Affaire The Hill à Lausanne
Un restaurant, une faillite et de nombreuses questions

Des employés sans fiches de salaire et sans droit au chômage, des administrateurs qui disparaissent et un trou d'un demi-million de francs: la brève existence du restaurant The Hill, au centre de Lausanne, se solde par une faillite mouvementée. Enquête.
Publié: 15.10.2022 à 14:33 heures
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Dernière mise à jour: 17.10.2022 à 01:45 heures
Le restaurant bénéficiait d'un emplacement de choix dans le centre historique de Lausanne.
Photo: Blick
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Adrien SchnarrenbergerJournaliste Blick

Une triste vitrine vide en plein cœur de la rue de Bourg: c’est tout ce qui reste de The Hill, restaurant ouvert en grande pompe à l’automne dernier au centre de Lausanne. Après quelques mois d’une existence bien chamboulée, la société anonyme qui gérait l’établissement a été mise en faillite en juillet. Davantage que pour sa cuisine, le restaurant avait suscité l’intérêt pour son modèle de financement participatif, comme Blick vous le racontait en juillet.

«Un pari perdu», résumait le fondateur du projet, pas si affecté, dans nos colonnes. Rideau? Pas si vite. Car ce qui semble être une faillite comme il y en a malheureusement beaucoup en Suisse (13 par jour en 2022) cache en réalité une aventure entrepreneuriale très curieuse, qui va se poursuivre en justice — une plainte pénale a été déposée, selon «24 heures» — et laisse surtout des anciens employés dans la détresse.

Un homme, en particulier, s’emploie corps et âme dans ce dossier. Pas parce qu’il a perdu beaucoup d’argent en très peu de temps, mais parce qu’il a la désagréable impression d’avoir entraîné, malgré lui, des personnes bien plus faibles dans ce naufrage. «Je peux vivre sans ces 50’000 francs. Accepter le fait que dix ex-employés du restaurant ne puissent plus travailler, certains en burn-out, d’autres n’osant même plus entrer dans un restaurant, c’est beaucoup plus dur…», soupire Thierry* à Blick.

«Ce n’était pas du crowdfunding»

Il est bien placé pour témoigner, puisqu’il disposait de 30% des parts, contre 65% pour Hervé*, et 5% pour un discret troisième investisseur, basé à l’étranger dont Thierry ignore tout. Notre témoin veut d’autant plus raconter sa vérité qu’il a très peu goûté la version des faits présentée dans nos colonnes par le principal intéressé. À commencer par le caractère participatif de l’établissement, les fameux 250 «membres» alléchés par un apéro gratuit à vie.

Paradoxalement, c’est cette offre qui a entraîné Thierry dans le bourbier qu’est devenu The Hill. Au printemps 2021, comme des milliers d’internautes astucieusement ciblés par les algorithmes des réseaux sociaux, il se retrouve alléché par une publicité en ligne. Contre 300 francs, il est possible pour un temps limité de devenir «membre fondateur» de The Hill en vue de son ouverture. Habitué des investissements dans la restauration et l’hôtellerie, Thierry est d’autant plus titillé qu’il connaît l’homme à l’initiative du projet, une connaissance de longue date, «pour ne pas dire un ami».

Lorsqu’il apprend qu’Hervé est seul maître à bord, Thierry veut en être: il ne se cantonne pas à la cotisation de 300 francs mais en propose 50’000. Marché conclu: voilà l’homme détenteur de 30% des actions… qu’il ne reverra jamais. «La perte de cet argent, si l’on voulait oser l’humour, explique l’homme à Blick, ce n’est que la pointe de la colline. Perdre mon investissement dans une faillite ne me pose aucun problème. C’est la manière qui me scandalise.»

Des comptes troublants

Il est vrai qu’à la lecture de la marée de documents qui retracent ce naufrage, énormément de questions surgissent. Le premier élément, insiste Thierry, c’est qu’il ne s’agissait pas du tout d’un crowdfunding. «Je comprends que l’on soit tenté de comparer ce projet avec celui de Ta Cave, qui avait en premier utilisé ce modèle participatif à Lausanne, explique-t-il. Mais cela me gêne beaucoup. Car, à The Hill, il y avait une très grande opacité au sujet de leur nombre et surtout du destin de leur argent.»

Une affirmation étayée par deux éléments pour le moins troublants: en 2022, alors que le restaurant était déjà fermé, il était toujours possible de devenir «membre fondateur» — un statut qui n’offre aucun droit — de The Hill et se voir délester de 300 francs. Très surprenant. Ensuite, dans la comptabilité du restaurant que Blick a pu consulter, les cotisations ne figurent pas. Ce n’est que dans une version corrigée qu’une somme de 30’000 francs apparaît. Soit largement moins que le produit d’une simple multiplication (250 membres à 300 francs correspondent au minimum à 75’000 francs).

Ce n’est pas la seule anomalie de «comptes» qui n’en ont que le nom. Le document ferait pâlir n’importe quel étudiant en comptabilité. De plus, Blick a pu consulter au moins trois versions différentes des bilans de l’établissement, avec des chiffres qui changent du tout au tout. «Ces pièces ont pourtant été validées par une fiduciaire, s’étrangle Thierry. Elles sont contraires au b.a-ba de la pratique en Suisse. Soit cela jette un fort discrédit sur l’entreprise, soit il y a un gros problème derrière ce projet.»

Un trou de 180’000 francs?

Une chose est certaine: l’argent n’a pas terminé dans la poche des employés. Car, alors que le restaurant a ouvert ses portes en octobre, des problèmes ont été constatés avant même la fin de l’exercice 2021. Les salaires avaient de la peine à tomber, étaient parfois payés en cash. Lorsqu’ils étaient payés… Selon «24 heures», les rémunérations en souffrance ont atteint 180’000 francs.

Thierry est d’autant plus amer qu’il a tenté, en vain, de tirer la sonnette d’alarme avant que le gouffre ne devienne ce qu’il est aujourd’hui. Il n’a jamais pu obtenir de réponses d’Hervé, qu’il n’a pas vu durant des mois malgré des tentatives répétées. «J’ai même envoyé des recommandés, mais ils me sont tous revenus», assure-t-il, ironisant sur le fait que nous avons eu «beaucoup de chance» de pouvoir s’entretenir avec lui.

Confronté par Blick à ces nouveaux éléments, le principal concerné accepte de nous rencontrer. Il accuse les anciens employés d’avoir «gonflé les chiffres». «Le montant est de 105’000 francs. Il correspond aux procédures officielles entamées par les employés. Il ne faut pas se fier à leurs déclarations», affirme-t-il. Les nombreuses dépenses privées dans des établissements de nuit lausannois qui apparaissent dans la comptabilité? «Les frais des sorties d’équipe, environ 300 francs par semaine pour la motivation des troupes.»

Une masse salariale de… 12’000 francs

Après avoir repoussé plusieurs rendez-vous, Hervé sollicite un délai pour nous montrer la comptabilité finale de l’établissement. Certains éléments sont très troublants. Un exemple: la masse salariale mensuelle de moins de 12’000 francs. «Nous étions quatre employés et nous n’étions pas tous à 100%», assure-t-il.

Et son salaire à lui? «J’étais engagé à 50% mais je ne touchais pas de salaire, j’étais simplement le concepteur.» Pourtant, un poste ad hoc est prévu au budget, avec une rémunération confortable. Et les charges sociales, jamais payées? «Un arrangement avait été négocié mais n’a pas pu être réglé dans les temps et avant que la faillite soit prononcée», affirme Hervé.

Salaires de misère, pas de charges sociales, et pourtant un trou de presque 500’000 francs creusé en quelques mois à peine. Comment est-ce possible? Nous n’aurons pas de réponse plausible de la part du concepteur. Il avance qu’il est «lui aussi lésé dans cette histoire» et qu’il a perdu son emploi, fût-il à 50% et bénévole, avec la faillite.

L’administrateur a disparu

Ce qui amène à un paramètre fondamental du dossier: son statut. Aucun document officiel ne comporte son nom — tous sont signés d’un administrateur, que personne n’a jamais rencontré, à l’exception d’Hervé lui-même. En mars 2022, alors que tous les signaux sont au rouge vif, une assemblée générale extraordinaire est convoquée. Mais ni Hervé ni l’administrateur n’y participent. Les deux sont «empêchés» et se font représenter par un «fondé de pouvoir» accompagné d’un autre homme, un «conseil».

Au lieu d’être décalée à une autre date pour permettre aux principaux concernés d’y participer, la séance a bien lieu et le «fondé de pouvoir» n’hésite pas à prendre une décision choc: la fermeture du restaurant. «Un panneau 'Fermeture annuelle' sera placardé afin de ne pas ternir l’image de l’entreprise», peut-on lire dans le procès-verbal de cette assemblée générale.

«Ce PV, dénonce Thierry, n’a aucune valeur juridique au sens du Code des obligations. L’ordre du jour n’a pas respecté la convocation, aucune liste des présences n’a été signée, pas plus que des fondés de procuration ou encore des comptes en bonne et due forme.» Six mois à peine après l’ouverture du restaurant, le «chargé de pouvoir» évoque un «trou de 500’000 francs». Le PV comporte un paragraphe édifiant: «En raison des doutes de l’assemblée sur les intentions réelles du concepteur, toutes les serrures d’accès à l’établissement sont changées.»

«Il ne désirait pas continuer»

Il semble donc que l’administrateur (ou son «chargé de pouvoir») détient une partie des explications. Problème: le poste est vacant depuis avril. «Il ne désirait plus continuer dans son rôle et a démissionné», explique Hervé à Blick. Pourquoi ce dernier accepte-t-il d’affronter la presse et les autorités alors qu’il ne recevait pas de salaire? Pourquoi ne se retourne-t-il pas contre l’administrateur? «Je vais le faire», promet-il.

Une affirmation dont doute fort Thierry, documents à l’appui. «Le 24 juin 2021, le capital de 100’000 francs au Credit Suisse apparaît dans la comptabilité. Quatre jours plus tard, le même montant est versé sur un compte à Vevey au nom de l’administrateur! Techniquement, la société était déjà en faillite à ce moment-là.» Comment l’explique Hervé? «Il s’agit d’un prêt à la société.»

Pour en savoir plus et obtenir des explications, nous avons tenté de contacter tant l’administrateur que son «fondé de pouvoir». Les deux hommes répondent par SMS… en même temps, avec exactement le même message ponctuation comprise. «Je suis en vacances à l’étranger. Je vous recontacte avec plaisir à mon retour.» Plusieurs semaines plus tard, plus aucun signe de vie, malgré des relances répétées.

Le rôle des autorités en question

Pendant que certains se murent dans le silence, d’autres se heurtent à la froideur des autorités. C’est le cas de certains ex-employés, qui ont des milliers de francs de salaires en souffrance. «Quatre ou cinq personnes ont entamé des procédures aux Prud’hommes, explique Thierry. Mais cela n’a pas abouti: l’entreprise est devenue une coquille vide dès le départ de l’administrateur et il n’y a donc personne à convoquer.»

Problème: sans fiches de salaires et documents en bonne et due forme, les lésés n’ont pas droit au chômage. «Sans pièces prouvant que vous avez perçu des salaires, nous classerons votre dossier sans suite», écrit le service juridique de la Caisse cantonale de compensation à un ex-employé, dans un courrier que Blick a pu consulter.

De quoi rendre amer Thierry et les anciens employés de The Hill. «Comment un établissement peut-il rester ouvert des mois alors qu’aucune charge sociale n’est payée? Pourquoi n’y a-t-il jamais eu de contrôle alors que c’est une des conditions pour obtenir la patente?», interroge notre témoin. Dans «24 heures», le chef de la police cantonale du commerce invoquait le «secret de fonction» pour ne pas répondre. Le dossier est désormais entre les mains de l’Office des faillites.

Déjà une nouvelle société!

Pendant que certains sont livrés à eux-mêmes pour survivre, d’autres ont déjà vogué vers d’autres cieux: l’ex-administrateur et son «fondé de pouvoir» ont ouvert une nouvelle société, selon le Registre du commerce. Et le concepteur, lui, fait de la publicité pour d’autres activités commerciales sur les réseaux sociaux. «C’est frustrant et l’attente est désagréable, mais j’espère que la justice fera son travail, souffle Thierry. Cela me redonnerait un peu confiance dans nos autorités et dans le système. Parce que les réponses fournies jusqu’à présent sont presque un encouragement à tricher!»

Les ex-employés n’ont, par exemple, même pas été informés de la faillite de l’établissement où ils ont travaillé — sans fiche de salaire. Au vu des pièces du dossier, le «pari» devenu banqueroute n’a pas fini de faire parler de lui. Au Monopoly, la Rue de Bourg occupe une place en vue sur le plateau… mais la case suivante vous fait tout perdre.

*Noms connus de la rédaction

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