Rejoindre l'Inde sans avion
Je me suis fait virer d’une marina à Phuket

Connaissez-vous le bateau-stop? Le journaliste Amit Juillard l'a testé pour vous à Phuket, en Thaïlande. Plongez dans son journal de bord. Cette odyssée entre la Suisse et l’Inde sans avion le sera-t-elle vraiment?
Publié: 09:15 heures
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Dernière mise à jour: 12:37 heures
Entre les galères en bateau-stop et les karaokés caritatifs, Amit Juillard vous raconte son voyage de la Suisse à l'Inde.
Photo: Amit Juillard
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Amit Juillard

Le message tant désiré vient d’un numéro anglais. «Hello Amit, je m’appelle Gianfranco* […]. Je pars pour la mer Rouge, puis la Méd. […] Je cherche des membres d’équipage. J’ai un catamaran Lagoon 440.» La joie devrait nous envahir. Devrait.

Pour comprendre, il faut remonter un mois plus tôt. Après avoir rejoint la Thaïlande sans avion depuis la Suisse, une dernière étape brouille alors l’horizon: traverser la mer d’Andaman et le golfe du Bengale vers l’Inde en bateau-stop (en levant le petit doigt plutôt que le pouce) avec mon boyfriend Dimitri. Aucun ferry ne circule entre l’Asie du Sud-Est et l’Asie du Sud.

Connaissances navigables niveau Renaud

Nos connaissances navigables se résument à une faute de grammaire: «Dès que le vent soufflera, je repartira». Cette chronique parle donc de la mort imaginaire de Morgan Freeman, d’un marin australien qui déchire nos cartes de visite, de trahison, d’un keuf corrompu, d’humanité et d’escarres naissant sur mes fesses. 

Qui est Amit Juillard?

Journaliste à Blick durant trois ans, Amit Juillard a quitté son poste pour se lancer un nouveau défi: rejoindre l’Inde sans prendre l’avion, puis s’y installer pour — inch’allah — y écrire des histoires. De temps en temps, il vous raconte un bout de ce voyage exceptionnel sur notre site. 

Journaliste à Blick durant trois ans, Amit Juillard a quitté son poste pour se lancer un nouveau défi: rejoindre l’Inde sans prendre l’avion, puis s’y installer pour — inch’allah — y écrire des histoires. De temps en temps, il vous raconte un bout de ce voyage exceptionnel sur notre site. 

Voici mon journal de bord. Retravaillé et raccourci — des jours ont donc été noyés — pour des raisons dramaturgiques, en partie sur le sable doré d’une plage de Goa en ce mois de février. Ensablé dans mon enfance. Tsintsintsin!

13 novembre: première tuile

Première info glanée, première tuile. La fenêtre idéale pour traverser l’océan Indien s’étend de… janvier à mars. Avant, les vagues sont encore grandes. Nous avons rendez-vous à Delhi pour Noël. 

14 novembre: le bateau-stop, c’est facile

Hier, une utilisatrice du groupe Facebook L’Alibi (consacré au voyage bas-carbone), nous a donné le numéro de Rajiv*, capitaine indien qui a Chennai en ligne de mire! Il prévoit d’être à Phuket le 1ᵉʳ décembre. En fait, le bateau-stop, c’est facile!

23 novembre: le bateau-stop, c’est chaud

Arrivés sur l’île de Phuket hier soir. Réponse de Rajiv, après relance: il n’a plus de place pour son Indian run. En fait, le bateau-stop, c’est chaud!

John* — un Suisse rencontré sur une plateforme mettant en lien capitaines et équipages — nous souffle un conseil: «Pour rencontrer des marins de passage, allez au Klong à Chalong (ndlr: sud-est de Phuket)!»

24 novembre: «Hopp Schwiiz»

Annonce publiée dans tous les groupes Facebook comportant «Phuket», «boat hitchhiking», «crew» ou «sailing» dans leur titre. Parmi les réactions, très nombreuses: «Hopp Schwiiz, Jungs» (cet Alémanique a un magasin de cannabis — la weed est légale ici). Emportez par la houle, qui nous traîne, nous entraîne. 

Photo: Dimitri Nassisi

D’autres commentaires sont moins optimistes. «Plus personne ne va aux îles Andaman (ndlr: îles indiennes d’où circulent normalement des ferries vers Kolkata) ou en Inde continentale par la mer, la bureaucratie est horrible»; «et pourquoi pas prendre la voie terrestre?» Excellente idée, la Birmanie, en pleine guerre civile. 

26’041 km au compteur du scooter loué à la géniale proprio de notre homestay. Dans le village musulman de Bangtao, des habitantes voilées et des boxeurs de muay-thai étrangers bien gaulés à torse nu.

25 novembre: cartes de visite à l’imprimerie

Dimitri nous confectionne un flyer et une carte de visite. Ça part à l’imprimerie!

26 novembre: nouvel espoir

Gros boost à la plage! Sur la Toile, deux annonces tapent dans l’œil de Dimitri: itinéraires et dates correspondent pile-poil. Rincés par l’orage.

27 novembre: un rallye pour le château de Grandson (NE)

Direction les marinas. À la Boat Lagoon, il y a… une patinoire! Sa marinière emprisonne son physique de bon vivant. Luc* est français et vend des rafiots. «Allez mettre un flyer sur le vaisseau de pêche en bois au bout de la jetée, il va régulièrement aux îles Andaman.» La Royal Marina hisse, elle, haut les rayures russes. De gros transpalettes rangent des yachts dans des étagères géantes. «Celui-ci va aux îles Andaman pour Noël et en mars aux Maldives», chante un accent italien assit sur le bicoque. Trop tard pour nous.

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Direction le fameux Klong, restaurant recommandé par John. Une table après l’autre. Jerry* écrira à ses potes. Emmett*, Australien, 80 ans au moins, a vendu sa coquille de noix, mais pas sa copine locale. 

Deux Français. L’un est un folkeux du Paléo de la première heure, l’autre a fait des courses de rallye pour le propriétaire du château de Grandson (NE). «Visez les cargos.» Le hic? les compagnies de fret ne prennent officiellement plus de passagères et passagers depuis la pandémie. Imposant, bruyant, rieur: voilà le propriétaire australien du Cruising Yacht Club — Charles*. «Une bande est partie pour l’Inde la semaine dernière. Vous devez apprendre à faire des nœuds marins! Demain, venez discuter avec Old Steve: il part bientôt pour Madagascar.»

28 novembre: un Tom Hanks version dernières minutes de «Seul au Monde»

Tutos YouTube matinaux. Avec un lacet vert, Dimitri s’entraîne à faire des nœuds sur sa jambe, à l’hôtel. 

Au Sand Bar, aka le Phuket Cruising Yacht Club, Old Steve est vraiment vieux. Et Californien. En fait, il n’est pas près de partir pour Mada’. Déjà parce qu’il va aux Maldives. Il attend aussi un contrat de travail. Et sa caravelle a besoin d’une nouvelle voile, d’un tire-ancre, et… j’ai arrêté d’écouter.

Dick*, le gérant, australien, est bougon. La soixantaine, il a la voix de ses poumons. «Ton flyer, poinçonne-le sur le panneau d’affichage aux chiottes.» À sa table, un Tom Hanks tremblant, version dernières minutes de «Seul au Monde», touché par notre aventure, aussi Aussie. Comme le man bun de son voisin. Tous promettent de nous appeler et de nous aider. Quarante-cinq minutes de deux-roues et au lit. 

29 novembre: virés comme des malpropres

Je viens de devenir vieux. Je ne me fais plus virer des boîtes de nuit, mais des marinas. La sécurité n’a pas kiffé que nous mendions une place sur un pont auprès de sa clientèle huppée.

Juste avant, un cigare m’avait ri au nez. Un surfeur australien m’avait dit mettre le cap sur la Papouasie demain. Un Français à crinière grisonnante longue m’avait révélé travailler sur un catamaran qui part pour le sous-continent… en janvier. Forcément.

Deux fois trente-cinq minutes de route plus tard, tentative de convaincre Rajiv de nous prendre avec lui en lui offrant du blé. Sa réponse à notre énième message, en substance: «Nous sommes déjà cinq, je préfère être à quatre, mais il y a huit places». Pas la peine de calculer la pente de la tangente, c’est non.

30 novembre: ma journée Témoin de Jéhovah

Enfin du soleil! Ce sera ma journée Témoin de Jéhovah (ou Monsieur Just). Porte-à-porte marin. Malin. Je nage vers ceux qui mouillent à 400 mètres de la plage de Nai Harn. «Bonjour, vous auriez deux minutes pour me dire si vous allez par hasard en Inde, aux îles Andaman ou au Sri Lanka? Non? Je devrais plutôt chercher sur Internet? Bon après-midi!» A terre, Dimitri n’a pas plus de succès. 

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À l’heure de l’apéro, le Ska Bar de Kata, la plage voisine, accueille des équipes de la King’s Cup, une régate. Mon maillot de cricket de l’équipe nationale indienne ne plait pas à un matelot australien très, très HPI, mais surtout cuit: «Fuck Virat Kohli (ndlr: immense joueur indien)!», crie-t-il en déchirant plusieurs de nos cartes de visite.

Rencontre avec des British du genre à avoir fait un aller-retour Munich-Londres en auto-stop juste pour manger des fish and chips dans leur jeunesse. Enfin un peu de bonne humeur et de bienveillance! Et de la bière. 

1ᵉʳ décembre: «ils partent pour le Sri Lanka»

Live music au Yacht Club, bon accueil. Le Sand Bar est juste un peu plus loin. Là, Dick se fait servir un joint après sa première bière et a des nouvelles. «Dommage que vous n’étiez pas ici hier soir, deux mecs sont passés, ils devaient partir en urgence pour le Sri Lanka. Ils sont peut-être encore quelque part dans la baie.» T’as raison, ce n'était pas la peine de nous avertir plus tôt! Trahison. 

Contre paiement, un sardinier nous promène à la recherche dudit fameux trois mâts fin comme un oiseau, à l’aveugle. Sublime coucher de soleil. Personne n’a entendu parler de ces types en partance pour le Sri Lanka. 


2 décembre: farniente

Bodysurfing à la plage. 

3 décembre: mise à mort de Morgan Freeman

Sur le pier. «Oui, je connais des gars qui devaient partir en urgence pour le Sri Lanka! Je vais faire un téléphone…» Fin du coup de fil. «Ils sont partis hier soir». J’ai mal.

Au Sand Bar, ils le savent déjà. Pourquoi? Ils préfèrent parler cinéma, en tétant.

– T’as vu qui est mort l’autre jour??

– Oui, Morgan Freeman, c’est ça?

– Oui, il va manquer, c’était un tout grand! «Les Évadés», magnifique. 

Pas le cœur de leur dire qu’il est vivant. Ils ont le droit de faire leur deuil en paix. 

Et puis, le pompon: amendés pour absence de permis de conduire international par un ripou. Il a fallu se battre pour pouvoir aller payer l’amende au poste et obtenir un reçu officiel. Dernier déboire du jour: se faire expulser du port en eaux profondes, où s’arrêtent les cargos.

4 décembre: des tirs contre des pêcheurs

Mes fesses de passager arrière ont des marques rouges qui ne partent plus. Je lis que des pêcheurs thaïlandais se sont fait tirer dessus par l’armée birmane le 30 novembre dans la zone frontalière. 

Photo: Dimitri Nassisi

Dans une marina, un Genevois (!) nous suggère d’ailleurs d’y aller. Selon lui, des expéditions touristiques de pêche en direction des îles Andaman partent justement de Ranong. J’inonde les groupes Facebook dédiés à la pêche sportive. «Écrivez à George*!»

On a appris à éviter les contrôles policiers, des génies. Nos bras collent de pollution et de saleté à la fin de chaque journée. 

5 décembre: On a trouvé un capitaine!

Réveil avec l’hymne national, c’est la fête des Pères et l’anniversaire d’un roi mort. Sur Facebook, un Néerlandais cherche un équipage pour relier le Kerala depuis Port Blair (îles Andaman). Arrivée prévue le 15. Prix demandé: quelque 80-90 francs par jour et par personne. ON A TROUVÉ UN CAPITAINE!!! Ne reste plus qu’à mettre la main sur un moyen de rejoindre les îles Andaman, à plusieurs jours de Phuket… 

Un gendarme nous arrête, mais nous laisse repartir. Ça vaut bien quelques fromages italiens pour le souper. Au moment de rendre la bécane, quelque 700 km de plus au compteur. 

6 décembre: un karaoké pour offrir des cercueils aux pauvres

Moins de 13 jours pour rejoindre Delhi. Notre dernière chance: dégoter un bateau à moteur qui nous amènerait rapidement aux îles Andaman, où nous attend Edgar*, notre Hollandais. Sur Facebook, un ami de George nous indique qu’il nous y conduit volontiers… autour du 15 janvier. 

Melany* travaille pour une compagnie qui loue des grands voiliers à des personnes très riches. Dans un e-mail, elle nous dit qu’elle a exactement ce qu’il nous faut. Combien ça coûte? C’est le week-end, il faudra attendre lundi. 

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Arrivée à Ranong. Peu de touristes. Où les chalutiers déchargent, les pêcheurs nous prennent pour des zinzins. Des zinzins dont les habits sentent désormais la salamandre qui rentre de soirée. 

Marché de nuit. Un karaoké de rue bien chrétien lève des fonds pour offrir des… cercueils aux pauvres. Pourquoi leur donner à bouffer quand on peut juste attendre qu’ils crèvent?

7 décembre: sur un cargo birman

Contrairement à Phuket, tout est accessible ici. On nous invite même à monter sur un petit cargo, pavillon du Myanmar. Photoshoot avec le capitaine. Quelques mots de birman sur mon iPhone 13. Retour sur terre. 

Au moment des adieux, une question: «Vous êtes amis ou en couple?» Je n’aurais sûrement pas osé dire la vérité en Russie ou au Tadjikistan… Notre «en couple» génère un sourire et un «cool». Joli cadeau pour nos quatre ans de relation. 

9 décembre: 15’000 dollars s’il vous plait

Sur l’île de Kho Phayam depuis hier. C’est lundi. Alors combien pour ce fameux drakkar «parfait pour nous amener aux îles Andaman» en cinq jours? Seulement 15’000 dollars!

Photo: Dimitri Nassisi

Billets d’avion. Le vol le plus court possible: Phuket-Kolkata, moins de 2000 kilomètres. Nos efforts n’auront pas payé.

13 décembre: coup de poignard

Jour d’aéroport. Notification WhatsApp. Vendredi 13 décembre à 9h26, heure de Phuket. Gianfranco nous propose de nous emmener dans les semaines à venir. Trop tard.

22 février: José Mourinho

Deux mois que nous sommes au pays de Gandhi. «Oh punaise! On vient de trouver un bateau pour le Sri Lanka! Ils partent demain matin, on a dit oui.» Ce couple français avait sollicité mes conseils pour dénicher une embarcation à Phuket. Défi relevé en moins de trois jours. José Mourinho aussi a été mauvais joueur avant de devenir le meilleur entraîneur du monde. Et plus arrogant. 

*Nom d’emprunt

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