Chronique par Quentin Mouron
Contre le développement personnel

Tandis que les livres estampillés développement personnel se multiplient sur les tables des libraires, notre chroniqueur Quentin Mouron dénonce une imposture. Comme antidote, il nous ouvre sa bibliothèque. À défaut de rendre sage, la littérature rendrait moins bête.
Publié: 01.11.2024 à 13:21 heures
Quentin Mouron, écrivain

«Contre le développement personnel», ce slogan figure sur le bandeau du dernier livre de Pierre Yves Lador, paru récemment aux éditions Olivier Morattel. C’est aussi mon mantra chaque fois que je lis un livre, un vrai livre, qu’il s’agisse d’un roman, d’un recueil de poèmes, d’un essai. Il me semble que toute la littérature, et aussi la philosophie, et l’art, parlent nécessairement contre cette imposture que l’on nomme si pudiquement le développement personnel, quand on devrait plutôt parler de développement impersonnel, tant les recettes semblent toutes prêtes, toutes faites, même quand (surtout quand) elles prétendent s’aligner sur la singularité irremplaçable de chacun.

Constitué dans un espace trouble situé aux marges de la psychologie, de la philosophie et de la spiritualité, le développement personnel est la réponse clef en main à toute une collection de situations existentielles: insatisfaction dans le couple, perte de sens au travail, inaptitude aux négociations, propension à ne rencontrer que des connards, dégoût du monde technologique moderne, anxiétés diverses, dépendances affectives. Or, ces réponses ont toutes en commun d’éluder la dimension politique de telles situations, toujours données comme allant de soi, concrétions éternelles, amers destins des peuples: dès lors, on peut espérer tout au plus y échapper, s’y soustraire. Le développement personnel apprend à être malin, pas à être intelligent.

Se décentrer grâce à la littérature russe

Je lis le roman récemment paru en français de l’autrice russe Vera Bogdanova, «Saison toxique pour les fœtus» (Actes Sud). Tout commence par une adolescente dont les seins sont jugés trop gros pour son âge, et voilà: la honte ne la quitte plus, elle la suit, elle l’étreint, elle la consume dans toutes les étapes de sa vie, elle la transforme irrémédiablement en fille «un peu spéciale», désignée pour les marges et la violence – cette violence qui devient son horizon, en même temps que celui des femmes de son âge. Cette exploration brutale de la honte n’est-elle pas infiniment plus complète, plus profonde que je ne sais quelles vaticinations idiotes et pseudo-psychologiques sur la «nécessité de s’accepter soi-même»? Par la profondeur même de son interrogation, une telle lecture ne m’est-elle pas plus profitable que le best-seller de je ne sais quel sorcier à barbichette?

Puisque j’en suis aux Russes, je poursuis. Je lis les deux tomes de la «Saga Moscovite» de Vassili Axionov (Folio), je suis plongé dans la vie d’une famille entre la prise de pouvoir par Staline et la mort du dictateur, avec ce que cela implique de folie bureaucratique, de disparitions en déportations, de dénonciations en assassinats avec, entre ces deux bornes temporelles, la dévastation sanguinaire de la guerre mondiale. Axionov n’est pas un mémorialiste, un historien, c’est avant tout un conteur fabuleux, qui articule sans cesse la comédie avec la tragédie, qui sait faire éclater les rires au milieu des larmes. Et ce récit n’est-il pas, plus que n’importe quel manuel à la con, la plus belle invitation à «se décentrer», à «prendre du recul sur soi-même» ?

Pour vivre, il n’y a pas de méthode

Je lis ensuite la retranscription du cours de Deleuze consacré à Spinoza, et récemment publié chez Minuit. Magnifique travail de David Lapoujade, que je tiens à saluer ici. Parmi cent éblouissements, je choisis cette simple question: que peut un corps? Et Deleuze de dire, après Spinoza: au fond on ne sait jamais ce que peut un corps, ce que peut une âme, ce que peut un homme. Il y a toujours une place, non pas pour la liberté, mais pour la surprise. N’y a-t-il pas, dans cette question d’apparence anodine, plus à penser que n’importe quelle méthode nous promettant de «dépasser nos pensées limitantes»?

«
Utilisez les rayons "développement personnel" comme urinoirs, vandalisez-les, inscrivez des horreurs sur les couvertures de manuels, mouchez-vous entre les pages, torchez-vous avec les recueils d’aphorisme!
»

Je lis enfin le livre dont je parlais plus haut, celui de Pierre Yves Lador, «Le Marcheur vertical» (Éditions Morattel). L’auteur ne nous donne aucune clef pour atteindre le bonheur ou la sérénité. Ce n’est pas son affaire. Il constate seulement que la marche produit des effets sur le corps, et il décrit ses effets. Ce faisant, il en vient à contester, implicitement ou non, la transformation de la marche en discipline sportive, en machine à produire des records, cette brutale transmutation de la qualité en quantités. Un tel livre, si bouleversant, si bien écrit, ne vaut-il pas mieux que je ne sais quel bréviaire nous invitant sirupeusement à nous «mettre à l’écoute de la Nature», comme si cette Nature était une vieille dame à moitié démente sur laquelle il s’agirait de se pencher pour saisir son babil?

Les rayons «développement personnel» n’ont cessé de gagner en importance dans les librairies. Utilisez-les comme urinoirs, vandalisez-les, inscrivez des horreurs sur les couvertures de manuels, mouchez-vous entre les pages, torchez-vous avec les recueils d’aphorisme. Ce sont là mes conseils bien-être, mes accords toltèques! Lisez Bogdanova, Deleuze, Axionov, Lador, qui vous voulez. Autre conseil! Encore un accord toltèque! Il y a assez de voix singulières, profondes, pour qu’on ignore le bavardage mercantile des faiseurs de sagesse. Pour vivre, il n’y a pas de méthode. Mais il y a des pensées infiniment vivantes, qui nous bouleversent en même temps qu’elles nous transforment. Et peut-être la sagesse tient-elle quelque part dans ce bouleversement. 

Vous avez trouvé une erreur? Signalez-la