C’est dans ses rôles de flic, inspecteur ou commissaire au tempérament sombre et déterminé, qu’Alain Delon a peut-être le plus incarné la France. Nous sommes dans les années 70, à l’apogée des «Trente glorieuses», ces trente ans de prospérité inégalée dont la crise pétrolière de 1974 va sonner le glas.
Les décennies précédentes ont vu Delon au sommet de son art, la plupart du temps en personnage prêt à tout pour s’imposer, par la politique, la séduction ou les armes. Alain Delon a été Rocco dans «Rocco et ses frères» (1960), puis Tancrède dans «Le Guépard» (1963) et Roger Sartet, le voleur de bijoux évadé du «Clan des Siciliens» (1969). L’ancien volontaire de l’armée d’Indochine, renvoyé en métropole en 1954 après quelques mois pour menus larcins et comportement inapproprié, est presque toujours du côté obscur de la force. Sa beauté est diabolique. Il n’incarne pas encore la France ordinaire dans laquelle il a pourtant grandi, au sud de la banlieue parisienne, avec une mère employée de pharmacie et un beau-père boucher-charcutier.
La France de l’honneur
La rupture intervient lorsque l’acteur commence à produire ses films, à lancer sa marque de vêtements et de parfum, bref, à cultiver son personnage d’icône. La personnalité d’Alain Delon ressort alors sans fard ou presque. «Borsalino», son film culte tourné aux côtés de Jean-Paul Belmondo, est le tournant qui le fait basculer de l’illégalité mafieuse de caïd marseillais au personnage de redresseur de torts, largement inspiré de l’inspecteur Harry, le flic américain californien joué par Clint Eastwood. Cette France-là, celle de l’honneur que l’on doit défendre contre les corrompus, les politiciens, les clientélismes en tout genre, mais aussi contre les bassesses inévitables de la société, est celle que Delon affectionne. L’acteur veut-il laver les soupçons nés de l’affaire Markovic, la sombre énigme jamais élucidée autour de la disparition de son homme de confiance et garde du corps Stevan Markovic, le 1er octobre 1968? Le pays est en pleine ébullition politique après la révolte étudiante parisienne de mai 1968. Le Général de Gaulle est une statue que les jeunes générations de Français veulent déboulonner. Or Alain Delon déteste le chaos. Et il choisit de se venger, par cinéma interposé.
L’instrument de sa vengeance politico-cinématographique sera celui qu’il a toujours maîtrisé à la perfection: la séduction. Alain Delon ne chercha jamais à s’en cacher. Sa réussite fut celle des femmes qui l’aimèrent, et ces femmes furent à la fois son moteur, son tremplin et le but de son existence. Un nom féminin se dégage, lorsqu’il s’agit de parler du rapport de l’acteur à la France: Mireille Darc (1938-2017). Ce couple-là devient, dans la vie comme à l’écran, le symbole d’un pays toujours rebelle, à la fois conservateur, surdoué et irrésistible. Alain Delon est un flic qui se bat contre l’argent sale de la politique dans «Mort d’un pourri». Il est, en 1979, un docteur risque-tout en zone de guerre, dans un pays qui pourrait se trouver en Afrique, dans le pré carré des ex-colonies hexagonales. Politiquement, l’acteur flirte avec Jean-Marie Le Pen et se sait aimé de François Mitterrand, ce ténébreux président socialiste dont il a fui l’impôt sur la fortune pour s’établir en Suisse.
Il joue du drapeau français
Alain Delon est rebelle. Il le restera. Il joue du drapeau français pour faire prospérer ses affaires à travers le monde, jusqu’au lointain Japon où il est idolâtré. Il est surdoué et il le sait. Il est beau à tomber, même lorsque la cinquantaine le rattrape et que Tancrède disparaît avec les premiers cheveux blancs. Delon devient le redresseur de torts de la France qui a peur de se voir aspirée par une mondialisation qu’elle ne contrôle plus. Alain Delon ne sera jamais un acteur global, mondial, capable de séduire autrement que dans un rôle de «French Lover». Il le sait depuis qu’il a échoué à Hollywood dans les années 60. Son univers mental est celui de «La piscine», le film qu’il tourne en 1969 sous la direction de Jacques Deray avec l’autre femme de sa vie que fut Romy Schneider. Le monde de la haute bourgeoisie dans lequel il évolue désormais est une société qui ne l’accepte qu’à la marge. Il le sait. Cette France est la sienne sans l’être vraiment.
Tombée de son piédestal
Alain Delon nous laisse en héritage le portrait d’une France tombée de son piédestal au seuil des années 80. Il régnait sur le monde d’hier, aux côtés de Jean Gabin, Lino Ventura ou Maurice Ronet. Dès lors que les paramètres changent, que les femmes s’émancipent (y compris dans ses bras), que les flics perdent leur marge de manœuvre sur le terrain face aux juges, et que la politique perd de sa grandeur, l’acteur parti de rien ressentira toujours le besoin de regarder derrière lui. Comme la France, il peine à s’imaginer un avenir. Delon est grincheux. Il se croit toujours imbattable. Il cultive son mythe, à l’écart des professionnels du cinéma.
Alain Delon était un homme seul qui tirait une fierté pas toujours bonne conseillère de cette solitude digne d’un samouraï. Une attitude obstinée et chevaleresque, assez fidèle à celle de cette France dont il était le visage et l'incarnation.