)
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Daniel Ballmer

Des dizaines d'employés ont d'ores et déjà été mis à la porte avec effet immédiat. Certains salariés parlent même d'un véritable exode à la fabrique de munitions Swiss P Defence de Thoune. «L'entreprise va droit dans le mur... et à pleine vitesse.»

Marketing, production de douilles, fabrication d'outils, contrôle qualité ou encore logistique: des licenciements ont été annoncés dans quasiment tous les secteurs, a appris Blick. Le laboratoire a été dépouillé d'une grande partie de ses collaborateurs et de nombreux postes clés auraient été laissés à l'abandon. Parallèlement, le savoir-faire a été transféré à Fürth, en Allemagne. La raison: d'autres sites du groupe seraient considérés comme plus lucratifs. 

Des «raisons économiques»

Le groupe italien Beretta, nouveau propriétaire de l'usine, justifie, lui, ces licenciements par «des raisons économiques». Mais tous les collaborateurs ne sont pas directement remerciés: certains sont «invités» à chercher un nouvel emploi de leur propre chef. L'objectif ici est d'éviter un licenciement collectif, et donc un plan social, lorsque l'usine tirera la prise.

Sous la coupole fédérale, la situation de l'usine de Thoune inquiète depuis longtemps. Propriété de la Confédération jusqu'en 2022, l'ex-filiale de Ruag a depuis enchaîné les difficultés. En octobre 2024, Swiss P Defence avait tiré la sonnette d'alarme, évoquant un risque de fermeture du site, qui emploie environ 350 personnes.

«Ce serait fatal du point de vue de la politique de sécurité»

La raison invoquée pour expliquer ces difficultés est le régime d'exportation strict de la Suisse. Comme la Suisse ne fournit pas d'armes à l'Ukraine, plusieurs Etats ont renoncé à recourir aux biens d'armement suisses. Pour compenser les pertes de l'usine, le Département de la défense (DDPS) avait décidé d'augmenter ses commandes de munitions pour l'armée. Une mesure bienvenue, mais insuffisante pour sauver la fabrique, avait rétorqué Swiss P Defence.

Aujourd'hui, le fin semble plus proche que jamais. Pour la Suisse, une fermeture serait un coup dur: Swiss P Defence est le plus grand et le plus important fournisseur de munitions de petit calibre de l'armée suisse. Celle-ci deviendrait donc complètement dépendante de l'étranger, ce qui pourrait poser problème en cas de crise. «Du point de vue de la politique de sécurité, ce serait fatal», prévient le conseiller aux Etats de l'Union démocratique du centre (UDC), Werner Salzmann.

La lutte pour l'acquisition de masques pendant la pandémie de Covid-19 a clairement montré que les différents Etats ne suivaient que leurs propres intérêts, lors des situations de crise. Appliqué au contexte actuel, le constat est alarmant: alors que l'Europe s'arme à tout va, la Suisse risque de perdre sa principale fabrique de munitions.

Vers une production réduite?

Mais là n'est pas le problème de la maison mère italienne, qui entend bien continuer à pousser les employés vers la sortie. «Même si la Confédération devait commander plus de munitions, nous ne pourrions plus les produire que de manière réduite. Trop de gens sont déjà partis», explique un employé de l'usine à Blick. A l'heure actuelle, le site de Thoune ne peut déjà plus produire des munitions dans leur intégralité, en raison de sa dépendance aux fournisseurs.

Et comme elle ne peut presque plus vendre de produits à l'étranger, Swiss P Defence a également des problèmes de liquidités. «Les stocks sont pleins, il n'y a plus rien qui sort», nous dit-on. Résultats des courses: l'entreprise a des arriérés auprès de ses fournisseurs qui refusent de livrer tant que l'argent n'a pas été versé. En automne, elle a carrément dû contracter un crédit pour pouvoir encore s'acquitter des salaires.

Un site voué à disparaître

Dans le même temps, les machines vieillissantes de l'usine sont en mauvais état. A cela s'ajoute le fait que la gare de Thoune doit être transformée, ce qui signifie que l'espace de l'usine consacré au tir devra être supprimé. «Nous ne pourrions alors plus du tout effectuer de tests balistiques, ce qui est pourtant une obligation de sécurité.» L'assurance de qualité s'en verrait donc réduite. Autant de raisons qui compromettent sérieusement l'avenir du site de Thoune.

Certes, les propriétaires italiens se sont engagés à leur arrivée à maintenir le site pendant cinq ans. Mais l'usine risque de ne pas tenir jusque-là. «De nombreux employés cherchent un nouveau travail parce que l'incertitude est grande», explique-t-on au sein du personnel. Et si l'entreprise n'a plus de commandes et qu'elle ne peut plus être rentable, une tel délai n'a plus le moindre sens.

Swiss P Defence veut sauver le site de Thoune

Sollicitée par Blick, la direction de l'entreprise voit les choses autrement. Sur la question des licenciements, elle explique qu'elle doit prendre des «mesures pour assurer sa compétitivité» en raison des règles d'exportation restrictives.

Mais selon le chef du personnel Michael Ruh, ces mesures, aussi douloureuses soient-elles, doivent précisément garantir «la stabilité à long terme et l'avenir de notre entreprise sur le site de Thoune». Il ne précise toutefois pas en quoi consistent exactement les mesures en question. Dans tous les cas, Swiss P Defense promet de tout mettre en œuvre pour «surmonter cette phase difficile» et se dit confiante dans le fait que les conditions générales vont à nouveau s'améliorer.

Le Conseil fédéral reste les bras croisés

Le Conseil fédéral estime lui aussi qu'un maintien de la fabrique de munitions en Suisse serait «avantageux» pour l'armée. La Confédération avait vendu l'usine deux semaines seulement après le début de la guerre en Ukraine.

Depuis, la situation sécuritaire en Europe s'est considérablement dégradée. La dépendance vis-à-vis du marché international de l'armement menace donc de s'accroître davantage. Les Sept Sages ne veulent pas pour autant prendre de mesures concrètes pour empêcher le départ de l'ancienne filiale de Ruag. Un rachat n'est donc pas à l'ordre du jour.

Pour le camp bourgeois, majoritaire au Parlement, il n'y a qu'une seule façon de maintenir l'industrie de l'armement en Suisse: assouplir la législation sur l'exportation du matériel de guerre. Le Parlement devrait se pencher sur plusieurs solutions cet été. Et la fabrique de munition de Thoune sera probablement dans de nombreuses têtes.

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