À 200 mètres droit devant, des gratte-ciel dégoulinant de LED multicolores, un Starbucks et le logo d’Apple – la Chine est capitaliste. À 20 mètres à droite, un couple croque son fruit interdit dans la nuit mouillée: de la viande de chien – la Chine reste la Chine.
Une rue entière, peuplée ce lundi, dédiée à ça: un restaurant spécialisé tous les deux mètres. Look de bistrot populaire chinois: un trou dans le mur, une cuisine ouverte, un menu en mandarin et des images sur panneaux souvent rétroéclairés pour aider les touristes. Ici, une photo de berger allemand, langue pendue, plutôt vivant, tout droit sorti d’un feuilleton allemand des années 90.
Journaliste à Blick durant trois ans, Amit Juillard a quitté son poste pour se lancer un nouveau défi: rejoindre l’Inde sans prendre l’avion, puis s’y installer pour — inch’allah — y écrire des histoires. De temps en temps, il vous racontera un bout de ce voyage exceptionnel sur notre site.
Journaliste à Blick durant trois ans, Amit Juillard a quitté son poste pour se lancer un nouveau défi: rejoindre l’Inde sans prendre l’avion, puis s’y installer pour — inch’allah — y écrire des histoires. De temps en temps, il vous racontera un bout de ce voyage exceptionnel sur notre site.
On reconnaît facilement une patte de Rex rôtie à ses coussinets. Derrière le présentoir, le chef cuisinier nous demande d’approcher. Sourire taquin à la mâchoire, hachoir à la main. Dimitri, mon partenaire de crime, renonce. J’hésite…
Manger du chien: 33% d’avis favorables
Cette scène s’est déroulée le 21 octobre, à Kunming, minuscule cité chinoise de 6 millions d’âmes, capitale du Yunnan, à la frontière avec le Laos. Ce soir-là, notre dernier en Chine, j’avais sondé ma communauté sur Instagram: devrais-je me lancer ou non? Seuls 33% d’avis favorables.
Depuis le début de ce voyage entre la Suisse, la Thaïlande et l’Inde sans avion, deux sujets passionnent fortement mes fidèles followers: où je passe mes nuits et ce que j’avale. On a le public qu’on mérite.
Après la viande hachée contaminée de Gaziantep, les patates à l’huile de coton sous une tente avec des bergers tadjiks et le lait de chameau non pasteurisé kazakh (jamais dégusté), franchir la frontière chinoise signifiait pouvoir enfin engloutir de délicieux raviolis, des nouilles marinées, du tofu soyeux à la sichuanaise, du canard laqué et des légumes. Mais pas seulement! Puisque je ne suis pas moins débile qu’un finaliste de «Pékin Express», je me suis fixé une règle: goûter tous les plats surprenants que je croiserais. Il y en a eu beaucoup: demandez le menu! Commençons par le début.
Pattes de canard de supermarché
Je les avais remarquées le 8 octobre sur une aire d’autoroute pendant le trajet en bus de nuit entre Almaty, au Kazakhstan, et Ürümqi, capitale du génocide ouïghour, voyage de plus de 20 heures rythmé par un ensemble de vidéos TikTok et des raclements de gorge intermittents et permanents à la fois. J’avais remarqué ces pattes de canard dans de beaux emballages industriels, sur une aire d’autoroute chinoise.
Ce 12 octobre, elles réapparaissent dans un supermarché très propret de Pékin. Sur internet, il est expliqué qu’il faut briser chaque phalange avec les dents, défaire ce qu’il y a autour en bouche et se débarrasser de l’os ensuite. Règle de base dans ce pays: quand ça paraît compliqué, ça l’est.
La marinade est fumée et sucrée, la texture gluante et élastique. Pas pour moi.
J’avais aussi acheté d’autres snacks industriels: un œuf cuit dur pelé baigné dans un liquide jaune orangé saveur pain d’épices (ou curry, il y a débat). Cuisson «mollet», pas mauvais. Au contraire de ce fromage liquide ultra-sucré destiné à être bu.
Brochette de frelons asiatiques
Même jour, dans le quartier ultra-stylé de Sanlitun. Amélie Nothomb y a passé une partie de son enfance, me souffle Wikipédia, il y a une boîte gay, me souffle personne, des coupes mulet et des bombers avec des nounours en peluche agrippés dessus. Mais oui, je suis d’accord, c’est quand qu’on mange?
L’heure de notre premier hot pot. Une fondue chinoise sans les sauces à la mayo. Un peu sec pour moi. À la carte, il y a aussi des brochettes.
De poulet. Ou de frelons asiatiques. Belles pièces, quand même: 3-4 centimètres. Bien grillés, voire frits, salés, pimentés. Croustillants. Seul le train est un peu juteux. Voilà, j’espère que vous n’étiez pas venu ici pour une vraie critique culinaire, je n’ai pas de palais (d’été, visité cet après-midi, en arrivant de Xi’an).
Salade de méduse
ChatGPT est un ami fidèle et fiable. Photographiez une carte, il vous dira ce que vous vous apprêtez à manger. En l'occurrence, une salade de méduse. Pas de goût, texture un peu gluante, ça pourrait ressembler à des oreilles de Judas, avec un côté cartilagineux par endroits. Sauce très vinaigrée, noire, avec des tomates, des poivrons, des concombres, beaucoup d’ail, de la coriandre. Je viens de finir mon assiette.
Soupe de tortue
En réalité, les plats hors du commun pour mes papilles de bon Neuchâtelois ne courent pas les cartes. Beaucoup de marchés de nuit ont été fermés par les autorités. Il a fallu attendre quatre jours pour qu’une nouvelle opportunité se présente.
Les clichés sur la gastronomie chinoise ont la peau dur. Cette tortue, en revanche, a la carapace molle. Plat de fête, soi-disant aphrodisiaque, le plus cher de la carte: 238 yuans, l’équivalent de 29 francs, sachant qu’on mange facilement pour moins de 5 francs par personne.
Avant de commander, je vérifie que la bestiole n’est pas menacée d’extinction. Je stresse. Je ressens de la tristesse, même. Dieu sait dans quelles conditions elles sont élevées, puis zigouillées.
Pourquoi ne pas se soucier du bien-être animal en Suisse?
Mais pourquoi faut-il que je vienne jusqu’ici pour soudain me soucier du bien-être animal? Aux dernières nouvelles, les abattoirs en Suisse ne sont pas forcément moins cruels que les autres, et je ne pleure pas devant un rack d’agneau!
Au-delà de toute question philosophique, la viande de Trionychidae, c’est mauvais. La sauce jaune sauve les meubles. La carapace est gluante, le reste est filandreux et les os trop nombreux. La propriétaire de notre hôtel dégueulasse — le seul à ne pas offrir un excellent service doublé d’une infrastructure confortable à petit prix lors de notre passage en Chine sous la pluie — est ravie de recevoir nos restes.
Langue de yak
Mon amour pour la langue de bœuf n’a aucune limite. Alors quand un restaurant tibétain de Chengdu – capitale du Sichuan, sud-ouest – la sert en salade, je fonds. Enduite d’une huile – d’arachide? – pimentée avec des oignons nouveaux: une tuerie. Voilà pour l’entrée.
Sur la route comme à la maison, en bon petit woke, je défends avant tout la diversité. Le plat principal sera donc une langue de yak, servie avec de la poudre de piment et une sauce piquante. C’est tendre, mais quid de ma sauce aux câpres?!
Tête de lapin
Après la tortue, le lapin. Comme quoi, courir ou partir à point, faites ce que vous voulez. Je vous laisse avec mon «Lonely Planet», interdit en Chine parce que tout est vrai: «On dit que [les Chinoises et Chinois] prennent l’avion pour venir manger de la tête de lapin (兔头, tùtóu) à Chengdu et ce restaurant la cuisine mieux que la plupart des autres. Commandez à la pièce: un peu piquant (五香, wǔxiāng) ou assez piquant (麻辣, málà). Il vous faudra lui ouvrir la mâchoire pour fendre son crâne en deux. Ne ratez pas les meilleurs bouts, au fond de la cavité crânienne!»
Je me suis gentiment planté les incisives dans la joue, sans gravité. Honnêtement, c’était un délice. La langue aussi, tiens. J’ai recommandé le plat à Louise, une amie backpackeuse française rencontrée à Tbilissi. Elle m’a répondu: je ne suis pas médecin-légiste.
Vers à bambou
21 octobre. Dernier soir avant de descendre au Laos. Ce restaurant de Kunming sert de la cuisine dai, minorité ethnique. Sur la carte des vers à bambou sautés, bourrés de protéines. En bouche, c’est charnu. Un site spécialisé (le lobby des insectes existe) me souffle que leur goût oscille entre le maïs et le fromage. Sans doute.
Œufs de cent ans
Au même endroit, des œufs de cent ans. Des œufs crus, généralement conservés dans un mélange de boue riche en chaux, de riz paddy, de cendre, de sel et de feuilles de thé pendant plusieurs semaines ou mois. Servis avec des carottes, des oignons crus et une sauce au piment. Je m’attendais à une odeur ignoble, mais pas du tout. Le jaune est vert foncé, crémeux. Le blanc est brun-noir, transparent. Succulent, mais un goût doux-amer finit par écœurer.
Viande de chien
En taxi, à vélo: durant ces 15 jours en Chine – durée limite d’un séjour sans visa, jamais nous ne sommes tombés sur un restaurant servant de la viande de chien. Ce dernier soir, la question continue de me hanter: serais-je capable d’en manger?
En 2020, la Chine a exclu les chiens de la liste des animaux comestibles, mais la pratique – très controversée au sein de l’Empire du Milieu aussi, 65% de la population n’en a jamais mangé – suit pourtant son cours. Particulièrement dans le sud, par exemple à Kunming, où nous nous trouvons.
J’ai cherché comment écrire «viande de chien» en caractère chinois (狗肉, gǒu ròu). Et j’ai lancé une recherche dans la Google Maps local.
Je me lance
Arrivée dans la fameuse rue. Angoisse. Je décide de m’approcher du chef cuisinier, qui me fait signe. Il coupe une fine lamelle, me la tend.
Je me lance. Après tout, le dégoût est en partie culturel. Chez nous, on ripaille du cheval ou du lapin, également des animaux domestiques, voire familiers. Alors pourquoi pas du chien?
Dans le stress, j’oublie de savourer. On dirait du porc, avec ce côté gras. Selon la croyance locale, cette viande aide à réguler la température corporelle. Je transpire. Est-ce que je veux en commander un plat entier? Sans façon. Une bouteille d’eau, volontiers, Monsieur.
Avant de crier bêtement à la barbarie, sachez que l’abattage et la consommation de chiens sont autorisés en Suisse, dans un contexte privé. Les cas sont semblent-ils isolés, mais votre voisine en mijote peut-être pour Noël, entre le bœuf et l’âne gris.