Rejoindre l'Inde sans avion
Comment j’ai financé la guerre de Poutine

En route pour l’Inde sans avion, le journaliste Amit Juillard a dû passer par la Russie et dépenser l’équivalent d’un rein européen sur le marché birman. Ou l’inverse. Et ça, c’était avant d’être cuisiné par un agent du FSB (ex-KGB). Le journaliste, pas le rognon.
Publié: 20.09.2024 à 14:20 heures
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Dernière mise à jour: 23.09.2024 à 09:27 heures
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Amit JuillardJournaliste Blick
Pause-café dans un restoroute du Daghestan.
Photo: Dimitri Nassisi

Je l’ai vu passer dans le couloir avec sa chemise à manches courtes, son air de jeune premier. Les forums nous avaient avertis: un gars du FSB (ex-KGB) pourrait bien nous passer sur le grill dans ce train entre la Russie et le Kazakhstan. Il entre dans notre cabine. Il ne faut pas qu’il sache que je suis journaliste. 

Je me suis fait mille films, j’ai sérieusement peur de finir en taule (j’ai le courage d’un chihuahua) ce soir du 3 septembre. Fin du teasing, vous êtes maintenant obligés de me lire jusqu’à la fin. 

Notre périple à travers l’Ossétie, la Tchétchénie et le Daghestan commence à Tbilissi, le 15 août, avec les démarches pour le visa de transit. Petit conseil de baroudeur en passant: pour se faciliter la vie, il est très important de déposer sa demande dans la capitale d’un pays ennemi (c’est plus cher et plus lent).

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Finir pendus à Téhéran ou dans un camp de concentration?

Pour obtenir un laissez-passer de 72 heures (fenêtre maximum), il faut entre autres prouver l’achat de tous les billets de bus et de train alors que les cartes de crédit occidentales sont bloquées sur les sites russes. Pratique. Montant total dépensé dans le cadre de cette procédure: près de 330 francs par personne! Ça ne rembourse pas un missile tueur d’enfants, mais tout de même.

Qui est Amit Juillard?

Journaliste à Blick durant trois ans, Amit Juillard a quitté son poste pour se lancer un nouveau défi: rejoindre l’Inde sans prendre l’avion, puis s’y installer pour — inch’allah — y écrire des histoires. De temps en temps, il vous racontera un bout de ce voyage exceptionnel sur notre site. 

Journaliste à Blick durant trois ans, Amit Juillard a quitté son poste pour se lancer un nouveau défi: rejoindre l’Inde sans prendre l’avion, puis s’y installer pour — inch’allah — y écrire des histoires. De temps en temps, il vous racontera un bout de ce voyage exceptionnel sur notre site. 

Oui, parfaitement, lors ce voyage vers la Thaïlande et l’Inde sans prendre l’avion, nous nous — je partage mes salles de bains senteur marécage avec mon boyfriend Dimitri — évertuons à rendre plus riches des États totalitaires. Et nous avons un certain talent pour ça. 

Comme tous les grands champions, nous avons jusqu’ici pu compter sur la chance et sur un terrain favorable. Notre itinéraire s’explique assez simplement. La traversée de l’Azerbaïdjan dictatorial étant impossible, il nous restait deux options pour contourner la Caspienne après avoir rencontré les gendarmes d’Erdogan en terres kurdes (lire ma dernière chronique). Finir pendus à Téhéran ou dans un camp de concentration en Tchétchénie. 

Vous pensez que je suis dramatique? Vous ne m’avez jamais vu faire du chantage au suicide parce que je dois manger un cake au citron trop sec (pas la peine d’en débattre, ils le sont tous, désolé pour toutes les mamans du monde).

Claquer un salaire annuel tadjik

La demande de visa déposée, il reste à attendre. Et à investir dans la résistance. C’est-à-dire claquer un salaire annuel tadjik dans les bars queers et au Bassiani, club libertaire à la berlinoise (entrée au faciès), mondialement réputé pour sa techno (moins pour sa backroom libertine), dont les toilettes sont très fréquentées. Une boîte de nuit sous le stade de foot, épicentre de la lutte contre le gouvernement national actuel, pro-Moscou et anti-LGBTQIA+. 

Ici, les murs de chaque rue chantent «Russia kills» et marient les drapeaux géorgien, ukrainien et européen. Pour se dire bonjour ou trinquer, on se souhaite la victoire (გამარჯობა ou გაუმარჯოს). Au restaurant, le badge de la serveuse annonce un prénom tout aussi pacifique: Nato («OTAN», en anglais).

La frontière russe est là

Deux semaines passent. Nouveaux liens d'amitié. Notamment avec cette jeune femme trans, lesbienne et russe, qui a survécu à un camp de conversion sibérien destiné à changer son identité de genre. Le soir avant notre départ, une autre exilée — physique de lutteuse, asociale autoproclamée, rire contagieux — nous balance: «Vous les riches n’avez tellement pas de problème que vous allez parcourir le Caucase, la Tchétchénie et le Daghestan en bus!» BIM! Prends ça et va exhiber tes Nike à 200 balles ailleurs.

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Je souffre. L’angoisse est là. La frontière russe aussi. Le douanier n’a pas de questions. Une jeune russe était prête à jouer les traductrices. Elle me laisse son numéro en nous quittant à Vladikavkaz, au cas où on aurait besoin d’aide. Je souffle. Entre le Luna Park et la mosquée, une vie paisible. Pas perturbée par ce panneau à la gloire de l’armée russe. Les terrasses des restos sont pleines, les assiettes aussi. Il y a de quoi s’étouffer avec les sanctions. 

On lâche environ 10 à 15 francs — en cash, évidemment — par personne pour grailler. McDo est parti, pas son plus grand concurrent, Бургер Кинг. WhatsApp fonctionne. Tout le monde contourne le blocage d’Insta. Sauf nous. Bras cassés. 

Pride de Grozny à Martigny

La nuit file. Le matin vient. La Tchétchénie défile. Des sites militaires. Des portraits du dictateur barbu Ramzan Kadyrov. Des conduites de gaz jaunes serpents enjambent portails des maisons et rues perpendiculaires. Le chauffeur du minibus écoute très clairement de la musique trop rapide. (Depuis juin, toute musique «trop lente ou trop rapide» y est interdite. Si vous aviez besoin de comprendre pourquoi la pride romande a eu lieu à Martigny et pas à Grozny en juillet, de rien.)

Pause dans un restoroute du Daghestan. Elle parle anglais. Lui travaille sur des cargos russes en mer Noire: «Nous vendons de l’avoine aux Turcs qui vous le revendent pour trois fois le prix». Ce soir du 2 septembre, le couple nous invite dans un restaurant chic d’Astrakhan et à faire la différence entre leur gouvernement et la population. Elle nous dit la difficulté de vivre cette guerre «fratricide» et de choisir un camp quand on connaît des gars des deux côtés du front. «D’habitude, ce parc est plus lumineux, mais on craint les drones ukrainiens.» Ces derniers temps, plusieurs auraient été interceptés dans la région, selon les canaux officiels. Pardon maman.

En fin d'après-midi à l'hostel, un soldat russe apparemment encore en activité – la cinquantaine, gras, l'inverse d'accueillant, fière plaque militaire autour du cou – nous avait donné son avis sur la France, dans une langue hybride: «Macron pédéraste, Lara Fabian *pouce levé*.»

Je me fais griller par un agent

Soir du 3 septembre. Les futurs mariés nous accompagnent jusque sur le quai de gare. Nous ne le savons pas encore, mais leur confiture maison et verres à shot nous seront utiles plus tard. Une boîte de 50 g de caviar nous a coûté une quinzaine de francs. Je vous laisse avec cette question «bien-être animal»: vaut-il mieux manger des œufs volés sur une femelle morte ou vivante? Ne réfléchissez pas trop longtemps, l’option «vivante» est moins chère. 

De toute façon, en approchant du poste-frontière russe, je ne suis pas sûr de pouvoir le garder dans mon estomac. Un douanier entre dans notre cabine-couchette. «Vos réponses à ce questionnaire n’influenceront pas la procédure de sortie du territoire.» Lol. «Que pensez-vous de l’opération militaire spéciale en Ukraine?» Pas d’opinion. Je suis tout de suite moins woke quand il s’agit d’être vraiment courageux. 

Un peu plus tard, le moment que vous attendiez. Le très jeune agent en civil vient s’asseoir à nos côtés. Sympathique, souriant, gentil, blond, un peu geek. Ça sent vraiment les services de renseignement à plein nez. La «discussion» commence. J’esquive ses questions, mens par omission: il ne faut pas qu’il apprenne que je suis journaliste. 

«Ah! Vous êtes journaliste?!» Après avoir très maladroitement esquivé plusieurs fois sa question «que faisiez-vous en Suisse», je viens de lui tendre ma carte de citoyen indien de l’étranger en oubliant qu’il est écrit sur la dernière page: «JOURNALIST». Grand pro de l’investigation que je suis, c’est déjà la deuxième fois que je me fais griller.

«Vous pouvez déverrouiller votre téléphone?»

«Pouvez-vous déverrouiller votre téléphone?» Il tape le numéro 380 (indicatif ukrainien) dans mon répertoire, que j’avais nettoyé, parcourt mes photos, que j’avais triées — je suis maladroit mais pas suicidaire. Il me cuisine, j’ai du mal à déglutir (#cakeaucitron). Il prend des notes et son temps. Ai-je des contacts dans l’armée et la police? L’interminable s’achève. Au tour de Dimitri, qu’il félicitera pour ses talents de photographe. 

Le niveau de sécurité est tout aussi haut dans la gare kazakhe d’Atyraou, à 6h30 du matin. La femme responsable de scanner les bagages aux rayons X pionce lourdement devant son écran. La gardienne du local à valises aussi. 

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Sur un montant d’environ 1600 francs par personne dépensés entre mi-août et mi-septembre (hors LAMal…), près de 400 francs par personne ont été consacrés à ces 72 heures en Russie — 25%. Mais j’ai appris de mes erreurs: à Samarcande, en Ouzbékistan (encore une immense démocratie), je dis que je suis journaliste. Ça m’évite de devoir payer pour les visites.

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