Le serveur dépose deux cartes plastifiées sur la table. L’une liste les boissons: cocktails classiques, bière, etc. L’autre, les drogues illégales: gaz hilarant, kétamine, weed, ecstasy.
Bienvenue au Jaidee’s bar. C’est lundi soir à Vang Vieng, Mecque laotienne des backpackers. Ce 28 octobre, la saison des pluies peine à se terminer, la clientèle arrive au compte-gouttes. Que des jeunes touristes occidentaux en quête «d’authenticité».
Je prends une baffe (c’est une figure de style, cette chronique ne parle ni d’usage de MDMA ni d’un combat illégal de MMA). C’est tout à coup frappant: moi le petit-fils d’un résistant indien, je suis ici dans la position de colon, bien posé dans une fumerie d’opium, servi par des «indigènes» certainement payés une misère (le salaire moyen tourne autour des 180 francs). Une binche coûte entre 0,5 et 2 francs et un shake de champignons hallucinogènes 12. Je ne jette pas la bière, je suis resté jusqu’à la fermeture comme tout le monde, à 2h du matin.
Brandon et ses seaux d’alcool
Le Jaidee’s est l’un des derniers bégaiements d’un passé mortel. Au début des années 2000, la scène rave incontrôlée de Vang Vieng était devenue incontrôlable. Les troquets du bord de la rivière et leurs tyroliennes ont été fermés en 2012 sous la pression du gouvernement australien, las de devoir rapatrier des corps — une moyenne de 20 par an, selon «The Sydney Morning Herald».
Journaliste à Blick durant trois ans, Amit Juillard a quitté son poste pour se lancer un nouveau défi: rejoindre l’Inde sans prendre l’avion, puis s’y installer pour — inch’allah — y écrire des histoires. De temps en temps, il vous racontera un bout de ce voyage exceptionnel sur notre site.
Journaliste à Blick durant trois ans, Amit Juillard a quitté son poste pour se lancer un nouveau défi: rejoindre l’Inde sans prendre l’avion, puis s’y installer pour — inch’allah — y écrire des histoires. De temps en temps, il vous racontera un bout de ce voyage exceptionnel sur notre site.
La mort tragique de six touristes ayant bu de l’alcool frelaté le 12 novembre 2024 réveille donc de douloureux souvenirs que personne ne voulait revivre. Dans les rues de cette bourgade de 30’000 âmes comme dans ses auberges de jeunesse offrant des shots gratuits (j’y ai bu mes verres comme les autres), des tonnes d’affiches de prévention promettent «amendes» et «prison» (lire: «pot-de-vin») en cas de consommation de produits illicites.
Des panneaux appellent au respect de la culture et des sensibilités locales. «Ne vous baladez pas en maillot de bain dans les rues», «ne touchez pas les moines», «ne caressez pas la tête des enfants», entre autres.
En résumé, il est demandé aux touristes occidentaux de ne pas imposer leur mode de vie et de ne pas se comporter comme dans un zoo humain du XIXe siècle (l’iPhone a remplacé les bananes). Spoiler: ça n’a pas d’effet sur Brandon qui a pris une année sabbatique pour boire des seaux d’alcool et abuser de meufs bourrées.
La ségrégation saute aux yeux
Le XIXe siècle ne parait malheureusement pas si lointain à Luang Prabang, où nous sommes arrivés — je bourlingue avec mon boyfriend Dimitri — en train quelques jours plus tôt depuis la Chine. La ségrégation saute aux yeux. Dans les bars, les restaurants, les supermarchés, autour des stands de nourriture du très couru marché de nuit: les Blancs et les Chinois commandent, les Laotiens travaillent. Sans aucune exception.
Quand Somai, le réceptionniste de la petite guesthouse où nous logeons, nous propose un apéro, c’est «pendant mon seul jour de congé, mais pas dans un bar du centre-ville, personne n’a les moyens de payer 1 ou 2 dollars pour une Beerlao». Les habitants sont de facto exclus de leur propre centre-ville.
Tourisme rime avec néocolonialisme
Non, ce n’est pas juste le résultat du capitalisme globalisé, comme le prétend notamment Jim Butcher, sociologue du tourisme. Sans colonisation, sans esclavage, pas d’essor du capitalisme. Et le tourisme en 2024 comme en 1978 a clairement des relents coloniaux (pour lire un bon résumé — quoiqu’un peu daté — des études menées à ce sujet, cliquez ici).
Il y a forcément une relation de domination entre les privilégiés que nous sommes, libres de nos allées et venues, et populations visitées, pauvres, qui ont plus de chances de nager avec une vraie petite sirène que d’obtenir un visa Schengen pour aller voir sa statue. Les exemples les plus évidents sont les villages de vacances par les Allemands pour les Allemands à Hurghada et leurs équivalents israéliens un peu plus hippies, encore récemment dénoncés par le quotidien sri-lankais de centre-gauche «The Island».
Mais le néocolonialisme, ce sont aussi ces petites phrases célébrant une conquête, du genre «j’ai fait le Vietnam et le Cambodge cette année». Ou cette façon de rendre la misère tellement romantique: «Ils n’ont rien, mais sont en réalité si riches.» Pardon Pierre-André, mais tu leur as demandé s’ils étaient heureux d’être fauchés ET de devoir te masser tes cors aux pieds?
Mon inconscient rêve de vendre des produits à base de concombre
Et puis, il y a nos récits de nos périples qui véhiculent parfois des stéréotypes. Des stéréotypes qui sont le moteur de domination exercée par le visiteur sur le visité – «l’autre», vu comme «exotique», «inférieur», «oisif» ou «pur». Des stéréotypes si puissants que «l’autre» commence à croire en sa supposée infériorité, démontrait Frantz Fanon dans les années 1950 déjà. Sans les stéréotypes, «l’autre» est notre égal et la domination ne peut plus se justifier.
Malgré toute l’attention que je porte à montrer les choses comme je les vois et les vis, il m’arrive de diffuser des clichés quand j’écris sur nos pérégrinations sans avion entre la Suisse, la Thaïlande et l’Inde ou quand je publie sur mon compte Instagram. Les photos à la «Lonely Planet» génèrent des likes parce qu’elles ont quelque chose de rassurant en plus de vendre du rêve. Et comme mon inconscient est un influenceur qui promeut des produits à base de concombres, il a besoin de sa dose quotidienne de pouces levés.
N’arrêtons surtout pas de voyager!
Il existe une solution simple pour mettre fin au néocolonialisme: redistribuer équitablement les richesses entre pays riches et pauvres. En passant, on permettrait aux populations du Sud de jouir pleinement de leurs matières premières et du produit de leur travail dans les usines. Mais de notre côté du monde, il semble plus important de laisser les capitaines d’industrie s’enrichir en vendant des slips à cinq balles plutôt que de mettre fin à l’esclavage moderne et au travail des enfants.
On pourrait aussi arrêter de prendre des vacances. Mais s’en aller quinze jours où «ça ne coûte rien» et où le Xanax est vendu sans ordonnance, ça permet d’oublier qu’en Suisse tout est bientôt trop cher pour les classes moyennes et inférieures, qui s’appauvrissent en payant leurs assurances maladie pendant que les riches s’empiffrent grâce à leur force de travail et leurs loyers.
Alors n’arrêtons surtout pas de partir. À l’heure où l’extrême droite triomphe en propageant la peur de l’autre, «c’est aussi un antidote aux replis identitaires, lâchait l’écrivain Julien Blanc-Gras, interrogé par "Télérama". Voyager aide à démonter les stéréotypes chez le visiteur comme chez le visité».
Notre vie dans les mains d’inconnus
Quoi de mieux pour combattre le racisme que d’aller vers cet «autre» et de se rendre compte que tout être humain aspire aux mêmes choses: à aimer, à être aimé, au bien-être, à la santé et à la sécurité. De se rendre compte que les musulmans ne sont en général pas des terroristes. Que les populations du Sud ne complotent pas pour venir «grand-remplacer» les populations européennes.
Vagabonder permet de donner un sens au mot «humanité». Parce que ça nous oblige, tous les jours, à mettre notre vie dans les mains d’inconnus – sur la route en Turquie, au restaurant en Chine, dans une vallée perdue au Tadjikistan… – et à faire confiance.
La vadrouille peut faire de nous de meilleures personnes, plus altruistes, plus humbles. Mais comment faire pour qu’il soit aussi bénéfique aux populations visitées?
Je ne suis pas encore un gourou, mais…
Comme je ne suis pas encore un gourou qui vend des produits à base de concombre, j’ai beaucoup (trop) lu en préparant ce texte (tout en m’autoflagellant régulièrement comme il se doit). Plusieurs pistes simples pour limiter les dégâts se dégagent, notamment listées par Woroni, média étudiant de l’Université de Canberra, en Australie, ou le site spécialisé Go Travel And Talk.
- Prenons d’abord pleinement conscience que notre privilège (et non notre droit) de parcourir le monde librement est hérité du colonialisme.
- Écoutons les populations locales, donnons-leur voix au chapitre.
- Visons les business locaux et évitons les chaînes multinationales (80% de ce qui est dépensé par un touriste du Nord dans un pays du Sud revient à des entreprises du Nord, selon l’anthropologue française Saskia Cousin).
- Jouons au jeu du marchandage, mais dans les limites du raisonnable: un franc n’a pas la même valeur dans notre poche que dans celle d’une vendeuse de cartes postales (et aussi des crayons).
- Essayons de nous déplacer de manière écoresponsable, de choisir des lieux de villégiature moins fréquentés pour éviter d’augmenter la pression sur des écosystèmes déjà menacés.
- Apprenons un maximum de mots dans la langue locale et n’attendons pas des autres de parler l’anglais, le français ou le russe (à part en Russie).
- Demandons l’autorisation à la personne avant de la photographier. Ne cherchons pas à recréer des cartes postales.
- Renseignons-nous sur les codes et respectons les sensibilités locales.
Surtout, dernier conseil d’ami, évitez les concombres (et autres crudités) pendant vos escapades dans les endroits où l’eau n’est pas potable. Préférez-leur les masques ou les crèmes à base de concombre! Qui sait, j’aurai peut-être bientôt un code promo à vous proposer.