Bar participatif en faillite
L’apéro «gratuit à vie» n’aura duré que quelques mois

Un bar-restaurant qui avait ouvert en fin d'été 2021 au centre-ville de Lausanne grâce au financement participatif est en liquidation. Que peuvent faire ses 250 membres fondateurs, qui ont tous versé 300 francs, face à cette porte close définitivement? Un avocat répond.
Publié: 28.07.2022 à 17:13 heures
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Dernière mise à jour: 02.08.2022 à 09:38 heures
The Hill était discrètement niché au coeur de la rue de Bourg, à Lausanne. Trop discrètement?
Photo: Blick
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Adrien SchnarrenbergerJournaliste Blick

Les chaises sont empilées, le mobilier rangé tant bien que mal dans un coin. «Vous voulez un café? Profitez, il est historique: c’est peut-être le dernier!» Au sourire du gérant, difficile de croire que The Hill, un bar-restaurant du centre-ville de Lausanne, va fermer définitivement ses portes. Sa liquidation vient pourtant d'être actée.

Loin de se cacher, l’énergique quadragénaire à l’initiative du projet propose de nous recevoir à la rue de Bourg, «à condition de ne pas mentionner son nom», pour ne pas hypothéquer un nouveau départ. Ce qui doit être le récit d’un échec commence pourtant par… une visite enthousiaste.

Le café-restaurant vit ses derniers jours.
Photo: Blick

«Venez, je vous emmène!» À travers les 300 mètres carrés répartis sur trois étages, le gérant fait les présentations. Baptisé The Hill en référence à la colline du Bourg, «la plus ancienne de Lausanne», son bébé comporte de nombreux clins d'œil historiques. Les visiteurs pouvaient, jusqu'à la fermeture le 5 juillet, s’immortaliser à l'entrée de l'établissement dans un décor du centre-ville de l’époque.

Les anecdotes (intéressantes) sur le passé de la ville olympique s'enchaînent à un rythme tel que l’on comprend mieux comment cet établissement «pour les Lausannois d’un jour comme de toujours» a pu autant séduire. Car The Hill n’est pas un bar-restaurant comme les autres: il s’agit d'une expérience participative qui a vu le jour grâce à ses «membres».

«Je suis membre, et toi?»

La mémoire des réseaux sociaux nous rappelle que l'ambiance autour du projet était tout autre, au début 2021, bien avant que l'établissement encensé par le Gault & Millau ne s'installe à côté du McDonald's. «Je suis membre, et toi?», continuent d’ailleurs d'interpeller Emmanuelle, Marino, Elisabeth ou Dorothée dans des portraits qui ont mal vieilli. Si la juriste, le photographe, la journaliste et l’infirmière s'affichaient de la sorte à l'époque, c’est qu’ils croyaient fermement en le projet, au point d'y investir 300 francs.

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En échange, les membres fondateurs devaient avoir droit à l’apéro gratuit «à vie» pour eux et une personne supplémentaire à chaque visite du café-restaurant. Le gérant de The Hill ne s’en cache pas: il s’est inspiré du concept de Ta Cave, également propulsé par le financement participatif.

Malheureusement pour ce professionnel formé à l’École hôtelière de Lausanne, sa mayonnaise n’a pas pris comme celle de la chaîne de bar à vins, qui revendique désormais près de 4000 membres à Lausanne (depuis 2015), Genève (2018) et Bâle (2020). Elle a même tranché, et le principal concerné (et impacté) n’a pas de peine à identifier la cause principale: le Covid.

Dans le récit du patron, la courte vie de The Hill est indissociable de la pandémie. Non seulement le centre-ville s'est retrouvé désert à l'été 2021 lors de la «mi-temps» du Covid, mais le secteur de la restauration a été profondément bouleversé par la nouvelle vie imposée par le virus: «En RHT, les professionnels du métier ont découvert un autre rythme, sans horaires coupés, sans travail de week-end, avec moins de contraintes…»

Le Covid, ce bouleversement

Car, désireux d’offrir une «expérience» à ses employés autant qu’à ses clients, le gérant décide à l’ouverture d’abolir les horaires coupés (travail de midi et du soir avec une pause entre deux) pour créer deux équipes distinctes. Un mauvais calcul: «Les charges du personnel atteignaient 75% du chiffre d’affaires, c’est impossible à tenir à long terme.»

Les frimas de l'automne n'améliorent pas les perspectives, malgré l'engagement via une agence de placement d'un chef de cuisine réputé: «Notre modèle économique reposait sur les groupes: nos ambassadeurs étaient en quelque sorte dans leur restaurant, et ils pouvaient y inviter leurs amis et ainsi de suite. Mais il y a eu les restrictions Covid…»

La baie vitrée panoramique sur les trois collines de Lausanne n'a pas su séduire suffisamment.
Photo: Blick

Tandis que le télétravail vide l’établissement, le pass Covid limite l’espace autant que la taille des tables. Le projet périclite en même temps que sa notation sur les sites spécialisés. Les perspectives manquent, malgré une martingale menée par plusieurs investisseurs. Faire encore plus grand pour sauver le projet? Ces vendeurs de rêve n’auront fait que miroiter de folles perspectives au patron pendant que les factures s’empilaient. Derrière lui, au mur, un néologisme: «Afluendor». «Contraction de influenceur et ambassadeur. Et le premier mot, attendez...» (il réfléchit)

Une scène révélatrice: The Hill, parti d’une vraie bonne idée et d’un établissement classieux, s’est transformé en temple de la bonne volonté et en miroir aux alouettes. Il n’aura pas su déjouer le cruel piège du Covid. «J’ai peut-être eu la naïveté de croire un peu trop les investisseurs potentiels», confesse le patron. Fin février, l’établissement se retrouve dans le rouge, est contraint de fermer de mi-mars à début mai. La réouverture en mode bar only du 5 mai au 5 juillet n'est que le chant du cygne.

Environ 250 investisseurs

Les chiffres sont implacables: «l’apéro à vie» n’aura duré que quelques mois et laissera un goût amer aux investisseurs. Ont-ils été informés de la fermeture définitive de The Hill? «Pas encore, avoue le gérant. Il y a eu beaucoup de changements rapides depuis mars. Nous voulions attendre d’avoir des investisseurs fiables avant de communiquer, pour ne pas créer des attentes…»

Même si de nombreux membres étaient des clients réguliers «qui ont bien vu que cela ne tournait pas depuis quelque temps», il va falloir faire passer la pilule auprès de l'ensemble des crowdfunders. Au nombre d’environ 250, ils ont déboursé 300 francs par tête — ou 200 pour ceux qui résident dans les 300 mètres autour de The Hill — pour un apéro à vie. «Ce n’est pas remboursable depuis le moment où vous avez commencé à consommer», avertit le restaurateur.

Face aux membres, l'embarras

Le Lausannois a certes le droit de son côté, mais il est très embarrassé. Car ces partisans de la première heure avaient «formidablement joué le jeu», et ce des mois avant l’ouverture. Un quart d’entre eux a, d'ailleurs, financé l’établissement sans n’avoir jamais profité de ses droits. «C’était merveilleux, parce qu’on avait une clientèle très enthousiaste, qui adhérait au slogan et au concept. J’ai pu leur apprendre que le Bourg était la première rue piétonne de Suisse, la première électrifiée de Lausanne, leur raconter l’histoire des trois collines...», soupire le quadragénaire, à qui il ne reste que la nostalgie, les dettes… et peut-être un certain rôle jurisprudentiel.

Au-delà du destin de son patron, cette «Failure story» est, en effet, intéressante sur le plan juridique: de plus en plus d’établissements ont recours au financement participatif pour lancer leur business, mais qu’en est-il en cas d’échec? Pascal Favrod-Coune est particulièrement indiqué pour nous éclairer: cet avocat a réalisé sa thèse de doctorat sur le crowdfunding.

Pascal Favrod-Coune, avocat spécialisé dans le droit des affaires.
Photo: DR

«Le crowdfunding n’est pas un tout homogène: il y a de nombreux modèles, avertit le Vaudois, employé d’une étude genevoise, en préambule. Dans le cas de The Hill, il faut noter qu’il ne s’agit pas de réels investisseurs, dans le sens où les gens ayant payé 300 francs ont simplement passé un contrat avec l’établissement.»

Ce contrat innommé, dans le jargon, offre le droit à un apéro «à vie»… tant que la société existe. «Si elle fait faillite, comme c’est le cas ici, cela veut dire que The Hill, co-contractant, ne peut pas honorer ses obligations», analyse Pascal Favrod-Coune. En fonction des termes contractuels (notamment des conditions générales), l’autre partie, à savoir le client, pourrait faire valoir ses droits dans la faillite de la société.

Mais il s’agit d’un scénario bien théorique. Les «membres» de l’établissement ne sont que des créanciers de «troisième classe», qui passent bien après les employés (le bar-restaurant a des salaires impayés). Il faudrait engager beaucoup de frais pour récupérer, in fine, potentiellement 300 francs. En argumentant, par exemple, qu’il s’agit d’une créance dégressive où le solde est encore dû au signataire du contrat. Compliqué…

«Réfléchissez à ce cas très hypothétique, propose l'avocat: vous souscrivez pour un apéro à vie et qu’on vous le refuse à votre arrivée au bar, est-ce que vous êtes prêt à aller en justice pour cette somme? Pas sûr…»

La Suisse, un eldorado juridique?

De manière générale, Pascal Favrod-Couve estime que le risque financier fait partie du crowdfunding, dans le sens où c’est en quelque sorte un pari de l’investisseur — du moins dans cette forme peu contraignante du contrat innommé. Car le financement participatif peut être plus «solide», par exemple si The Hill avait formé une coopérative avec ses membres fondateurs.

L’avocat cite d’autres exemples liés à l’entreprise Qoqa, qui s’est distinguée dans deux occurrences récentes: d’abord pour l’achat d’un tableau de Picasso acquis par 25’000 internautes (protégés par un montage juridique), et pour Qoqa Brew, une brasserie participative.

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Dans ce dernier cas, il s’agit d’actions sous forme de tokens numériques. «Ce sont des bons de participation, donc en quelque sorte des actions sans droit de vote, qui sont transférables», explique Pascal Favrod-Couve. Grâce à cette technologie, la firme installée à Bussigny (VD) a pu lever un million de francs en une vingtaine de minutes. «Vous avez droit à une bière gratuite par jour, et vous êtes protégé parce que vous êtes une sorte d'actionnaire. À ce titre, vous avez un droit de sociétariat, bien plus fort qu’une simple créance comme pour The Hill. Vous avez également droit à vous rendre dans la future brasserie, ou à revendiquer des potentiels dividendes futurs.»

Le spécialiste note que la Suisse est bien loin d’être un no man’s land juridique pour ces nouveaux types de modèles économiques. «Notre pays est très en avance sur la tokenisation, et la régulation de la blockchain est très proactive. Il y a un cadre juridique presque complet, alors qu’une action comme celle de Qoqa aurait été très difficile ailleurs.»

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