La chronique de Quentin Mouron
Cinq bonnes raisons de se foutre du Soudan

L’une des pires crises humanitaires de ce siècle n’intéresse personne, ni en Europe, ni dans le reste du monde. Notre chroniqueur Quentin Mouron trempe sa plume dans l’ironie la plus noire, et donne cinq raisons de s’en foutre.
Publié: 16:24 heures
Le Soudan traverse l'un des pires crises humanitaires de notre siècle, sous le silence et l'indifférence la plus totale, estime notre chroniqueur Quentin Mouron.
Photo: AFP
Quentin Mouron, écrivain
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Ce n’est pas feel-good

Les jours raccourcissent, votre cure de magnésium ne fait aucun effet, vous n’avez pas encore acheté vos cadeaux, celui de votre père qui n’est jamais content de rien, celui de votre mère qui vous méprise, vous avez froid, vous êtes pâle, vous puez le tabac et cette odeur indescriptible qu’exhalent les manteaux d’hiver pas lavé depuis cinq ans. Le marché de Noël est ouvert, hélas, et on ne trouve déjà plus de place de stationnement. Vous devez pourtant y traîner vos gosses, ils crient, ils sont moches, vos amis rient, ils s’infligent du vin chaud, vous gelez, ils somnolent, ils se rappellent des souvenirs, à l’époque on savait s’amuser…, ah, à l’époque... volupté nostalgique des quadragénaires! 

Ce n’est certes pas le moment de parler de guerre, de famine, de viols systématiques, de meurtres de masse… Ce serait triste à dégueuler ses huîtres. Ce serait ajouter de l’ombre à la pâleur. Ce ne serait pas feel-good. Et puis il y a déjà l’Ukraine, Gaza, le Liban, pff… Vous soupirez comme si on vous demandait personnellement d’intervenir en Ukraine ou à Gaza. On ne va quand même pas nous emmerder encore avec le Soudan! Lequel d’ailleurs? Hein? je vous le demande, celui du Sud, celui du Nord, il y en a tellement…

2

Pas de food-trucks ou de stands en rondins

Vous n’avez jamais mangé dans un restaurant soudanais? Non, jamais. Libanais peut-être, ukrainien à la limite, mais soudanais. Or, il semble évident qu’un peuple dont la diaspora n’ouvre ni restaurant ni food-truck n’est pas tout à fait un peuple, ou alors un peuple abstrait, biblique, comme les Araméens ou les Sumériens.

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Mais qui voudrait perdre son temps pour des gens qui mangent des haricots blancs dans du jus de tomate, hein? Certainement pas vous!
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On ne voit pas très bien comment on pourrait sympathiser avec les souffrances de gens aussi ostensiblement désincarnés, pas même quelques loukoums, quelques feuilles de vigne, une pâtisserie un peu riche… Si seulement ils disposaient d’une cabane en faux rondins au marché de Noël, même une seule! Quelques assiettes composées à vingt-cinq balles, quelques plats végétaliens, des brochettes bordel! Tout le monde sait préparer des brochettes!

Si vous cherchez sur Google vous tomberez bien sur le fasouliya… Mais qui voudrait perdre son temps pour des gens qui mangent des haricots blancs dans du jus de tomate, hein? Certainement pas vous! Vous êtes un fin gourmet! Vous parcourez impitoyablement le monde pour manger «comme les locaux» dans des «cantines à la bonne franquette»… Le monde est ainsi tout ce que vous pouvez avaler, et le Soudan est immangeable. 

3

Pas fou pour draguer ce mec/cette meuf de gauche

Un rapport d’Human Rights Watch fait état d’un probable génocide au Darfour, commis contre les Massalits par les paramilitaires arabes du général Hemedti. Normalement, les rapports des ONG sont d’excellents prétextes pour draguer, pour un premier date, c’est toujours mieux que de parler de cryptomonnaie ou de e-sport, surtout si votre date est de gauche.

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Cette guerre n’est qu’une accumulation de fashion faux pas
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Mais il est probable que ce rapport-là ne serve pas vos affaires, une partie de la gauche se désintéresse volontiers de ce qui sort du récit Nord contre Sud, Occident contre Orient, Empire contre périphérie, etc. Qu’un général fasse exécuter 15'000 personnes parce qu’elles ne sont pas arabes c’est triste, malheureux, et personne ne songe à s’en réjouir, bien sûr, mais enfin on ne voit pas très bien ce qu’on peut faire, il faut prioriser ses combats, on ne peut pas être sur tous les fronts, etc. On reprend une IPA? Le courant passe bien entre nous, je sens des bonnes vibes, tu brodes toi-même tes vêtements, hihi, in-cro-ya-ble! 

4

Ce n’est pas fort en image

Vous pouvez imaginer que l’on fasse quelque chose de l’invraisemblable coiffure de Kim Jong-Un, ou du regard injecté de Netanyahu, ou des lèvres d’assassins de Poutine. Il y a des acteurs anglais qui produiraient des trésors d’interprétation, Netflix pourrait soutenir le projet, ou la BBC, une saison, pas plus, il ne faut pas exagérer…

Mais, avec ces trois-là, on pourrait arriver à quelque chose! Tandis qu’avec les gueules de carême des généraux soudanais, c’est autre chose, ce n’est pas fort en image du tout. Leurs vieux uniformes, leurs médailles ringardes, leurs coupes de cheveux impossibles… Deux darons fâchés l’un contre l’autre dans un PMU de quartier, rien de plus, on a déjà vu ça des dizaines de fois, le scénario est usé. Changez de disque.

Cette guerre n’est qu’une accumulation de fashion faux pas. Désolé les gars, vous ne faites pas rêver, vous ne pèserez pas lourd à Cannes, sinon pour un court-métrage sur la broderie milaya… Les couleurs vives, c'est toujours plaisant au printemps! Les charniers un peu moins, forcément. 

5

Il n’y a probablement pas un seul journaliste suisse au Soudan

Les journalistes ne sont pas des «élites déconnectées du vrai peuple», comme le répétera votre oncle à Noël entre deux renvois. Ils sont au contraire tout à fait en phase avec l’époque, très semblables à vous-mêmes. C’est-à-dire que si vous ne lisez rien à propos du Soudan, sinon quelques dépêches semées au vent, c’est que les rédactions sont comme vous: elles s’en foutent, et cela pour les quatre raisons exposées ci-dessus. Il n’y a probablement pas de journaliste suisse au Soudan, personne n’a été déployé pour couvrir l’une des pires crises humanitaires du XXIe siècle.

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Ce cercle vicieux ensevelit les victimes de la guerre sous les décombres de notre silence
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C’est qu’aussi en ce moment, il y a pléthore de taf: le top 5 des marchés de Noël, les conseils pour supporter ses beaux-parents, le «récap’ des news qui permettent de garder le smile», produire des conseils pour perdre du poids, pour s’épanouir dans son couple, pour cesser d’utiliser des crèmes de jour qui ne soient pas éthiques. C’est super l’éthique, ça fâche moins que la politique: nous ne servons pas de foie gras cette année, quand même, les oies… Tu reprends de la dinde? De la bûche? C’est un producteur local… Pardon, je vous perds, je me projette! J’ai de l’avance sur le calendrier. 

Je disais donc qu’à l’exception de quelques politologues indépendants, ou d’une série d’articles vertigineux parus dans le journal «Le Monde», le Soudan ne fait guère rêver les rédactions européennes, qui ont toujours mieux à faire, surtout en cette période, si bien que se constitue un cercle vicieux: les médias ne parlent du Soudan parce que tout le monde s’en fout, et tout le monde s’en fout parce que les médias n’en parlent pas – et ce cercle vicieux ensevelit les victimes de la guerre sous les décombres de notre silence. 

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