Certaines absences sont révélatrices. Celle de l’Allemagne, dans le grand récit que le Washington Post vient de consacrer aux coulisses du déclenchement de la guerre en Ukraine par la Russie le 24 février, est accablante. Pas une seule mention de Berlin et de la diplomatie allemande, dans cette longue enquête qui reconstitue, jour après jour, le puzzle des semaines qui précédèrent ce conflit.
Berlin, absent du radar de Washington
Les journalistes du Washington Post, qui ont recueilli des dizaines d’interviews de responsables américains de haut niveau, évoquent le rôle du Royaume-Uni, convaincu dès le début de la volonté belliqueuse de Vladimir Poutine. Ils évoquent aussi la cruelle illusion dans laquelle Emmanuel Macron s’est, selon leurs informations, enferré quelques jours avant l’intervention de l’armée russe, persuadé d’avoir obtenu l’accord du maître du Kremlin pour une ultime négociation afin d’éviter le pire. Mais sur Berlin, et sur le chancelier allemand Olaf Scholz, rien. Néant. Comme si, pour Washington, la première puissance économique du continent n’existait pas.
Logique. Pacifiste, confortablement installée à l’ombre du parapluie sécuritaire américain et dépendante de la Russie pour 50% de ses importations de gaz (lequel représente 26% de sa consommation énergétique), l’Allemagne s’est soudainement réveillée avec une terrible gueule de bois géopolitique lorsque les chars russes ont franchi la frontière ukrainienne. «Le pays avait construit depuis des décennies sa prospérité sur trois piliers: sous-traiter sa sécurité aux Etats-Unis, s’approvisionner en énergie bon marché en Russie et vendre aux Chinois», résume l’analyste français Bernard Spitz, dans une tribune parue le 30 juillet dans le quotidien économique «Les Echos».
Protéger les retraités allemands
Or, tout s’est écroulé. L’OTAN, l’alliance militaire la plus puissante du monde dominée par les Etats-Unis, exige désormais de ses membres des efforts de défense sonnants et trébuchants. Ce que Berlin a fait en débloquant d’urgence 100 milliards d’euros pour équiper et moderniser sa Bundeswehr. Le gaz russe, aux mains du maître chanteur Poutine, est devenu un poison. Et le marché chinois, vu les menaces de récession mondiale, pourrait bientôt passer du miracle au mirage.
Sans parler des autres tensions à venir. «Comment l’Allemagne va-t-elle agir pour protéger les pensions de ses retraités (de plus en plus nombreux compte tenu de son déclin démographique) de l’inflation?, interroge Bernard Spitz. En d’autres termes, à qui la Bundesbank obéira en cas de conflit entre Francfort, où se trouve aussi le siège de la Banque centrale européenne, et Karlsruhe, le siège de la Cour constitutionnelle de la République fédérale, réticente envers les émissions de dette commune par les 27 du point de vue de la souveraineté nationale?»
L’enjeu des élections italiennes
La rentrée politique européenne, compte tenu du calendrier électoral, va être dominée par l’Italie où les législatives se tiendront le 25 septembre, après la démission du président du Conseil Mario Draghi le 21 juillet. Tous les regards politiques et stratégiques vont se porter sur la péninsule, où une victoire d’une coalition de droite dure conduite par Matteo Salvini (la Lega) et Giorgia Meloni (Fratelli d’Italia) pourrait déclencher une crise majeure du côté de Bruxelles. Les nombreux points d’interrogations autour du gouvernement de Berlin n’en demeurent pas moins inquiétants.
Annoncé le 11 août, le plan de diversification énergétique évoqué par le chancelier Olaf Scholz bute sur l’ampleur des investissements à réaliser (en particulier pour la construction de deux terminaux de liquéfaction de gaz et pour la prolongation du gazoduc Midcat à travers les Pyrénées, afin de relier l’Allemagne aux terminaux espagnols via la France). La décision pragmatique de prolonger les centrales nucléaires allemandes, sur laquelle Olaf Scholz a affirmé «réfléchir» le 3 août dernier, n'est toujours pas prise. La modernisation accélérée de l’armée allemande prendra au moins plusieurs années.
Et le moral des ménages comme celui des entrepreneurs, déjà en recul cette année selon différentes études, risque de plonger encore plus si les rigueurs de l’hiver imposent un rationnement énergétique, alors que le transport du charbon sur le Rhin est ces temps-ci compromis par la baisse problématique du niveau des eaux du fleuve. Selon le Fonds Monétaire International, un arrêt des livraisons de gaz russe en Europe réduirait la valeur du Produit intérieur brut allemand de 1,5% en 2022 et de 2,7% en 2023. Une redoutable crise est donc en embuscade.
L’homme malade de l’Union européenne?
Déboussolée par la guerre, réticente à la fermeture complète des accès financiers internationaux pour les banques russes, toujours suspecte aux yeux de Kiev de rechercher un compromis avec Moscou malgré la livraison de blindés antiaériens Guépard à l’armée ukrainienne, l’Allemagne va-t-elle redevenir l’homme malade de l’Union européenne? Ou a-t-elle au contraire raison de refuser de s’engager, pour des raisons économiques et stratégiques, sur le chemin de la rupture complète avec la Russie voisine?
Le pays où fut basé l’officier de renseignement Vladimir Poutine, parfait germanophone, à l’époque de l’écroulement de l’ex-URSS, a perdu la boussole qui était la sienne durant les seize années de pouvoir d’Angela Merkel (2005-2021). A l’heure où l’Union européenne a plus que jamais besoin d’exister face à son «protecteur» américain, à la fois pour défendre ses intérêts et ne pas être otage du conflit, cet effacement de Berlin est tout, sauf une bonne nouvelle.