Mercredi 10 janvier, 19h06: dans ma boîte mail, je reçois mon premier «Chère Madame, […]» de 2024. L’an nouveau est déjà vieux de 235 heures et 360 secondes. Je n’aurais pas pensé devoir attendre aussi longtemps pour être genré au féminin — alors que je suis un homme cisgenre.
C’est devenu une blague récurrente, presque rassurante, au sein de la rédaction de Blick. Un soupir de soulagement régulier et partagé, regards perdus vers l’horizon.
Dans la chronique d’un monde chamboulé et instable, il y a des choses qui ne changent pas. Ouf. Semaine après semaine, je reçois des courriers (électroniques ou dans une enveloppe) adressés à Madame Amit Juillard — devenu l’un de mes surnoms au fil du temps.
«Tu ne t’appelles quand même pas Amita!»
C’est tellement fréquent qu’une tirelire artisanale avait été créée dans nos locaux. À chaque irruption de cette femme dans nos quotidiens, on jetait quelques centimes dedans. La tradition a fini par mourir sans avoir vraiment pu vivre.
Mais les questions ont survécu et subsistent. Heureusement, puisque c’est notre métier, les questions. Pourquoi les cerveaux d’une bonne partie de mes correspondantes et correspondants francophones s’autorisent-ils à penser que je suis une femme (avant de m’avoir au téléphone)? Quels mécanismes sociaux, culturels ou linguistiques sont à l’œuvre?
Au bureau, les collègues sont perplexes. «Tu ne t’appelles quand même pas Amita!» Non, c’est vrai. Et dans le doute, il n’est pas très difficile de me trouver sur Google. Une énigme. Le point de départ d’une grande enquête.
Mes tortionnaires
Je dois commencer par vous parler de mon prénom. Il est indien, comme ma mère. En hindi, Amit veut dire «infini» ou «sans limites». C’est aussi l’un des 108 prénoms de Ganesh, divinité hindouiste à la tête d’éléphant. Et celui de l’un des bouddhas (Amitabha). Sauf que moi, quand j’essaie de m’asseoir en tailleur, ben je ne m’assois pas en tailleur.
Amit est aussi l’un des prénoms masculins les plus populaires dans la communauté juive d’Israël. En hébreu, il signifie «ami». Il apparaît dans la Torah: Amittai est le père de Jonas. Malgré cette origine qui sent la testostérone, le prénom Amit est parfois aussi donné à des fillettes, note Wikipédia.
Mais voilà, mes tortionnaires ne prennent visiblement pas le temps de faire une recherche Google. Pour percer le mystère, je dois faire appel à des spécialistes. Je lance plusieurs hameçons. D’abord un refus pour cause de maladie.
Première piste
Puis, le 3 décembre, une première réponse détaillée. Le texte de Marie-José Béguelin commence bien. C’est-à-dire par un «Cher Monsieur, […]». La professeure émérite de linguistique française de l’Université de Neuchâtel (UNINE) juge le phénomène «Madame Juillard» «curieux».
Première piste: «Peut-être faudrait-il voir […] s’il existerait, parmi les prénoms un peu exotiques comme le vôtre, certains quasi-homophones qui seraient spécifiquement féminins?» La réponse est oui. Après m’avoir donné du «chère Madame», une avocate lausannoise m’a expliqué le 4 décembre qu’une de ses connaissances féminines s’appelait Ami — prénom féminin populaire au Japon et en Israël, mais aussi en Inde et en Iran.
Une hypothèse et une confidence
Dans son mail, Marie-José Béguelin pose une seconde hypothèse. «Il faudrait voir aussi si c’est véritablement votre prénom qui déclenche le phénomène, ou si cela vient — au moins occasionnellement — d’autre chose (par exemple, si l’auteur-e du message a des raisons de penser, en vertu de stéréotypes sociaux ambiants, qu’il s’adresse, en vous écrivant, plutôt à une femme qu’à un homme).»
Là aussi, l’universitaire retraitée voit juste. Un jour, une interlocutrice m’a en effet expliqué être partie du principe que j’étais une femme puisque je rédigeais un article sur un sujet perçu comme féminin, peut-être sur l’endométriose.
Marie-José Béguelin me glisse aussi une confidence. «D’abord, du fait que mon prénom s’écrit sans 'e' à la fin, mais aussi sans doute parce qu’au début de ma carrière, les femmes étaient peu nombreuses parmi les profs d’université (environ 5% à l’époque), j’ai reçu de très nombreux messages qui s’adressaient à moi sous la forme: 'Monsieur' ou 'Cher collègue'. Cela me permet de comprendre votre ressenti.»
Dites «A»
Elle me conseille de contacter deux autres de ses consœurs, qui auront d’autres éléments à verser au dossier. C’est le cas de Marinette Matthey, professeure émérite de l’Université de Grenoble.
La sociolinguiste chaux-de-fonnière pointe d’abord la nature épicène du prénom Amit, qui peut s’écrire Amith ou Amite — orthographes évidemment outrancières, mais ma foi possibles. «Maintenant, allons sur le terrain instable des connotations symboliques des sons, poursuit-elle, dans un e-mail. Il se peut que le 'A' oriente vers le féminin. Il se peut aussi que Amit fasse penser à Edith, et que, par analogie, on l’associe au féminin.»
Une étude française de 2020 va dans le même. En langage scientifique, ça donne: «Les prénoms masculins exhibent plus fréquemment des voyelles de basses fréquences (e.g. /o/) tandis que les prénoms féminins attestent plus souvent des voyelles de hautes fréquences (e.g. /i/).»
Les quatre fonctions d’un prénom
Autrice du livre «Donner la vie, choisir un nom», Tania Zittoun propose de prendre le problème à l’envers et d’aller directement à la source. «Le prénom que nos parents nous donnent remplit souvent quatre fonctions symboliques à leurs yeux», m’explique cette professeure de psychologie à l’UNINE.
La première: marquer l’appartenance et l’ancrage familial — avec un prénom italien, espagnol, selon les origines, par exemple. «Ensuite, le prénom choisi peut désigner un univers symbolique: un prénom tiré d’une chanson de Renaud parce que le couple s’est embrassé pour la première fois lors de l’un de ses concerts ou un prénom originaire d’un pays que le duo rêve de visiter.»
Les projets des pères et des mères pour leur bébé jouent aussi un rôle. «Si les parents voient leur nouveau-né être à la tête d’une entreprise, alors il faut que son prénom puisse coller à cette éventuelle future fonction», développe Tania Zittoun, qui s’est appuyée sur de nombreux témoignages pour réaliser son étude. Et puis, il y a «l’esthétique», la poésie: le prénom est-il «rond», «coloré», les initiales sont-elles jolies?
Le tiroir féminin
Résultat, par effet miroir, lorsqu’un prénom nous est inconnu, on va se poser toutes ces questions: ça vient d’où? Ça veut dire quoi? Comment ça sonne? Est-ce que c’est doux? Et les gens, qui n’ont pas le temps de faire des recherches ou font preuve de paresse, vont agir par association.
Lorsqu’on ne connaît son origine ou des prénoms similaires, on se rabat sur l’univers sonore du vocable. Et dans l’esprit collectif francophone, ceux qui commencent par un «A» sont généralement rangés dans le tiroir féminin, au contraire de ceux débutant par une consonne, affirme Tania Zittoun.
Attendez avant de partir! En me baladant sur la Toile, je suis tombé sur la conclusion d’un texte scientifique étasunien de 1981: «Plus un prénom masculin est rare, plus sa connotation féminine est accentuée et inversement.»
Je vous laisse avec une certitude: je continuerai de recevoir des «Chère Madame, […]». Mon luxe désormais sera de savoir pourquoi.