On me prend souvent pour une femme et on me pose tous les jours plein de questions du genre «pourquoi es-tu si beau?», «ton immense intelligence est-elle vraiment le fruit d’un travail acharné?» ou encore «comment fais-tu pour ne pas prendre la grosse tête et rester si humble?» Mais jamais, on ne m’avait demandé si j’étais Chinois. Même pas Claude-Inga Barbey.
C’était à la gare routière de Diyarbakir, capitale du Kurdistan turc. Ce samedi 10 août, on ne le sait pas encore, mais on subira encore trois contrôles d’identité supplémentaires. Ce qu’on ne sait pas non plus, c’est comment rejoindre Trabzon, au bord de la mer Noire, puis la Géorgie. (L’usage du «on» ici n’est pas un hommage au pote de Jean-Marie Le Pen mort le 18 août. Il sert à souligner que ce voyage est «contre-nature»: mon boyfriend Dimitri partage mes toilettes dans les bons comme les mauvais jours — ne mangez pas de viande hachée à Gaziantep, préférez les baklavas.)
Google Maps, Rome2Rio et l’anglais ne servent (presque) à rien dans cette région reculée, à deux pas de la Syrie. Résultat, on fait comme dans les 70’s, on demande de l’aide avec les deux mots et demi de turc et de kurde appris sur le chemin et on s’invente des itinéraires. Ce qu’on ne fait pas comme dans les 70’s, c’est qu’on se lave (coucou papa routard #vanlife #1978).
Journaliste à Blick durant trois ans, Amit Juillard a quitté son poste pour se lancer un nouveau défi: rejoindre l’Inde sans prendre l’avion, puis s’y installer pour — inch’allah — y écrire des histoires. De temps en temps, il vous racontera un bout de ce voyage exceptionnel sur notre site.
Journaliste à Blick durant trois ans, Amit Juillard a quitté son poste pour se lancer un nouveau défi: rejoindre l’Inde sans prendre l’avion, puis s’y installer pour — inch’allah — y écrire des histoires. De temps en temps, il vous racontera un bout de ce voyage exceptionnel sur notre site.
Militaire en panique
Ce matin-là, avant d’arriver à Diyarbakir, on quitte la vieille-ville Mardin (un vrai bijou mésopotamien) et ses 44,7 degrés affichés dans le bus. Premier checkpoint militaire: un grand treillis, armé jusqu’aux dents, monte dans le car. Comme d’habitude, depuis qu’on a quitté Istanbul (et ma démarche à la Joe Biden) il y a deux semaines, il n’y a pas d’autres étrangers à bord (ou à moins de 800 kilomètres, à vue de nez).
L’agent de la «jandarma» prend nos passeports suisses. Beaux, rouges, neufs. Avec une croix blanche et le nom de notre pays inscrit en quatre langues, dont l’anglais. Il les tourne dans tous les sens. Les approche de ses yeux. Les observe encore. Fait une moue. Ça se voit, il va nous adresser la parole. Peut-être veut-il fouiller nos sacs? Nous demander ce qu’on fout là? Où on va? Non…
«Where are you from??» Le mec a nos papiers d’identité dans les mains et nous demande d’où on vient. Je lui dis «Switzerland». Il cligne des yeux. Un fusible semble avoir sauté. Error 404. Je crois qu’il faut l’éteindre et le rallumer. Il abandonne trop d’efforts à fournir. Laissez-passer. Il nous rend nos précieux, il ne saura jamais d’où on vient, on ne sera qu’un reflet dans le rétro de son X-5 (je fais semblant de connaître les paroles de ce son de La Fouine alors que j’ai juste fait une recherche Google avec les mots-clefs «d’où on vient + chanson»).
Deux pékins cherchent billet pour Trabzon
Fin du premier trajet du périple. Grâce à un inconnu désintéressé, on trouve un comptoir et deux billets de bus pour Trabzon. L’employé a besoin de nos passeports pour nous enregistrer. Dans ses yeux, le même vide. Le «CHE» inscrit à l’intérieur ne l’aide pas. «Where are you from? China?»
Cette question, «where are you from», on nous l’a posée 2 milliards de fois — au moins — en quinze jours. J’ai pas fait droit à l’uni, mais obliger quelqu’un à répéter «Suisse» en turc à longueur de journée tombe forcément sous le coup de la convention de l’ONU contre la torture. «Isviçre» se prononce «i-ssvi-tchré» (le R se roule). Vous faites moins les mariols, hein?
Notre réponse à la question — aussi récurrente que les verres de thé et les parties de Rummikub — ouvre trois voies possibles. La première est sans issue puisqu’elle consiste en un seul «good». La deuxième nous mène vers des discussions sur les séries suédoises produites par Netflix. La dernière se traduit par un froncement de sourcils qui disparaît aussitôt que je dis que ma mère n’est pas Heidi puisqu’elle est Indienne.
Le sombre revers de la médaille
Sur notre route, nous avons peut-être croisé six autres Occidentales et Occidentaux. Et être les seules personnes en short dans la région, trace là aussi trois chemins. D’abord, le plus fréquent et le plus agréable: on nous tend la main sans rien attendre en retour. Impressionnant. J’ai l’habitude de traîner mes tongs en Inde. Là-bas, quand un mec te propose son aide à l’arrêt de bus, c’est qu’il veut te prendre un rein. Au Kurdistan, rien. Il te paie même ton ticket.
La voie du milieu consiste à vouloir nous convertir à l’islam, puisqu’on est athées. Enfin, à nous inviter à nous informer nous-mêmes sur l’islam. De manière tout à fait bienveillante. Pas super rassurant au moment précis où le barbier est en train de passer sa lame sur notre carotide en écoutant Recep Tayyip Erdogan expliquer pourquoi il a banni Instagram.
Et puis, il y a le sombre revers de la médaille. Le passeport suisse n’est malheureusement pas un bouclier contre la connerie des réactionnaires et du conservatisme — cette place est déjà prise par toutes les multinationales qui arborent un logo arc-en-ciel pendant le mois de juin.
A Urfa, lieu de naissance d’Abraham selon la tradition islamique, Dimitri s’est fait hurler dessus dans la rue parce qu’il… avait la bouche ouverte. A Mardin et ailleurs, des vieux lui ont glissé des remarques à cause de… ses piercings. En mode, «t’es une femme», ou «c’est pour les femmes», tout en mimant une ablation du pénis. Encore des fans d’Harry Potter!
Dans la même zone, mon père et ses deux potes (#vanlife #1978) avaient vu leur bus Fiat bleu se faire caillasser, ses pneus dégonflés, un rétro dérobé. Un pompiste leur avait aussi mis du sucre dans le réservoir. Un berger leur avait payé un paquet de clopes avec un mouvement de charge. Souvent, ils avaient dû dormir dans les cours des gendarmeries.
Nos passeports en mains russes
La Turquie en août 2024, c’est tout ça. Et plus encore. Par exemple, ce chauffeur de trolley dodu — sosie parfait du bonhomme Pringles — tout sourire et fier de pouvoir se revendiquer des Loups gris néofascistes. Ou ses jeunes nationalistes kurdes qui ont ouvert un bar à vin sur un toit. Mais aussi ce jeune réfugié syrien qui regarde «Skins», aurait bien voulu voir des vidéos de la cérémonie d’ouverture des JO, censurées parce que trop arc-en-ciel, mais met fin à la conversation au moment d’aller prier. Ou ce «j’en ai rien à foutre, tous les hommes qui prient sont des imposteurs» craché par un vendeur de billets de dolmuş dans notre Google Translate. Et à Istanbul, des clubs queer alternatifs.
A la frontière géorgienne le lendemain — 900 kilomètres, 14 heures de voyage dans trois bus et une nuit à l’hôtel plus tard, la douanière sort sa loupe pour observer, de longues minutes durant et centimètre par centimètre, ce passeport suisse ultra technologique. Ce 22 août, il est toujours entre les mains des autorités russes à Tbilissi. Examen de notre demande de visa de transit. Laissez-passer? Пожалуйста?