Rejoindre l'Inde sans avion
Collés-serrés sous une tente loin de toute civilisation: mon «Brokeback Mountain» tadjik

En route vers l’Inde sans avion, le journaliste Amit Juillard se fantasmait en Ella Maillart. Après sa nuit à 3000 mètres épaule contre épaule avec des bergers tadjiks, à 22 km de la prochaine route et de son compte Instagram, une certitude: il n’est pas Ella Maillart.
Publié: 17.10.2024 à 11:59 heures
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Dernière mise à jour: 19.10.2024 à 12:46 heures
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Amit Juillard et Dimitri Nassisi, au moment de leur arrivée dans le village de Margib.
Photo: Amit Juillard
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Amit JuillardJournaliste Blick

Je ne peux presque pas bouger. Je compte les moutons. Enfin, les chèvres. C’est la pleine lune, je les vois très bien d’où je suis. Quand une chèvre tousse ou s’étouffe, on croirait entendre un humain. 

Je suis sous la tente de trois bergers, maintenue par deux bouts de bois, à 3000 mètres d’altitude, dans les montagnes tadjikes. Dans le rien. Collés-serrés depuis 21h. Il doit être près de minuit ce 19 septembre. Épuisé, yeux grands ouverts. Pas faim, estomac peu rempli. 

Qui est Amit Juillard?

Journaliste à Blick durant trois ans, Amit Juillard a quitté son poste pour se lancer un nouveau défi: rejoindre l’Inde sans prendre l’avion, puis s’y installer pour — inch’allah — y écrire des histoires. De temps en temps, il vous racontera un bout de ce voyage exceptionnel sur notre site. 

Journaliste à Blick durant trois ans, Amit Juillard a quitté son poste pour se lancer un nouveau défi: rejoindre l’Inde sans prendre l’avion, puis s’y installer pour — inch’allah — y écrire des histoires. De temps en temps, il vous racontera un bout de ce voyage exceptionnel sur notre site. 

À ma droite, moins de 5 centimètres et des vieilles casseroles. À ma gauche, moins de deux mètres. Assez pour ranger Dimitri, mon boyfriend qui n’a plus vomi depuis quelques heures, notre guide Saidmurod, et un gardien de troupeau. 

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Les deux autres locataires dorment à la belle étoile sous une tonne de couvertures. Ils nous ont laissé leurs lits de cailloux, à l’abri. Ce sont bien les seuls qui n’auront pas essayé d’alléger nos portemonnaies par tous les moyens durant ce trek. 

Six dollars la vachette

Demain, nous marcherons encore 22 kilomètres sur des chemins creusés par des sabots pour retrouver un chemin, puis une route et un réseau téléphonique. Mais avant, laissez-moi vous expliquer comment nous en sommes arrivés là. C’est très simple: nous nous sommes fait déposer dans village paumé à la recherche d’un âne et d’un guide. 

L’idée d’aller se perdre au Tadjikistan est née à Samarcande, en Ouzbékistan, pays d’Aladdin. Après avoir visité les merveilles architecturales trop rénovées de ce Disneyland désormais taillé pour accueillir des bus de touristes aux mille et un cheveux gris, nous étions en manque d’authenticité. Je préfère m’imaginer en Ella Maillart plutôt qu’en Eliane des voyages Buchard.

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Les articles de blogs à propos du Tadjikistan promettent en général trois choses: des galères pour retirer des sous (seules les cartes Visa fonctionnent hors de la capitale et ne sont pas acceptées partout pour autant), une hospitalité extraordinaire et des bactéries intestinales. Parfait!

C’est ainsi qu’un taxi partagé nous lâche non loin du bazar à bétail de Sarvoda, au pied d’une montagne, en face d’une montagne et derrière une montagne. Six cents dollars la vachette.

Arrivée dans le hameau de Margib.
Photo: Amit Juillard

Des carnets scolaires pour papier toilette

Le vieux veut 500 somonis (40 francs suisses!) pour nous emmener dans sa Jeep défoncée vers notre premier point de chute: le hameau de Margib, dans la très reculée vallée du Yaghnob. 500 somonis, c’est trop. 230? C’était toujours trop. 230? Bon, d’accord. A la fin, je l’engueule comme je peux pour qu’il daigne nous emmener à un kilomètre de l’endroit convenu pour le prix convenu. Il en voulait davantage.

Les Yaghnobis parlent le yaghnobi. Enfants de l’antiquité, du peuple sogdien. Même Staline n’a pas réussi à les exterminer. 

Dans ce homestay de Margib, l’eau est encore courante et chauffée, les toilettes sont déjà un simple trou dans le sol. Une option cuvette au-dessus d’un autre trou existe aussi. Des carnets scolaires pour papier toilette.

Des toilettes… rudimentaires.
Photo: Amit Juillard


Rudes négociations à l’aide d’emojis

Il est midi, notre but est de trouver une mule et de partir rapidement. Mais il nous est expliqué qu’il faut absolument attendre le soir pour savoir si un âne sera dispo demain. Nous sommes donc condamnés à payer pour la nuit. 

Vers 20 heures, le gérant de l’auberge nous raconte qu’il n’a pas trouvé d’âne. Mais — heureux hasard! — son frère possède un 4x4 et peut nous emmener plus loin contre une coquette somme.

L’anglais est désormais une langue morte et le restera tout au long de ce périple. Les négociations et l’organisation de notre trek prennent des allures de conversation WhatsApp entre gens de plus de 30 ans: beaucoup trop d’emojis. 

Marchandage à la baisse. Les esprits s’échauffent, et puis les mains se serrent. «Je vous réveille à 5h30.» Notre itinéraire s’étendra sur trois jours: à pied, nous nous enfoncerons dans la vallée du Yaghnob, puis nous franchirons un col à plus de 3600 mètres pour rejoindre la vallée de Romit, au sud.

«Ainsi font-font-font les petites marionnettes»

Le lendemain matin, arrivée à Piskon. Ici la route fait demi-tour. Pas nous. Trois enfants se passionnent pour mon délicieux «Ainsi font-font-font les petites marionnettes». Il doit être 10 heures, j’en suis à ma 1214e représentation. 

Tout est lent, au bout du monde, à 2600 mètres. L’eau des ruisseaux est détournée à la pioche pour irriguer. Les femmes voilées sont aux champs, les hommes bottés sont avec les bêtes ou font les foins. Aucun mélange des genres. 

Une sieste à Piskon avant de se remettre en route.
Photo: Amit Juillard

Les carafes – parfois chauffées – remplacent les robinets. Les toilettes? Toujours un trou. La bouse de vache isole les maisons. La bouse de vache brûlera dans les maisons, cet hiver. L’été a pour unique fonction de s’y préparer. 

La table est une nappe posée sur des tapis. Il y a toujours du pain rond, rompu par l’hôte. Pour le déjeuner, de la crème double et du beurre rance (entre autres). Pour le dîner, une soupe. Pour le souper, des pommes de terre baignées dans l’huile de coton et un bout de viande de mouton odorant.

Terrible indigestion

Nous voulions partir ce matin, mais nous sommes à nouveau conviés à passer la nuit – et donc à débourser 20 dollars de plus… Les chambres sont de grandes pièces sans lits. Des matelas au sol, des couvertures.

Le matin venu, Dimitri rend ses patates. Indigestion. Il n’a pas dormi de la nuit. Il est faible. Mais sa décision est prise: le trek doit commencer. Derrière les pics au loin, notre point de chute final. 

Barbe blanche bien taillée, dents bienveillantes, Saidmurod ne sait ni lire ni écrire, mais connaît le chemin: il sera notre guide. Dans le village, il fait autorité. Les appels à la prière, c’est lui. La turbine pour faire monter l’électricité depuis la rivière aussi.

Long manteau sur les épaules, fesses sur sa monture, Saidmurod devient Gandalf, nous des hobbits. Son cheval porte nos sacs. Nous n’avons plus accès à internet depuis deux jours et il n’a pas de nom. Nous l’appellerons donc Instagram et serons ses deux premiers followers.

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«Vous avez une tente?»

Pause de midi à Kiryonte, quelques maisons accessibles uniquement à pied. Pendant le repas — un plov (du riz à l’huile de coton, quelques poivrons et quelques bout de viande de mouton) — une question jette un froid: «Vous avez une tente?», me demande Saidmurod. Au fil des jours, j’ai appris quelques mots de russe — le Tadjikistan est une ex-république soviétique encore très liée à la Russie. Je comprends qu’il n’y a pas de village où nous sommes censés passer la nuit.

Notre guide Saidmurod tente par tous les moyens d'alléger notre portefeuille.
Photo: Amit Juillard

Notre Gandalf en carton en profite pour nous menacer: demain, il prévoit de nous lâcher en haut du col avec nos sacs de 15 kg. En clair, les 150 dollars qu’il a reçus ne lui suffisent pas: il veut plus de thunes. J’ai déjà l’air antipathique quand je suis heureux, mais là je crois qu’il a compris: il n’obtiendra rien de plus et nous accompagnera jusqu’au bout.

Au pire, OpenStreetMap fonctionne sans connexion: tant que mon téléphone aura de la batterie, nous ne serons pas perdus. Nous repartons sans savoir où ni comment nous allons passer la nuit.

Voulons-nous qu’il tue une chèvre pour nous?

Plus un câble, plus un chemin, des torrents, des cimes enneigées, Monts Zeravchan au nord, Monts Hissar au sud, du vert, du bleu, du turquoise, du brun, du doré. Sauvage. Waouh. Le Seigneur des Anneaux, encore. 

Euphorie, tristesse, stress. Une boucle. Après quelques heures de marche, l’altimètre montre 3200. Le souffle est court. Là-bas, un triangle blanc en contrebas. Arrivée à la hauteur de la tente, Saidmurod décharge Instagram. Notre campement pour la nuit. 

Déjà, le berger — propriétaire de la tente — aiguise son couteau. Voulons-nous qu’il tue une chèvre pour nous? Je panique, je m’invente une religion (le mime consiste à faire semblant de se caresser la barbe dans un mouvement allant des oreilles au menton), je dis que je suis hindouiste, que je ne peux pas manger de viande. Le tour est joué.

Joyeuse soirée, soupe peu ragoûtante

Ses deux collègues et le troupeau redescendent bruyamment de leur montagne vers 19h. A temps pour le coucher du soleil. Et pour la collation. Nos sacs sont remplis de noix, d’amandes, de fruits secs, de thé vert, de morceaux de sucre: à chaque occasion, nous offrons quelque chose, selon les coutumes locales. 

Joyeuse soirée. Comme nous, les bergers sont curieux de savoir ce que nous foutons là. Je leur explique notre voyage depuis la Suisse vers la Thaïlande et l’Inde sans avion («samoljót niet», en «russe»). Ils veulent savoir si nous avons des femmes. Comment leur expliquer… Ne pas expliquer. 

Le voyage se poursuit aussi dans les assiettes.
Photo: Amit Juillard

Vous avez faim? Pas vraiment. Dimitri a déjà mangé ses instant noodles. Dans un plat en métal cabossé, une soupe de chèvre sans viande de chèvre, couleur pourpre, où flotte des pâtes est réchauffée. Chacun sa cuillère. Des bouts de pain sec donnent de la consistance au plat. Bon appétit! Je mange. Finalement, j’aurais préféré qu’il égorge sa biquette.

A 21h, après la prière du soir, extinction du feu et de l’ampoule alimentée par un panneau électrique pliable. Même au milieu de la nuit, notre guide nous escorte vers les toilettes en plein air: les chiens sont dangereux.

Nous allons manquer d’eau

A 5h30, après la prière du matin, Saidmurod pointe en direction du col, mime la pluie, le froid, fait des croix avec les mains: sans surprise, il tente de nous décourager d’y aller. Plus nous avançons, plus il s’éloigne de chez lui. Le temps est pourtant clair. J’insiste. Départ.

Il y a trois jours, nous étions partis avec 4,5 litres d’eau, en pensant très naïvement que nous pourrions nous réapprovisionner. Petit à petit, le thé est venu remplir nos bouteilles en plastique. Ce matin-là, dans la précipitation du départ, je ne peux en remplir qu’une et demi. Mais 22 kilomètres nous attendent. 

Il faut d’abord redescendre à 2600 mètres, puis remonter à 3570, passer un premier col, puis – surprise! – un deuxième col: le Honi Pass, à 3664, avant de replonger à 2400. Le tout en dévers, en mode dahu, avec des baskets Nike au pied. Saidmurod a des chaussures sans semelles, mais fait la course largement en tête. Il est loin devant. 

Un selfie au sommet du Honi Pass mais l'eau vient à manquer...
Photo: Amit Juillard

Arrivés au Honi Pass, un selfie pour célébrer, mais le thé commence à manquer. Notre rêve: un grand verre d’eau. Dimitri est dans le dur. Il me confiera plus tard qu’il avait des petites hallucinations. Il reste douze kilomètres. Puis, 11, 8, 6, 5. Tout fait mal. Chaque pas est difficile. Cloques sous les pieds, muscles martyrisés. Les deux derniers kilomètres, à plat, sont un supplice.

Réhydratés par Allah

A Lifighar, les maisons sont en brique, l’internet fonctionne. Je n’arrive presque plus à parler. Nous nous jetons sur le thé. Dix tasses en cinq minutes. Puis sur la pastèque. Dix tranches en cinq minutes. Réhydratés en 30 minutes. Les mantis — sortes de raviolis — sont à la viande hachée. Nous sommes malheureusement toujours «hindouistes».

Le propriétaire des lieux a une Mercedes Classe E des années 2000. Contre une somme d’argent raisonnable, il peut nous amener vers le bout de la vallée de Romit, d’où il est facile de rejoindre Douchanbé, la capitale. La boisson et le repas de midi sont offerts par Allah, glisse-t-il.

A quelle heure partons-nous? Ses mains parlent: «Vers 4 ou 5 heures, le temps de vous reposer». A 18 heures, nous sommes toujours là, et la berline aussi. Dimitri revient l’air défait: le plan est en fait de partir à 4h30 demain, après la prière du matin. Et comme ça, il pourra nous facturer la nuit, on commence à connaître la chanson.

Dans une jeep sans phare dans la nuit

Mais son voisin lève le camp tantôt. Quinze minutes plus tard, sa jeep blanche remue la poussière de la piste. La nuit tombe, il s’arrête pour récupérer un phare avant. Oui, il n’en avait pas. Mais il roulait avec les warnings allumés et paraissait connaître chaque virage par cœur. 

Deux taxis partagés plus tard, Douchanbé! Ville tout à fait moderne, avec des salles de bain. Nous puons. En bons citadins fragiles, deux nuits dans un 5 étoiles sont un minimum pour nous remettre de nos émotions. A 120 francs la nuit, c’est supportable. Et la cantine a l’air super. 

Ce 1er octobre, j’écris cette chronique sur la terrasse d’un café pour bobos à Bichkek, au Kirghizistan voisin. Dimitri a fini ses antibiotiques le 28 septembre. Après l’indigestion, la bactérie. Il avait craqué pour des spaghetti bolognese au restaurant de notre hôtel de luxe. Nos estomacs sont parés pour la Chine. 

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